Billets pour la catégorie 2007 :

Colle

Un soir de ce mois, j'ai eu beaucoup de mal à me débarrasser d'un homme qui posait ce genre de question : « Est-ce que ce qui est arrivé devait arriver ? Â»

Huysmans et Gustave Moreau

Il y a longtemps que j'aurais dû visiter le musée Gustave Moreau. C'est en effet l'un des premiers peintres qui m'ait marquée quand j'étais au lycée et que je m'ennuyais : Salomé illustrait mon livre de français de seconde.
J'ai travaillé trois ans à deux pas de ce musée, mais a-t-on idée d'être un musée qui ferme entre midi et deux ?

Cette fois-ci j'avais une motivation supplémentaire, une exposition mettant en évidence les relations entre Huysmans et Gustave Moreau, et peut-être une deuxième motivation, un attachement à ce blog.

Le musée Gustave Moreau est ce que j'aime, davantage une demeure particulière (comme celui de Delacroix) qu'un vaste établissement impersonnel.
Evidemment, cela suppose que le public l'ignore, car il ne pourrait accueillir grande quantité de visiteurs à la fois.
Il y fait trop chaud (c'est étonnant).
Le premier étage est charmant, les pièces minuscules, gonflées de meubles et de tableaux qu'on peut à peine voir, retenus que nous sommes par une rambarde qui nous empêche d'approcher et de piétiner les tapis et casser la porcelaine. Tout cela est très chargé, c'est tout de même étrange d'avoir constitué son propre musée de son vivant. On pourrait vivre ici en enlevant quelques meubles et en ouvrant les fenêtres, Dieu qu'il fait chaud.

Au deuxième étage se tient l'exposition, qui n'est qu'un prétexte pour visiter le musée: quelques pièces rassemblées là, le manuscrit d' À rebours, très raturé dans un gros livre relié, des lettres autographes (très belle écriture de Jean Lorrain), des extraits des critiques de Huysmans. Les ébauches et dessins préparatoires pour l'illustration des Fables de La Fontaine sont exposés, c'est inattendu et me plaît beaucoup: simplicité et précision du dessin, grande décision dans la couleur et dans le trait. C'est finalement ce qui me frappe dans les tableaux de Gustave Moreau: la décision, cette décision qui contraste si fort avec le déferlement des couleurs et des ors, avec l'atmosphère onirique et fantastique. Rien n'est flou dans ce monde vaporeux ou rêvé.

Deux étages, quelques toiles immenses, tout le temps que l'on veut pour rester devant les toiles, peu de monde, la certitude qu'ici on a une chance de voir tout ce qui est exposé (deux pièces, ce n'est pas si grand), même si bien sûr au bout d'une dizaine de tableaux il vaut mieux arrêter et se dire qu'on reviendra.
Le même titre sert à trois ou quatre toiles, on ne sait plus bien laquelle est l'ébauche de laquelle, j'aime beaucoup une Marie-Madeleine assise au pied du calvaire, les jambes tendues, dans une position inconfortable et laide laissant transparaître le désespoir. Je découvre les talents de copiste de Gustave Moreau qui paraît avoir copié les artistes les plus divers, au dernier étage se trouve une copie du Saint Georges de Carpaccio qui me paraît plus claire que l'original.

Jeudi Compiègne

Compiègne :
- l'abbaye Saint-Corneille reconstruite et transformée en bibliothèque;
- le cloître, inaccessible;
- les rois sacrés ou enterrés là, aux noms évocateurs (Charles le Chauve, Louis le Bègue);
- le café Saint-Corneille, ses tenanciers accueillants et ses croque-monsieurs moelleux;
- l'église Saint-Jacques, qui a mon avis ne porte pas chance (comment peut-on se vanter d'être le lieu où vint prier Jeanne d'Arc le jour de son arrestation?), son étonnant sanctuaire regroupant des reliques d'un peu tout le monde, quelques os de saint Rémi, saint Benoît, sainte Cécile, saint Louis, sainte Victoire dont le crâne luit dans sa châsse, me rappelant la relique de la galerie Doria-Pamphili que je ne sais plus quelle femme de la famille avait obtenu d'emporter avec elle quand elle partait en voyage (ne jamais se déplacer sans son squelette préféré, oui, cela m'a marquée) et les arcs compliqués de ses absidioles, dus à la contrainte d'un espace trop étroit entre deux rues;
- le château, triangulaire, lui aussi pour épouser une contrainte (j'aime les formes sous contrainte, ce sont les plus libres, celles qui font le preuve du plus d'imagination);
- le jour gris, la brume vaporisée sur les statues emmaillotées de la terrasse, les arbres au loin perdus dans le brouillard;
- les merveilleuses anémones des sièges (et le sentiment que broder ainsi pourrait constituer le but valable d'une vie);
- l'ordonnancement si naturel des pièces s'ouvrant si naturellement sur le parc qu'il semblerait tout naturel de vivre là;
- les œuvres de la collection de Nicolas Esterhazy (après tout ce sont elles qu'on est venu voir), une petite gravure de Dürer, la Salomé de Cranach, des partitions de Haydn, de Mozart, le (tableau de) Véronèse ne me convainc pas et j'ai oublié le nom de mon tableau préféré, d'un Espagnol je crois, un couple de paysans et un faune, en tout cas un chien magnifique sous la table;
- mon tableau préféré parmi l'accrochage permanent : La revue des ombres de Victor Giraud.



A la nuit tombante, nous fûmes à la clairière de l'armistice près de Rethondes. Le wagon n'est pas le véritable wagon de l'armistice, qui a été détruit en 1945 dans la forêt de Thuringe. Le véritable wagon avait servi sur la ligne Deauville-Trouville avant d'être affecté au service du maréchal Foch, et je n'ai pu m'empêcher de penser que Proust l'avait peut-être utilisé.
Au milieu de la pelouse une grande dalle porte une inscription que je ne pus lire, vu le manque de lumière, qu'en montant dessus. Je n'ai pas noté la phrase, elle se terminait à peu près par «les peuples libres ont vaincu l'Allemagne guerrière qui voulait les asservir». Cette dalle date de l'entre-deux-guerres, elle a été emportée en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, une discrète plaque sur le côté précise qu'elle a été récupérée avec quelques difficultés en 1949. (Je regrette de ne pas avoir noté précisément tout cela, le ton des deux inscriptions nous a fait rire (jaune), il signifiait très clairement que justice avait été faite et qu'il y avait des limites à ne pas dépasser).
Le petit bâtiment sans prétention qui contient le wagon comprend également toutes une série de photographies sur les tranchées et les villages de France bombardés, c'est très instructif et émouvant.


Pierrefonds est évoqué avec tant de mépris dans Corée l'absente que je voulais le voir. Las, il faisait trop noir, c'est tout juste si l'on distinguait la masse noire du château par instants. Le charcutier-traiteur sur la place de l'hôtel de ville collectionne les récompenses.

Moi aussi je peux parler de Carla Bruni

Carla Bruni ne m'avait jamais spécialement intéressée — ayant davantage l'occasion de rencontrer le nom de sa sœur (ou demi-sœur?), Valéria Bruni-Tedeschi, cinéma oblige — jusqu'au jour où mon amie F., venue déjeuner, nous dévoila les folles aventures de la famille Enthoven, ses voisins sur la Côte d'Azur.
J'appris alors que Carla était sortie avec le père avant de débaucher le fils (suis-je en train d'enjoliver, ou F. nous raconta-t-elle des rendez-vous secrets dans les buissons en cachette du père?), fils qui dans le même mouvement abandonna Justine, fille de BHL.[1]
Carla Bruni et Raphaël Enthoven ayant eu un garçon, F. concluait, pensive: «Je me demande à quoi pense le grand-père quand il se penche sur son petit-fils.»

Jean-Paul Enthoven a écrit une critique des Antimodernes dans Le Point en mai 2005. C'est à lui que je dois ma découverte d'Antoine Compagnon.
Et c'est à F. que je dois un beau succès auprès de mon chef, s'extasiant à son retour de vacances sur la "nana-canon" (il parle à peu près comme cela) que "se sortait" (même remarque) Jean-Paul Enthoven qu'il avait croisé sur une plage quelconque de la planète: «Vous ne savez pas qui c'est? Mais si, c'est Carla Bruni, celle qui...» Etc.

Notes

[1] Tout cela est raconté dans Rien de grave, roman à clé de Justine Lévy.

Ecœurée

C'est drôle comme on se s'habitue pas à la lâcheté.

(Finalement, un blog, c'est un peu comme le trou dans la vase du roi Midas: cela permet de mettre tout le monde au courant de quelque chose qu'on est censé ne pas dire ? et même ne pas penser, ne pas savoir.)

Voyage en Grande Garabagne

Le nom de la Lybie Libye dans les conventions internationales est "Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste".

ajout le 14/12/2007

Via Embruns, je découvre le blog de Kadhafi.

La bonne nouvelle du jour

J'ai reçu ma première pièce slovène : 20 centimes d'euro.

Matin

7h07, RER plutôt plein, je m'assois à côté d'un jeune homme au look années 70 version propre, cascade de cheveux bouclés, coll roulé, et l'air très, très jeune. Il lit une partition, un second coup d'œil m'apprend qu'il s'agit de Chabrier.
J'ouvre mon livre, mon voisin murmure je ne sais quoi, ni le nom des notes, ni l'air, on dirait qu'il lit des phrases, mais lesquelles?

Plus tard il prend son téléphone. Il est tôt, le wagon est silencieux, engourdi, il fait plutôt chaud, on ne serait pas si mal si on ne regrettait son lit. Mon voisin parle à voix basse, mais c'est mon voisin, je l'entends, il est gentil, il me fait de la peine :

— Allo, tu es réveillée ?
— ...
— Tu as bien dormi?
— ...
— Ah d'accord, tu n'as pas vu que je t'avais envoyé un texto.
— ...
— Mais pour rien...
— ...
— Mais parce que je t'ai envoyé un texto et que tu n'as pas répondu...
— ...
— Châtelet, Gare du Nord...
— ...
— Mais il n'y a rien à gare du Nord, c'est là que je descends...
— ...
— Bon, je sens que ça ne va pas...
— ...
— Non, non, c'est pas grave, je raccroche. Je t'embrasse, à tout à l'heure.

Pauvre voisin.
Je ne réponds rien aux gens qui me reprochent de "ne jamais appeler". Généralement j'ai déjà senti une ou deux fois que je les avais dérangés alors que je téléphonais pour rien, juste parce que j'avais envie de leur parler. Cela suffit.
Je hais le téléphone.



Au café, donc. MTVidol, je découvre les clips de trente ans de chansons. C'est bien, je n'en connais aucun.
La Isla Bonita de Madonna: elle imagine vraiment que les danseuse de flamenco dansent comme cela? J'aurais imaginé Madonna plus professionnelle, mais elle était encore jolie, à l'époque.
Let's Dance d'un Bowie outrageusement blond, Boney M et son chanteur en pantalon comique à force d'être indécent, Jean-Jacques Goldman et Pas toi. Dommage que les dates des chansons ou des enregistrements ne soient pas indiquées.

Toto et Africa. Un podium en forme de livre. Un globe. Une carte. Des livres reliés dans des bibliothèques. La jungle, un peu, pas beaucoup, en arrière-fond.
Et une secrétaire, toujours, en médaillon, entre le chanteur et je ne sais quoi, sa guitare, un meuble? Ce clip fait surgir mes souvenirs d'Au cœur des ténèbres, car ce qui m'a marquée dans ce livre, c'est moins le voyage en bateau, le fleuve, la fièvre, Kurtz, que l'étrange Parque du bureau de Londres, la tricoteuse de laine noire.

Stratégie d'évitement (morne quotidien, je devrais en faire une rubrique)

Mon chef prend son café de huit heures et demi à neuf heures dix, neuf heures vingt. Il nous fait la conversation durant le même temps, c'est-à-dire, pour résumer, qu'il nous fait le récit de quelques-unes de ses prouesses choisies dans un stock amassé durant un demi-siècle.
Ma collègue infiniment amicale, bien élevée et indulgente lui donne habituellement la réplique, tandis que je me tiens en retrait, n'en pensant pas moins.

Parfois ma collègue est absente.
Alors je reste au café jusqu'à neuf heures dix, pour ne pas arriver trop tôt au bureau.

Complexe tendance absurde

Je lis Journal d'un voyage en France et je feuillette Corée l'absente[1]. Je m'absorbe dans ma lecture, je m'endors dans les trains, je ne sais plus quel livre j'ai en main, j'ai oublié qu'il y en a deux, et je m'étonne et m'émerveille qu'un journaliste parle de Buena Vista Park et de Tricks en 2004: bel effort, ce n'est pas si simple de se procurer Buena Vista Park.

Il faudrait que j'aille me coucher mais je n'en ai pas envie, il faudrait que je me lève tôt pour ranger mais je n'en ai pas envie, je pourrais ranger maintenant puisque je ne me couche pas mais je n'en ai pas envie.


Notes

[1] que vous lisez tous en regardant les photos, bien sûr.

Expérience vécue

Un noir habillé de noir qui traverse la nuit une rue mal éclairée prend un risque.

La réforme des universités

Il y a une semaine déjà, je découvrai cet appel, lancé par l'université Paris VIII, contre la loi dite "pour l'autonomie des universités". J'oscillai entre l'agacement et le rire: d'une part un ministre de Sarkozy déclarerait-il "le ciel est bleu", l'université de Paris VIII s'exclamerait en coeur "Parfois il est gris, d'autres fois il est noir" (et ce ne serait pas faux, bien sûr, néanmoins, pourrait-on considérer pour autant que le ciel n'est pas bleu? (sachant qu'en fait il est incolore, mais passons)); d'autre part il faut un certain souffle pour se déclarer publiquement contre "l'excellence": des professeurs et des chercheurs ne doivent-ils pas naturellement viser l'excellence, le meilleur en eux?

Je ne pense pas que le financement privé soit la meilleure solution. Cependant, nous pouvons constater la faillite du système actuel: locaux vétustes (en 2002, les toilettes à la turque du Mirail à Toulouse, sans eau chaude ni savon ni sèche-main, m'ont rappelées celles de mon école primaire à Agadir en 1974), parfois dangereux, administration parfois incompétente et surtout sans volonté (histoire de l'étudiante visible/invisible qui avait un O et non un 0 dans son identifiant informatisé (ce n'est qu'un exemple, bien entendu: histoire de cette amie attendant sa bourse tandis qu'elle préparait son agrégation, ne prenant plus le bus, se lavant au gant de toilette pour économiser l'eau chaude, etc. (c'est Zola, je sais, Skot: 1995)), professeurs recrutés par cooptation (je suis pour la cooptation: il est normal de souhaiter travailler avec ceux dont on sait qu'ils ont les mêmes valeurs et les mêmes aspirations que vous, c'est même un gage de qualité — à condition de ne pas être médiocre soi-même!) alors que des concours sont ouverts pour pourvoir les postes vacants et que des candidats naïfs, ne connaissant pas ces subtils rouages français, passent des semaines à peaufiner leur candidature et leur dossier...

Bref, le financement privé ne sera pas un remède universel: d'abord il sera probablement insuffisant, d'autre part la provenance et l'utilisation des fonds devront être contrôlés. Mais cette loi propose un changement, et au point où on en est, cela ne peut qu'être bénéfique: dans cinq ou dix ans, il sera nécessaire d'évaluer les résultats de cette politique et y apporter des réformes, de fond ou à la marge en fonction de ses résultats. En d'autres termes, je suis pour un pragmatisme raisonné.
Sur ce site, on rit et se gausse de l'appel lancé par Sciences-Po, qui sans attendre part déjà à la recherche de fonds. Il est paradoxal que les auteurs de ce billet ne se rendent pas compte qu'ils sont en train de faire la promotion de ce qu'ils dénoncent: on peut penser ce qu'on veut de Richard Descoing, mais sa méthode offensive et très marketing a donné de bons résultats: Sciences-Po est une maison connue et reconnue, donc sa méthode est valable, du seul point de vue qui devrait intéresser les étudiants: trouver un emploi (et construire une carrière) à leur goût correspondant à leurs compétences et leur permettant de vivre.

Les sphères plus littéraires et celles des sciences sociales seront-elles sacrifiées par des financements privés? Je ne le pense pas; cependant, il est probable qu'elles devront rétrécir en volume: moins d'étudiants, moins de professeurs, davantage d'exigence sur leur niveau (je suppose, cela n'engage que moi. (Mais peut-on réellement regretter qu'il y ait moins d'étudiants en psychologie?)) Je rappelle pour mémoire que Marc Fumaroli enseigne aux Etats-Unis depuis que le Collège de France a considéré qu'il avait atteint la limite d'âge pour un professeur, que les grands proustiens sont au Japon et que Claude Simon a d'abord été reconnu aux Etats-Unis (pour parler du peu que je connais, mais je suis sûre que l'on pourrait trouver d'autres exemples dans d'autres domaines des arts, de la littérature et des sciences humaines): le grand capital n'a pas fait disparaître toute aspiration à la culture.


Enfin, pour le plaisir, bien qu'il s'agisse de faits un peu anciens, je mets en ligne le récit de Pierre Hadot à propos des nominations au CNRS. Vous pourrez m'objecter que cela a sans doute changé depuis, rien n'est moins sûr d'après ce dont j'ai été témoin à deux reprise dans un autre domaine. Vous noterez que dès 1968-69, Pierre Hadot citait l'étranger en exemple.

J'ai appartenu au CNRS pendant quatorze ans à peu près. Etant donné la précarité de la situation des chercheurs à cette époque-là, qui était la période encore presque héroïque du CNRS, je m'étais inscrit dans un syndicat, la CFDT, pour être si possible défendu en cas de licenciement. Et comme d'ailleurs les effectifs de la CFDT n'étaient pas très grands à cette époque, j'ai même été obligé d'assumer certaines fonc­tions syndicales, dans le secteur des sciences humaines, alors que Mademoiselle Yon, biologiste, s'occupait des sciences exactes. Il s'agissait par exemple, quand les chercheurs ont eu le droit d'avoir des délégués dans les commissions, de choisir des représentants de la CFDT qui pourraient y siéger. J'ai moi-même été élu dans la commission de philosophie à titre syndical. Cela m'a permis de participer au fonctionne­ment du CNRS et de voir comment cela se passait. A mon humble avis, à cette époque, la manière dont les chercheurs étaient recrutés était assez défectueuse. C'était le principe do ut des [«je donne pour que tu donnes Â»] qui régnait.
Exemple caractéristique : pendant une séance à laquelle j'ai participé, le président de la commission, qui avait quelques semaines auparavant choisi les rapporteurs qui devaient lire en séance leurs appréciations sur le dossier de tel ou tel candidat, avait donné le dossier de son poulain à Monsieur X, et avait pris, lui, pour en faire le rapport, le dossier du poulain de Monsieur X. Mais j'ai su après coup qu'il avait préparé deux rapports : un rapport favorable, dans le cas où Monsieur X remplirait le contrat, un autre défavo­rable, dans le cas où Monsieur X ne le remplirait pas. Il s'est trouvé que Monsieur X a rempli son contrat. Le candidat du président a donc été admis, et, par suite, le poulain de Monsieur X. Aux yeux de ce président, peu importait la valeur réelle du candidat de Monsieur X. Il était seulement un moyen de récompense ou de vengeance.
Par ailleurs, le syndicat CFDT n'était pas très puissant au CNRS, du moins à cette époque, si bien que pour être admis comme chercheur, il fallait être soutenu par le syndicat national des chercheurs scientifiques, lié à la FEN. Lorsque, devenu directeur d'études à l'EFHE, après 1964, j'ai voulu présenter un candidat, qui était quelqu'un de tout à fait remarquable, et qui a fait ses preuves depuis, je n'ai pas réussi à le faire admettre. Pendant trois années de suite, j'ai présenté le même candidat, sans résultat. Après quoi je lui ai dit faites-vous présenter par l'autre syndicat; allez voir Untel. Il a été pris immédiatement, l'année d'après. Donc le recrutement ne se faisait pas selon la valeur des candidats, mais selon la politique syndicale.
On nous avait demandé, en 1968 ou 1969, des conseils pour la réforme du CNRS. Dans une lettre au directeur des Sciences humaines de l'époque, j'ai écrit qu'il serait bon de choisir un système analogue à celui qui existe à l'étranger, soit en Allemagne, soit en Suisse, et je crois aussi au Canada, où, qu'il s'agisse du recrutement d'un chercheur ou de la constitution d'un laboratoire de recherches, ou d'une subvention pour un livre, on demande un rapport à des spécialistes extérieurs à la Commission et qui même, très souvent, sont étrangers au pays.
Cette prépondérance de certaines personnalités universi­taires ou syndicales a nui, je pense, dans certains secteurs, au développement harmonieux du CNRS, au moins dans le domaine des Sciences humaines. Quand j'étais dans la Commission de philosophie, j'avais coutume de dire : dans la nature, c'est la fonction qui crée l'organe, mais au CNRS, c'est l'organe qui crée la fonction. Je voulais dire par là que, si le puissant professeur ou le puissant syndicaliste Untel avait envie d'avoir un laboratoire subventionné, il lui suffisait de présenter un vague projet de recherche, qui était tout de suite jugé indispensable, sans que la Commission se demande sérieusement si ce projet était vraiment urgent et utile, dans le cadre général de la discipline. J'avais d'ailleurs fait rire un jour une Commission de réforme du CNRS, en parlant, dans une métaphore terriblement incohérente, des « requins qui se taillent la part du lion Â». J'avais l'excuse d'être furieux.

J.C. : Vous n'êtes sans doute pas plus tendre à l'égard du fonctionnement des bibliothèques universitaires ?
Je laisse de côté le problème bien connu de la Bibliothèque nationale de France, pour m'en tenir aux bibliothèques universitaires. Quand on a été dans les autres pays, et qu'on a vu des bibliothèques au Canada, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse (je n'ai pas été aux Etats-Unis), on constate que les étudiants ont un accès aux documents beaucoup plus facile et plus abondant qu'en France. Au Canada, j'ai vu des bibliothèques où il y a des petits bureaux, dans lesquels les étudiants peuvent travailler et utiliser des ordinateurs. En Grande-Bretagne et au Canada, les étudiants ont accès aux rayons des bibliothèques. En Allemagne, il y avait un accès aux rayons à la biblio­thèque de Francfort; à Berlin, dans une immense salle, les étudiants avaient sous la main pratiquement toute la littérature utile, tous les livres de base, les collections de textes, les collections historiques. Dans la salle de lecture de la bibliothèque de la Sorbonne, il y a quelques dictionnaires, et puis — et c'est un progrès énorme —, la Collection des Universités de France (les textes bilingues du fonds grec et latin), mais finalement, c'est très insuffisant.
Le plus préoccupant est que les étudiants, qui ont beau­coup de mal à trouver une place, ont toutes les peines du monde à obtenir les livres qui sont ou à la reliure, ou empruntés ou volés. Il y a plusieurs années, pendant un hiver, la moitié de la salle de lecture de la bibliothèque de la Sorbonne a été plongée pour partie dans l'obscurité; cela a duré plusieurs mois sans que la moindre réparation soit faite : ou bien les étudiants venaient avec des lampes de poche, ou bien ils ne venaient pas. À l'époque, j'avais fait une protestation auprès de l'administrateur de la bibliothèque, ce qui n'a servi à rien. Peut-être faute de crédit ! Mais n'était-ce pas un cas où des crédits auraient dû être débloqués d'ur­gence ? Il faudrait parler aussi de la grande misère des biblio­thèques de province. J'avais une fois critiqué devant Marrou la qualité d'une thèse de doctorat. Il m'a répondu : « Oh, que voulez-vous, il travaille en province. Â»

Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel - 2001, p.81 à 85

Certains repas sont plus fatigants que d'autres

— Il m'a insultée; il m'a traitée de conique!

— La structure du centre Beaubourg est globalement tubulaire, localement cylindrique.

— Donc pour toi, aucun problème entre l'œuf et la poule?
— Aucun, on a toujours d'abord un œuf.
— Mais comment tu as l'œuf?
— A la base, par un lézard. Enfin bon, sauf du point de vue théologique, dans ce cas, on a d'abord une poule: Dieu a créé la poule.

— On est tous des cônes.

— Mais Louis XIV était enfant, sa mère était gérante...
— Gérante?
— euh...
— Celle-là, je te jure que je la mets sur mon blog.

Pourquoi réformer les retraites puisque nous serons morts étouffés ou privés d'énergie avant que le problème des retraites ne se pose vraiment ?

Le dernier commentaire de Skot m'a rappelé cette courte étude publiée par Flash CDC Ixis le 16 juin 2004. Le rédacteur en est Patrick Artus.
Cela se présente sous forme de sept pages pleines de chiffres et de graphiques :

Introduction

Nous montrons que la croissance mondiale, l’évolution de la consommation d’énergie des émissions de CO2 par unité produite, le déplacement de la croissance mondiale vers des zones peu efficaces technologiquement, et émettant beaucoup de CO2 par unité de production, devraient rendre les problèmes de ressources énergétiques et le niveau global d’émission de gaz à effet de serre insupportables avant que le vieillissement démographique ne devienne un phénomène global.

Je ne recopie pas l'ensemble des données (graphiques extrapolant la population, les émissions de CO2, la productivité, le PIB, en Chine, en Russie, au Japon, au Etats-Unis et pour la zone euro à partir des chiffres de la World Bank, la DRI, l'EIU et CDC Ixis). (Je tiens le pdf à disposition sur simple demande). J'en arrive directement à la conclusion :

Beaucoup de pays réfléchissent aux moyens d’équilibrer les régimes de retraite à l’horizon 2030-2040. A cette date, le vieillissement aura atteint les Etats-Unis et la Chine (graphique 13), au Japon et en Europe, la population de plus de 60 ans sera pratiquement égale à celle de 20 à 60 ans.
Mais les calculs faits précédemment montrent que, même avec des hypothèses favorables, en 2040 la consommation d’énergie et les émissions de CO2 auront l’une et les autres été multipliées par 3 (voir graphiques 11 c/12 c), rendant probablement la planète invivable. Quelle est alors l’utilité du rééquilibrage des régimes de retraite ?


Voilà. Nous pouvons donc vaquer tranquilles à nos occupations.
(Je me demande encore si ces pages sont un canular. Elles négligent que rien n'est égal par ailleurs, et que les extrapolations sont sans doute toutes fausses. Par exemple, les extrapolations de population des années 1970 étaient toutes trop fortes par rapport à ce qui s'est réellement passé. Cependant, l'étude retient deux hypothèses de travail, dont une "optimiste". Alors?)

Les classiques sont increvables

Lorsqu'une pièce s'intitule Tout Shakespeare en une soirée et qu'elle dure une heure, moi, naïvement, je m'attends à un condensé humoristique des pièces de Shakespeare — peut-être pas de toutes mais au moins des plus célèbres — reprenant leurs lignes de force et les personnages principaux. J'espère une espèce d'article Wikipedia sur scène, quelque chose de drôle et de vivant qui joue comme un aide-mémoire.

Nous nous sommes retrouvés devant un tilleul (très beau, d'ailleurs, un magnifique poster scolaire) et deux acteurs auxquels je m'empresse de préciser qu'il n'y a rien à reprocher.
Je retiens "les classiques sont increvables"; le pape baise la terre d'Autriche; l'archevêque de Vienne s'entend très bien avec le pape, après les répétitions ils boivent ensemble un demi-coca frappé (ayant décidé d'envoyer l'autre moitié aux assoiffés d'Ethiopie). Vienne n'est pas une bonne idée pour un Allemand, surtout le Burgtheather. "Nous avons sous-estimé la culture et la haine viennoises".

Je retiendrai de cette heure pendant laquelle j'ai failli m'endormir (ce qui est très gênant dans une salle si petite) que décidément je n'aime pas le théâtre absurde, l'absurde ne me fait rire que "dans la vraie vie".
Ici j'ai attendu Godot, et je me suis beaucoup ennuyée.


Tout Shakespeare en une soirée de Thomas Bernhard au Théâtre du Nord-Est.

Voiliers

Comme dirait Louis XVI, "rien".
Du vélo, des vélos, il fait froid. Beaujolais nouveau, pas trop mauvais, réchauffant.

Pascal Perrineau analyse l'opinion des Français face à "l'ouverture" (mais le mot ne sera jamais défini. Par recoupement, on déduira qu'il s'agit du contraire du protectionnisme ou du conservatisme): rien de transcendant, même pas de quoi remplir un billet, mais il est drôle. Le grand clivage entre les Français aujourd'hui n'est plus la classe sociale ni l'opinion politique, mais la réponse donnée à la question «A votre avis, la mondialisation est-elle plutôt une chance pour la France?» 51% des Français répondent non, 48% oui.

L'eurobaromètre permet de poser les mêmes questions dans tous les pays de l'Union européenne. Les Français font souvent partie des plus pessimistes. Nous sommes les premiers consommateurs d'antidépresseurs au monde.

En passant devant l'hotel Lutetia, je remarque un tourbillon derrière une vitre:


Il s'agit de minuscules bateaux en papier.


Je n'ai pas retenu le nom de l'artiste, ce n'était d'ailleurs pas très clair. Ricardo quelque chose, sans doute.

La plus blâmable

Fais-le, mon cher Lucilius: revendique tes droits sur toi-même, et le temps qui, jusqu'à présent, t'étais enlevé, soutiré, ou qui t'échappait, ressisis-le et ménage-le. Sois convaincu qu'il s'en va comme je l'écris: il est des instants qu'on nous arrache, il en est qu'on nous escamote, il en est qui nous filent entre les doigts. La plus blâmable est la perte par négligence. Aussi, si tu veux bien y prêter attention, la plus grande partie de la vie se passe à mal faire, une large part à ne rien faire, la totalité à faire autre chose que ce qu'on devrait.

Sénèque, Lettres à Lucilius, début de la lettre I. traduction de P. Guisard, Bréal éditions.

C'est la faute à Embruns. C'est à cause de lui que j'ai perdu mon temps à jouer à splash.

Décalque

En résumé, un paradis que je peux imaginer ne m'intéresse pas. (En revanche, je pense pouvoir me faire une représentation assez exacte de l'enfer.)

Rentrer chez soi

17h. Histoire de l'art. Vocabulaire : un triglyphe, une métope, une échine, un tailloir, un antéfixe, une acrotère, l'opisthodome ou adyton (en grande Grèce et en Sicile).
L'architecture, la mimesis, Platon, l'Idée, la représentation de l'Idée, la représentation de la représentation...
— Une colonne dorique n'a pas de base et repose directement sur les stylobates. Elle a vingt cannelures acérées. Oui, je sais, pourquoi s'ennuyer avec ces détails puisque les chapitaux sont faciles à reconnaître... Mais comment faites-vous quand il n'y a plus les chapitaux?
Je n'y avais jamais pensé.

— Si je vous dis 31 avant Jésus-Christ, à quoi pensez-vous?
Silence dans la salle.

— Il faut regarder la série Rome. La BBC s'est ruinée, mais c'est vraiment bien fait. Il y a même une scène sur le dépucelage d'Antoine: ça se passe dans un bordel, on lui présente quatre jeune filles et un jeune homme pour qu'il choisisse. C'est vraiment très bien fait.
Personne ne dit mot ni ne sourit ni n'échange de regard dans la salle. La jeune professeur est d'un naturel parfait. Les choses ont tout de même changé en vingt ans.

19h20. Bloquée dans le RER B. Un jeune homme en short de sport et chaussures de ville, bras nus, parle fort à ses trois camarades :
— Mais est-ce que Jésus est vaiment à la base de ta vie?
Silence.
— Qu'est-ce que ça veut dire pour toi, s'en remettre à Jésus?
Balbutiements.
— Pour moi ça veut dire que...
Il m'insupporte. Je regarde autour de moi, personne ne sourit ni ne fait attention, comment font-ils pour échapper à sa voix, le RER est très lent, s'arrête parfois dans le tunnel. Je vais m'asseoir plus loin, j'entends toujours le sermon, mon voisin lit Le Figaro, le combi volkswagen occupe une pleine page avec la légende «Il a appartenu à un troskiste, un maoïste, un socialiste et un sarkoziste sans jamais changer de propriétaire»[1]; je me déplace à nouveau, atteins l'espace vide de quatre mètres carrés en fin de wagon dans les RER B, deux noirs sont assis sur des chaises et parlent à mi-voix. Je me replonge dans les tristes démêlés de Fayçal I avec les Anglais.
Aux Halles les noirs se lèvent et partent avec leurs chaises.

19h35. Je cesse d'attendre le RER D et vais prendre le A.
Le téléphone sonne:
— Allô maman? Est-ce que tu sais à quelle heure doit rentrer O.? Il n'est toujours pas là, on commence à s'inquiéter.
— Euh non. Regarde sur l'emploi du temps dans la cuisine.
— Mais ce n'était pas un cours normal, le prof l'avait déplacé.
Bon, si, l'horaire était indiqué, il était trop tôt pour s'inquiéter, je donne quand même quelques consignes: 1/ ne pas pas paniquer 2/ si O. n'est pas rentré dans vingt minutes (il suffit de rater un bus pour prendre beaucoup de retard) appeler Julien pour avoir le numéro du prof 3/ appeler le prof 4/ ne pas paniquer 5/ me tenir au courant.
Je raccroche. De toute façon je suis coincée dans un wagon.
Ce matin, jour de rentrée, les deux plus jeunes se sont levés dans une maison vide. Le benjamin est le dernier à avoir quitté la maison. Il lui est déjà arrivé de partir en oubliant de la fermer à clé.
Je lis. En face, un jeune homme lit L'Equipe. Je repère une variante de la publicité pour le combi volkwagen. L'histoire de l'Irak dans l'entre-deux-guerres est particulièrement sanglante, de soulèvements en répressions.

20h15. Le téléphone sonne:
— Allô maman? C'est bon, il est rentré. T'es où?
— J'ai pris le A, finalement.
— Mais tu vas rentrer comment?
— Je ne sais pas. A pied ou en bus.
— Ben dis donc. Tu veux que je les fasse manger?
— Oui, bonne idée.

En quittant le RER, je remarque que mon voisin a abandonné L'Equipe. En attendant le bus, je jette les pages qui ne m'intéressent pas.
Voici donc le texte de la publicité du combi volkwagen (qui fête ses 60 ans, ai-je appris en faisant un tour sur le net): «Il a transporté tous le idéaux de la terre. La porte devait être mal fermée.Tous les gars du monde qui se donnent la main, la libération de nos camarades, la libération sexuelle, la fin du capitalisme, du profit, de l'oppression, la lutte continue, le Vietnam libre, l'amour libre, l'odeur de l'encens qui brûle, l'odeur des fromages et du patchouli, les gourous, les shamans, les shakras, les maisons bleues, les livres rouges, la route de Katmandou, de Goa et la route again, les vestes afghanes, les tuniques indiennes, les auto-stoppeuses suédoises, les pattes d'éléphant et les gilets en mouton retournés... Quand on voit tout ce que le combi a perdu en route, on se demande comment sa réputation a pu nous arriver intacte.»


Notes

[1] Ce matin, je découvre les petites lignes : «Tout le monde change. On change d'opinion, on change pour la gauche, on change pour la droite, on change de coupe de cheveu, on change de chaussettes, on change de slip, on change de couleur préférée, on change d'habitudes alimentaires, on change de femme, on change pour un homme, on change pour devenir une femme, on change pour des énergies nouvelles, on change pour développer durablement, on change de médecin, on change de médecine, on change pour changer, parce que tout le monde change. Sauf votre vieux Combi: lui, à part quelques pièces, il est resté le même depuis 60 ans.»

Quelques nouvelles

  • regardé Divine mais dangereuse pour expliquer à C. l'association d'idée qui avait mené au déguisement pour les quarante ans de O.
  • regardé 7 jours et une vie, sur la lancée. Edward Burns reste l'un des plus beaux acteurs actuels, étrange qu'on ne le voit pas davantage.
  • regardé Un jour sans fin pour la x-ième fois. Que d'efforts pour une journée parfaite.

Oui, j'ai fait le pont.

Attaqué le classement des papiers accumulés depuis deux ans dans un carton ayant contenu des oreillers. 60 x 50 x 35 cm de papiers. Retrouvé la carte de Ch. datant de janvier dernier, et donc l'adresse pour lui écrire.

Coup de fil de mon garagiste qui a trouvé le billet que je lui ai consacré. C'est embarrassant. Il nous a donné l'adresse du garage où il travaille désormais.

Malade. C'est pénible. (Retrouvé en triant et classant mon attestation de carte vitale. Elle est périmée).

Un bal de têtes

Fêté les 40 ans de O.
Constaté une fois de plus que les visages et les corps sont le plus sûr signe du temps qui passe, puisque nous avons revu beaucoup d'inconnus rencontrés pour la dernière fois lors des 30 ans de O.

Il y a dix ans, nous étions les seuls à avoir des enfants et nous n'en parlions pas, parce que ce n'est pas un sujet de conversation et que nous voulions avant tout oublier les soucis quotidiens lorsque nous étions en soirée. Dix ans plus tard, tous les autres ont des enfants entre zéro et cinq ans, qu'ils amènent en soirée et qui deviennent l'unique point de polarisation. Forts de notre expérience, nous repérons d'un coup d'œil les trois ou quatre solutions qui règleraient quelques dysfonctionnements mais prudents nous nous taisons.

Nous rions avec effroi lorsque O. déclare à un blondinet de cinq ans pendu à son cou: «Quand tu auras quarante ans, c'est toi qui me porteras.»

Appris incidemment que j'écrivais probablement en LISP sans le savoir: lot of insipide and stupid parenthesis (ce qui ne fera rire que les geeks, mais comme il ne doit pas en traîner ici, ceci est une parenthèse stupide de plus (CQFD)).

Et pour Didier the Banished, une devinette: si les garçons jouent à Dongeons et dragons, à quoi jouent les filles ?

Un lapsus

C. m'envoie une carte postale de Florence. Le cachet de la poste porte la date du 19 octobre.

C. a daté sa carte du 18 mai, et cela suffit à m'apprendre que le voyage fut heureux.

Travaux et bricolage

Il y a de la poussière de plâtre un peu partout, le ciment sèche au fond de la petite pièce, les trous du plafond ne sont pas bouchés, il faut acheter du carrelage, vite, vite.
Ce soir est ma première soirée à la maison depuis la fin des vacances, impossible de faire tourner le lave-linge, les plombs sautent. Je savais bien que ce disjoncteur différentiel n'était pas une bonne idée. C'est la norme depuis la mort de Claude François, paraît-il: 50 mA, pour «ne pas retrouver un gosse les yeux hors des orbites».
Nous avons un électricien poète.

Pour cause de grève

Dormi dans une chambre d'enfant. La nuit, des étoiles brillent sur la porte du placard.

Roissy, 21 heures

L'aéroport est presque désert. Nous franchissons une dernière fois la douane, machinalement, bonsoir, carte d'identité, merci, au revoir.
Je quitte le guichet par la droite ; devant moi, de l'autre côté de la ligne que je m'apprête à franchir et donc en France, une femme d'une cinquantaine d'années s'agite, très visiblement ashkénaze avec ses vêtements marrons, beiges et violets, ses bas épais et son béret enfoncé jusqu'aux sourcils, elle parle à quelqu'un derrière moi :
— Regarde encore ! Mais qu'est-ce que tu en as fais ? Tu l'as laissé dans l'avion ?
Je me retourne, un petit homme barbu, poils gris, aux yeux tendres et perdus, fouille désespérément dans sa sacoche, désespérément et sans méthode me semble-t-il; il a sans doute glissé le précieux passeport à un endroit inhabituel "pour ne pas le perdre", ou peut-être même que c'est sa femme qui l'a, "pour ne pas que tu le perdes", il semble tellement sans défense. Ils paraissent sortis tout droit d'une nouvelle de Singer. Je franchis la frontière.
Nous attendons les bagages, la technique du cougar pour ne pas avoir froid, la technique du tigre pour ne pas avoir chaud, les chaussettes gore-tex, l'homme est toujours de l'autre côté de la frontière que très respectueusement sa femme ne franchit pas, murmurant ses conseils et ses imprécations par-dessus la ligne, la douanière est une jolie jeune fille, la banque Palatine finance vos projets, je regarde le guichet; la douanière est sortie du poste, son arme de service pend sur sa hanche, elle fait la bise à ses collègues et se prépare à partir. Le petit vieux cherche toujours, mais en France; visiblement, de guerre lasse, la jeune fille l'a laissé passer. Sa femme continue à le morigéner, il a les yeux perdus dans le vide, toujours pratique elle part à la recherche des bagages.

Pourquoi Lugano

Depuis qu'H. avait vu Shine, il rêvait d'entendre David Helfgott. Il a donc entièrement organisé ces vacances autour du concert de ce soir.
Personnellement, je trouve le film très agaçant dans son parti-pris émotionnel; quant à David Helfgott, si je trouvais amusant l'idée de l'entendre en concert (toujours cette tentative de donner corps à la fiction), j'étais méfiante : allait-on écouter un pianiste ou voir un animal de foire, il y avait là quelque chose d'ambigu qui me mettait mal à l'aise. Sans doute est-ce d'ailleurs pour cela qu'il n'y avait aucune publicité pour ce concert dans les rues de Lugano.

Ce fut merveilleux.
David Helfgott est entré en scène en chemise chinoise en soie rouge vif, d'une démarche sautillante, s'est approché du bord de la scène, a voulu serrer la main de quelques spectateurs au premier rang; mon cœur s'est serré, ça y est le cirque commence, ai-je pensé.
Il s'est assis et a commencé à jouer aussitôt, sans attendre que la salle s'apaise.
Il joue totalement tassé sur son tabouret, bossu, il me fait penser à Gould, et il parle en continu. Il ne chante pas, non, il parle, il marmonne la tête tournée, on ne comprend pas exactement ce qu'il fait, avec qui il poursuit cette conversation invisible à droite du piano, cela fait comme un bourdement d'abeille au-dessus du torrent de musique, c'est étrange mais pas désagréable, on se croirait en été. On ne comprend pas bien d'où vient la musique, il semble jouer par imposition des mains, les doigts le plus souvent tendus, longs au-dessus des touches. Il adopte des tempos très rapides mais il prend tout son temps, ses interventions au-dessus des touches ressemblent à des mouvements de pinceau, comme un peintre qui reculerait avant de décider d'ajouter un peu de jaune ou de vert, et c'est gai, vivant, incroyablement chaleureux.
Au début du deuxième morceau, il s'arrête après une ou deux mesures. "Ça y est, quelque chose le dérange, il veut recommencer", pensai-je. Pas du tout, Helfgott, de sa façon évidente, marque un silence, puis continue sa ballade. Au milieu de la sonate Waldstein, il soupire avec conviction, genre "voilà, c'est fait", avec tant de naturel que la salle rit à mi-voix, et je sens que la tension qui règnait, et dont je n'étais pas consciente, s'est totalement évaporée.
A la fin de chaque morceau il se lève très vite, tend les pouces vers le haut, serre des mains au premier rang (les enfants de la salle vont peu à peu, de morceau en morceau, oser venir, pour serrer ces mains), puis se rassoit et recommence à jouer aussitôt et très vite, sans attendre le silence, dans l'urgence, en marquant toujours magnifiquement les silences, les nuances, les contrastes.
Il y aura quatre rappels. La salle s'est retenue, on voyait bien qu'il aurait pu jouer toute la nuit, et cela nous aurait fait plaisir. Mais cela n'aurait été ni très raisonnable ni très gentil.

La Suisse

Vieille habituée des Darwin awards, je n'étais pas enthousiaste à l'idée d'emprunter une ligne nommée Darwin Airline.

En débarquant à Lugano, l'air sent la laiterie et la bouse de vache.

Le cri du cœur du touriste épuisé

Une petite pièce attenante à Sainte-Marie-Majeure sert de boutique à cartes postales ; une grosse Américaine erre devant la porte. La vendeuse s?interpose, l?entrée par cette porte est interdite.
La grosse Américaine la détrompe, elle ne veut pas entrer, elle veut sortir.
— No more church ! s'exclame-t-elle avec conviction.

Problème de robinets version romaine

Premier jour de vacances, debout à sept heures pour rejoindre deux amis sous les murs du Vatican à neuf heures dix.
Le projet, formé la veille au soir, consiste à arriver tôt afin de faire la queue pour visiter la chapelle Sixtine. La Cité ouvre ses portes à dix heures.
A neuf heures, la queue est déjà immense. H. commence son audit, il disparaît, revient, ses premiers relevés estiment à cinq personnes par mètre le nombre de touristes, la file devant nous fait six cents mètres. H. nous apprend que des cars entiers déversent des groupes à l'entrée du musée: pour eux, les portes sont ouvertes à partir de huit heures.
Nous essayons de calculer la vitesse d'écoulement de la queue, afin d'estimer à quelle heure nous allons arriver aux portes du musée, sachant que nos amis doivent nous quitter à quinze heures pour prendre l'avion. C'est difficile, nous ne savons pas combien de guichets sont ouverts. Combien de temps faut-il compter par personne pour l'achat d'un billet, deux minutes, trois? Est-il raisonnable d'estimer qu'une personne paie en moyenne pour trois, accélérant d'autant l'écoulement (si l'on estime, comme H. insiste pour le faire, pour considérer que le paiement au guichet constitue le goulet d'étranglement du processus)?
On rit, on suppute, il fait beau, le ciel est très bleu, H. nous achève en nous apprenant que le vendeur de pizzas au premier angle de la citadelle propose à la file devant sa boutique de réserver sa pizza pour midi.

Nous abandonnons et nous allons nous promener sur le Forum.

Le capitalisme, c'est beau

Avons manqué nous étrangler pendant notre vol en découvrant que la compagnie Swiss nous proposait très sérieusement d'apaiser notre culpabilité de pollueurs par un don à l'organisation myclimate.
Désormais les entreprises ne sont plus les seules à pouvoir acheter le droit de polluer. Je suis émue.

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