Je l'ai fait s'installer dans la cuisine pendant que j'épluche les légumes. Lecture à haute voix, j'interromps régulièrement pour préciser un point ou vérifier la compréhension du vocabulaire:
— «… C'était un mercredi, le plus beau jour de la semaine, car nos jours ne sont beaux que par leur lendemain. Tout en marchant, mon père me dit: — Crapaud, j'aurai besoin de toi demain matin. — Pour quoi faire? — Tu le verras bien. C'est une surprise. — Moi aussi, tu as besoin de moi? demanda Paul, inquiet. — Bien sûr, dit mon père. Mais Marcel viendra avec moi, et toi du resteras à la maison, pour surveiller la femme de ménage, qui va balayer la cave. C'est très important. — Moi, d'habitude, dit Paul, j'ai peur d'aller dans la cave. Mais avec la femme de ménage, je n'aurai pas peur.»
— Pourquoi il dit "nos jours ne sont beaux que par leur lendemain"?
— Je ne sais pas.
— C'est quel jour, le lendemain?
— Jeudi.
— Avant, jusque dans les années 50 je crois, c'est le jeudi qu'on ne travaillait pas.[1] Il était content de ne pas aller à l'école le lendemain. Et pourquoi le père dit à Paul qu'il va surveiller la femme de ménage?
— Parce que c'est très important?
— Non. Paul est petit et il est toujours dans leurs jambes. C'est pour s'en débarrasser, mais de façon gentille, sans le faire pleurer. Le père invente un faux travail.
Il rit de l'astuce. Je l'abandonne à une lecture silencieuse. Mon but est simplement d'éveiller sa curiosité: non, l'auteur n'est pas tombé sur la tête, si quelque chose est bizarre dans le texte, illogique ou incompréhensible, c'est qu'il doit y avoir une raison. (Plus tard il sera horrifié et ravi du massacre des fourmis (nous lisant soudain à haute voix les passages réjouissants), plus tard encore je lui expliquerai les cabinets au fond du jardin, la planche en bois et le journal découpé en carrés, lui rappelant pour stimuler son imagination nos affres quand nous n'avons pas eu d'eau pendant quatre jours un hiver).
Il termine le livre dans la journée.
Le livre traîne, je le ramasse, le feuillette.
Mon père secoua tristement la tête, et soudain, d'une voix furieuse, il s'écria:
— Voilà ! Voilà l'intolérance de ces fanatiques! Est-ce que je l'empêche, moi, d'aller manger son Dieu tous les dimanches? Est-ce que je te défends de fréquenter ta sœur parce qu'elle est mariée à un homme qui croit que le Créateur de l'Univers descend en personne tous les dimanches, dans cent mille gobelets? Eh bien, je veux lui montrer ma largeur d'esprit. Je le ridiculiserai par mon libéralisme. Non, je ne lui parlerai pas de l'Inquisition, ni de Calas, ni de Jean Huss, ni de tant d'autres que l'Église envoya au bûcher; je ne dirai rien des papes Borgia, ni de la papesse Jeanne! Et même s'il essaie de me prêcher les conceptions puériles d'une religion aussi enfantine que les contes de ma grand-mère, je lui répondrai poliment, et je me contenterai d'en rigoler doucement dans ma barbe!
Mais il n'avait pas de barbe, et il ne rigolait pas du tout.
Cependant, il tint parole, et leur amitié ne fut pas troublé par les quelques mots qui leur échappaient de temps à autre, et que leurs femmes vigilantes escamotaient aussitôt par de grands cris de surprise, ou des éclats de rire stridents dont elles inventaient ensuite le motif.
Marcel Pagnol, La gloire de mon père, p.61-62, Presses pocket 1976.
Ce passage me laisse songeuse. Est-ce pour cela, que j'ai dû lire en sixième, (et tant d'autres auteurs de la même veine, catéchisme républicain) que j'ai si longtemps tu le fait que j'étais catholique et croyante? Je n'en parlais jamais, et d'autant moins que j'étais dans une filière "scientifique": oui, le prêche du père de Marcel avait porté, comment croire et faire des mathématiques et de la physique, comment expliquer la différence entre la superstition et la foi (objectivement, de l'extérieur, sans la foi, quelle différence?) et finalement et surtout, pourquoi expliquer, cela ne regardait personne, et puis c'était si étrange, il n'y avait aucune raison de croire plutôt que ne pas croire, ou inversement (après tout, pour moi cela avait été immédiat, dès la première seconde en entrant à la "mission" d'Agadir, et cela ne pouvait s'expliquer).
Il m'a fallu beaucoup de temps pour découvrir que des gens "très bien" (comprendre: ni des fanatiques ni des grenouilles de bénitier) étaient croyants, encore plus longtemps pour m'apercevoir que l'Église, à tort ou à raison, occupait une place fondamentale dans le monde actuel, et à partir de là , mais sans doute davantage à cause des questions sociales et politiques posées par le foulard dans les années 80, pour comprendre et admettre que la religion n'était pas un épiphénomène à rejeter dans les sphères du privé, mais bien un élément structurant de la vie en commun (cf. Schmitt et "toute politique est une théologie", la croyance en un homme fondamentalement bon ou mauvais régissant les choix d'une organisation de société).
Ce matin je termine la préface de Michel Gros à De la tolérance de Pierre Bayle (presses pocket 1992).
… l'intolérance n'est pas la réponse à un désordre, elle est le désordre, elle est le désordre.
Toutefois, cette première réponse, pragmatique, est sous-tendue par un principe plus essentiel: à l'égard de leur conscience, «les hommes ne dépendent pas les uns des autres, et n'ont ni roi, ni reine, ni maître, ni seigneur sur la terre; il ne faut donc pas blâmer un prince qui n'exerce point de juridiction sur les choses que Dieu ne lui à point soumises[2]» En d'autres termes, c'est la dimension transcendante de la conscience qui la fait échapper à toute dépendance terrestre. (p.33)
Et au moment de m'enthousiasmer pour ces quelques phrases, je songe à Imre Kertész et Être sans destin. Non, finalement, ce n'est peut-être pas une bonne idée, ou pas une idée suffisante, la conscience de chacun comme seule limite et seul frein…
Mais alors quoi? Toujours me revient à l'esprit cette phrase de l'évangile à propos des bons et mauvais fruits: "vous reconnaîtrez les prophètes à leurs fruits"[3].
(Je suppose qu'on pourrait alors reculer la discussion d'un pas, en essayant de définir le bon et le mauvais fruit. Curieusement, il me semble n'avoir jamais rencontré ce type d'arguties, comme si la différence entre bon et mauvais fruit allait, elle, enfin, de soi.)