Billets qui ont 'souvenirs' comme mot-clé.

J'attends que le chat

J'attends que le chat se réveille pour faire le lit.

chat en boule sur un lit


J'attends que le chat se réveille pour ranger les différents types de draps et housses (parures) sous le lit (ou dans le lit, puisque c'est un lit-coffre).

J'ai sorti du sac-poubelle où elle dormait depuis vingt ans la nacelle du landau que j'avais conservée au grenier toutes ces années. Je l'ai remontée, elle est en parfait état, les élastiques toujours élastiques (c'est le point faible des habits d'enfant que je retrouve).
Qu'en faire? Je m'étais dit que cela pourrait servir de lit d'appoint pour d'éventuels bébés visiteurs, mais l'expérience prouve que personne — plus personne — ne se déplace avec son bébé et quatre couches: tous les nouveaux parents arrivent avec un breack rempli de lit, vaisselle, nourriture, habits, jouets; personne ne semble envisager de coincer un enfant qui ne marche pas entre deux coussins en guise de lit et de lui écraser une pomme passée au micro-onde en guise de goûter.
Etions-nous les derniers d'une génération vaguement baba cool, ou déjà à l'époque totalement has been, inconscients des nouveaux mode de parenting?

Je me suis décidée à donner cette nacelle, peut-être qu'elle servirait à une mère dans le besoin (je m'en suis servie comme lit jusqu'aux trois ou quatre mois des enfants; la sage-femme nous l'avait conseillée comme plus rassurante pour un bébé qui vient de sortir du milieu serré d'un ventre) quand à ma grande surprise H. a déclaré que puisqu'on avait de la place, il souhaitait la garder.

Je vais la laisser montée quelques temps pour bien retendre la toile puis je la rangerai dans le lit.

nacelle de landau


Les gens qu’on aime : #6 quelqu’un qu’on n’aimait pas au début mais ça a changé

En lisant Matoo, j'ai découvert le défi du Dr CaSo: «quelqu'un qui…»

Aujourd'hui, quelqu'un qu’on n’aimait pas au début mais ça a changé: Sophie-Charlotte.

Je ne suis pas vraiment sûre que Sophie-Charlotte entre dans les définitions du Dr CaSo. Non seulement ce n'est pas une amie, mais c'est même une inconnue et le plus probable est qu'elle ait oublié depuis longtemps que j'existe.
Elle est le prétexte à montrer deux de mes défauts: mes jugements abrupts et mon stalking (ma traque) sur internet.

En août 1997 (un an avant Google, en pleine bulle internet) j'ai été embauchée dans une filiale de mon actuel grand groupe, une filiale qu'on appellerait aujourd'hui start-up, mais qui à l'époque était simplement une structure légère détachée de la mère pour travailler en mode projet. Nous étions trente, nous fonctionnions comme une famille (les platées de cèpes dans la salle de réunion hausmanienne ramenées par le président périgourdin à l'automme), je vénérais mon boss, c'était enthousiasmant.

Sauf qu'il y avait, comme dans tout projet, des consultants, des consultants d'Accenture, juste avant la déroute d'Andersen. Il y avait deux consultants junior aussi horripilants l'un que l'autre. J'ai failli gifler le mec qui disait des conneries et n'écoutait rien (avec sa gueule de beau gosse et sa cravate… Tous ces consultants embauchés sur leur gueule…) Leur seule obsession était de respecter le planning, même au prix de la qualité du travail. Or nous étions en train de construire une architecture informatique, la gauchir dès le départ, c'était faire partir le projet de travers.

L'autre, c'était Sophie-Charlotte. Elle devait surveiller que nous documentions1 le paramétrage d'un progiciel que nous avions acheté. J'étais chargée du paramétrage, mais c'était un faux paramétrage, un paramétrage contraint, du genre «— Ici il faut mettre A — Mais pourquoi? — Parce que.»
Sophie-Charlotte exigeait que je remplisse un tableau avec écrit «A» comme valeur de ce paramètre.
J'ai essayé de lui expliquer que si nous ne savions pas quelle autre valeur était possible et que nous ne savions pas à quoi servait ce A, le document que nous étions en train d'écrire était inutile et inutilisable.
Je me heurtais à un mur. La consigne était la consigne.

Un jour Sandrine m'a dit: «tu n'aimes pas beaucoup Sophie-Charlotte» et j'ai eu honte que cela se voit autant.

Les consultants sont partis. Je crois que c'est encore Sandrine qui m'a appris que Sophie-Charlotte était admise à Standford; à quoi j'ai répondu «Ça fera une dinde qui a fait Standford.»
Il est possible que j'ai été jalouse: à son âge j'étais mariée et j'avais déjà un enfant: je n'aurais jamais pu aller à Standford. Mais je pensais aussi que c'était une dinde, avec son obéissance militaire à son cabinet de consultants.

Il y a deux ans, je crois que c'était pendant que j'étais immobilisée à cause de mon pied, j'ai fait une recherche sur facebook. Le curieux est que je me souvenais de ses nom et prénom, car en général je les oublie. Et je l'ai retrouvée. Son sourire, ses photos, les causes qu'elle défend… Elle m'a plu. Et je me suis dis que j'étais vraiment con, avec mes jugements à la con.



Note
1: Ecrire un document de référence.

Les gens qu’on aime : #5 quelqu’un avec qui on a étudié ou été à l’école

Puisque je lis Matoo, j'ai découvert le défi du Dr CaSo: «quelqu'un qui…»

Aujourd'hui, quelqu'un avec qui on a étudié ou été à l’école : Jérôme. Je l'ai choisi parce que nous avons été neuf ans dans la même classe.

Mes parents étaient profs. Quand nous sommes rentrés du Maroc en 1975, ils ont chacun obtenu un poste dans l'un et l'autre lycées d'une petite ville, et entre les lycées se trouvait une école primaire.
Nous avons donc été inscrites ma sœur et moi dans cette école primaire plutôt que dans celle dont nous dépendions administrativement car il était plus simple de nous y emmener et nous en ramener.

En école primaire, la population est stable, les mêmes enfants se retrouvent chaque année, la hiérarchie est établie dès le CP (ceux qui apprennent vite à lire et à écrire, ceux qui sont rapides ou jouent bien aux billes, etc).
Je suis arrivée en CM1 et j'ai bousculé cette hiérarchie. En CM1 et en CM2, je suis passée en tête devant Xavier et Jérôme. Ils étaient verts.

Quand j'ai quitté la primaire, j'ai rejoint le collège correspondant à la carte scolaire et j'y ai retrouvé Jérôme. Jérôme a été mon Poulidor jusqu'en terminale. Comme il a fait allemand première langue (le truc de l'époque pour essayer de reconstituer les classes d'excellence que la réforme Haby venaient d'éparpiller) puis latin à partir de la quatrième (idem), nous avons été ensemble toutes ces années. Toutes ces années il s'est présenté comme délégué de classe et a été élu.

Il était fils unique et fier de l'être. En cinquième, sa mère s'est trouvée enceinte et il l'a très mal pris. Elle n'avait pas le droit de l'accompagner devant le collège; elle devait le déposer au coin de la rue.

En quatrième nous avions une prof d'anglais provocante, genre sous-tif noir sous chemisier blanc transparent. Jérôme était au premier rang. Elle l'a interpelé: «Alors, Jérôme, vous rêvez?»
Il est devenu cramoisi, d'un rouge comme je n'en ai jamais revu d'aussi foncé. La classe a éclaté de rire.
J'étais très innocente, je n'ai compris que des années plus tard à quoi pouvait rêver Jérôme.

Nous ne nous aimions pas beaucoup. A cause de cette rivalité, bien sûr, mais aussi parce que j'étais sérieuse et que je le jugeais frivole. Il s'est très bien entendu avec ma meilleure copine en première et terminale, ils parlaient mérites comparés de shampoings, genre. Il avait été tout surpris quand elle lui avait appris que les filles se rasaient les jambes: il pensait que les filles étaient imberbes.
Il avait grandi tôt et était très grand, il se tenait toujours un peu courbé. Il avait cette morphologie des nageurs que je n'aime pas, les trapèzes surdéveloppés. Ses yeux bleus verts étaient légèrement globuleux. Il aimait Higelin et je le revois en term en train de chanter Champagne en dansant sur les tables comme un pantin dégingandé .
Sous mon influence, il s'est inscrit à l'aviron. Christine, Isabelle, Jérôme, tous venus à l'aviron en seconde à cause de mon enthousiasme.
Quand il a perdu son grand-père (en première ou en terminale), il a eu cette remarque qui m'a frappée parce qu'elle était inattendue de sa part et que je n'avais pas encore vécu de deuil: «On croit qu'on n'est pas très attaché, et puis ça fait super mal».

Après le lycée j'ai eu des nouvelles par ma mère: marié, trois enfants puis un quatrième («un accident»).
En 2017, au moment où je préparais les 50 ans de mariage de mes parents, j'ai fait des recherches sur Linkedin et j'ai tapé son nom. Je l'ai trouvé, je l'ai demandé en contact.
Il ne m'a pas acceptée.

Les gens qu’on aime : #14 quelqu’un qui est un·e voisin·e

Je ne connais pas Dr CaSo, mais quelques instants m'ont permis de comprendre que son pseudo est construit autour des noms de deux chats très aimés et disparus et d'apprendre qu'elle habite au Canada, où il fait encore plus nuit que chez nous.
Pour lutter contre la morosité, elle a lancé un défi, un défi qui d'après le titre de son billet devrait porter sur les gens qu'on aime mais qui en fait se décline en «quelqu'un qui...»
J'avais spontanément traduit «les gens qu'on aime» en «ami», mais finalement les gens qu'on aime ne sont pas toujours des amis, ou du moins on n'en sait rien, si ami implique une certaine réciprocité et une certaine loyauté.

Dr Caso a établit une liste de trente personnes présentant trente caractéristiques. Il faut faire un billet chaque jour en fonction de la caractéristique du jour. Je pourrais commencer à 1 «quelqu’un qui habite loin», mais comme nous sommes le 14, je commence par «quelqu’un qui est un.e voisin.e», ce qui ne manque pas de sel pour ceux qui suivent mes dernières péripéties.

Je ne vais pas avoir beaucoup de choix. Personne pendant mes années de collège et de lycée (je n'aimais pas spécialement la voisine — en fait il est bien possible que nous nous soyons détestées), personne en cité U où je faisais des études trop loin pour connaître qui que ce soit avec mes horaires décalées et dans la maison où je vis depuis vingt ans ça vient de tourner à la cata.

Je vais jeter mon dévolu sur Gilbert.
Lorsque nous sommes arrivés à Paris, nous avons trouvé un deux pièces au troisième étage à Aubervilliers, métro quatre chemins. Notre propriétaire était médecin à la retraite, il venait de céder son cabinet du premier étage à un jeune médecin juif, Gilbert A.

C'était un juif comme je n'en connaissais pas, du genre à avoir une mezouzah à l'entrée (je ne savais pas ce que c'était), deux vaisselles, une pour le lait et une pour la viande (ceux que j'avais fréquentés au Maroc était beaucoup plus laxistes) et six enfants avant trente ans. Il était attentif, disponible, fatigué. Il recevait sans rendez-vous jusqu'à des heures impossibles, il nous téléphonait après le dernier patient pour que nous n'attendions pas dans la salle d'attente et nous descendions en pyjama les deux étages jusqu'à son cabinet.
Il a beaucoup soigné C. que la pollution rendait malade — cela a joué sur notre exil en banlieue en dehors de la cuvette parisienne. Quand il n'était pas disponible j'avais sa femme au téléphone; avec ses six enfants elle avait toujours un conseil de bon sens à prodiguer à la primipare que j'étais.

Gilbert est monté tous les soirs me faire une piqûre lors d'une terrible angine où il fallait changer les draps chaque nuit tant j'avais de fièvre.
Chaque fois que l'hiver il fait très beau et très froid je pense à lui: il n'aimait pas ces jours-là, des jours à accidents graves de moto, m'avait-il dit. Il m'avait dit aussi, un jour que ses enfants étaient malades les uns après les autres: «c'est terrible d'être médecin dans ces cas-là. Ils vous regardent et ils ne comprennent pas que je ne puisse rien pour les guérir magiquement.»

Il savait qu'il avait perdu de la clientèle parce qu'il était juif. Il m'avait fait rire en déclarant: «ce n'est pas grave, de toute façon je ne soigne pas les antisémites».

Je viens de vérifier, il exerce toujours au même endroit. Je devrais lui faire signe, lui donner des nouvelles de C, prendre des nouvelles de sa famille.

Un pantalon en lin

Anne avait du chic. Elle avait un style, elle portait des pantalons en lin. Nous étions en première, et certes elle était redoublante, mais tout de même, c'était impressionnant qu'elle vécût en couple.

J'admirais son style, sa gentillesse, son aisance.
Pour l'imiter, j'ai essayé dans mon adolescence rondouillette un pantalon en lin. C'était atroce.

Il est normal que je pense à elle ce soir puisque je viens d'acheter un ensemble en lin.
(Toute une vie comme une revanche sur l'enfance, ou comme un accomplissement de l'enfance. Deux façons si différentes de le dire pour renvoyer aux mêmes actes.)

On s'était dit rendez-vous dans dix ans

On ne se l'était pas dit mais on l'a fait, enfin pas vraiment puisque pour ma part c'était la première fois et non un anniversaire.

Bref, ce soir mythique Paris-Carnet, à vingt ou trente (il paraît qu'à la grande époque ils étaient quatre-vingt ou cent, que ça grouillait, entrait et sortait (les normes de la cigarette n'étaient peut-être pas encore si strictes. Hier nous n'avions même pas le droit de sortir avec notre verre à la main (problème de patente, de droits à payer à la municipalité). Comme nous sommes devenus sages…)

Je suis arrivée tard, j'ai raté la fille aux gants (quand je dis "raté", je veux dire voir, mettre un corps sur un blog. Je ne la connais pas, je n'ai rien à lui dire. Juste la voir, au nom des nuits passées à se perdre dans les blogs pour consoler une tristesse et une solitude), je n'ai pas identifié M le Maudit et il venait de partir quand j'ai demandé s'il était là; Chondre et Matoo n'étaient pas là, Zvezdo non plus (trop loin); Aymeric discutait avec Dirty Denis; j'ai vu Gilda (zut, oublié de la faire parler de Cerisy (j'aime tant qu'on me parle de Cerisy)), Kozlika (évidemment), Franck (pas en kilt); Bladsurb, Padawan (je le croyais en Nouvelle-Calédonie), Veuve Tarquine (comme les enfants ont grandi); la Souris qui un jour m'a fait un joli compliment (genre «pourquoi je lis cette fille qui n'est pas mon genre») avec Palpatine qui a oublié ou fait semblant d'oublier que nous avons failli nous engueuler sur Twitter à propos de démographie; j'ai défailli en m'apercevant que Babils connaissait Véhesse et pas Alice (enfin un); j'ai récupéré un autocollant ou deux de Qwant.

J'ai entendu parler de Pasfolle (personne ne sait ce qu'elle est devenue) et de Mon avis sur tout. Ça m'a fait plaisir. Impossible de retrouver le nom de cette fille très rock et un peu dépressive dont le blog n'était pas super connu… Peut-être dans la blogroll de Berlinette. Qu'est-ce que j'ai aimé Berlinette. Manu attendait Matoo et un fervent admirateur aimerait rencontrer Gv. Moi j'espérais rencontrer Garfield (avant qu'il ne parte en retraite à Marseille) mais il avait eu un empêchement de dernière minute.
A la grande époque il y avait un autre groupe, la République des blogs, je crois (une idée des participants). Des gens sérieux qui voulaient refaire le monde. Tlön, c'était plutôt cette mouvance. Aymeric était entre les deux. Comme tout cela est loin. On a un peu bitché sur LLM mais à peine, en fait tout bien réfléchi, non. Juste évoqué.

J'aurais peut-être dû prévenir Jean ou Elisabeth, je regrette de n'avoir pas insisté auprès de Philippe[s] ou Mes bouquins refermés. Je me suis dit qu'ils étaient au courant, je n'ai pas osé.

Je définis la saudade comme la nostalgie de ce qui n'a pas été et de ce qui ne sera pas. Matoo a remis en ligne sa blogroll. Les liens sont plus ou moins actifs, mais les noms sont au moins des souvenirs pour ceux qui lisaient les blogs à la grande époque. Voir chez Tlön pour une autre sphère. Il y a plusieur blogrolls à récupérer d'urgence dans les blogs que je viens de citer.

Inquiétude

Ce matin j'ai oublié mon téléphone. Dans l'après-midi j'ai prévenu A. que j'allais à l'aviron le soir et que je rentrerais vers neuf heures.

Elle ouvre la porte tandis que je gare la voiture devant la maison à dix heures vingt :
— Je commençais à m'inquiéter. Je vais prévenir papa que tu es arrivée.
— ?? Pourquoi, il a appelé ?
— Non, mais comme tu n'arrivais pas, je lui ai envoyé un sms pour savoir à partir de quand m'inquiéter.
— Et qu'est-ce qu'il t'a répondu ?
— Il m'a dit de manger si j'avais faim et de me coucher comme d'habitude.

Je constate avec satisfaction qu'il a appliqué notre vieille règle : ne pas attendre en se rongeant les sangs mais vivre, business as usual. C'est un comportement que j'ai mis au point il y a des années, au début de notre mariage, avant l'existence du portable (le portable n'a pas tant changé la situation, car dans notre famille le portable personnel (as opposed to professionnel) est le plus souvent en mode silencieux, il sert à appeler, rarement à être appelé) H. m'appelait vers huit heures pour me dire : « il me reste un document à imprimer et j'arrive » et trois heures plus tard il n'était pas là. Nous habitions Aubervilliers, il y avait toute la région parisienne à traverser. Je tournais en rond dans la cuisine en essayant d'établir les démarches les plus rationnelles : appeler ses parents ou le commissariat ? Mais quel commissariat (en utilisant le 12, les renseignements: pas d'internet; rappelez-vous, la vie avant internet)? ou les hôpitaux? Mais je ne les connaissais pas non plus.

J'ai un souvenir précis de l'accident du mont St Odile. J'écoutais la radio dans la cuisine, un avion a disparu dans la brume, il ne répond plus, où est-il, des flashs d'information pour dire que l'on ne savait rien jusqu'à la découverte de débris, cela a pris des heures, et pendant ce temps-là, j'attendais H.
Chez nous, «yapluka imprimer» a pris le sens de «cela va prendre une durée indéterminée, mais plus longue que tes pires cauchemars» (qui se souvient des impressions postcript sur Windows?)

J'ai peu à peu mis au point une méthode pour lutter contre l'inquiétude, la panique, la tendance à dramatiser: ne pas attendre, dîner de mon côté, faire ce que j'avais à faire, dormir.
Je sais que j'ai choqué ma belle-mère certains soirs où mes beaux-parents étaient à la maison: comment, je n'attendais pas son fils?
Mais combien de soirées a-t-elle attendu angoissée?

Inconcevable

Petit déjeuner. Nous écoutons la radio. Soudain H. et moi nous nous figeons : venons-nous d’entendre quelques nouvelles déclarations fracassantes de Trump ou des suprémacistes ? (novlangue. Dire aussi « alt-rigt »)

Non. Ce qui a suspendu nos gestes et notre souffle, c’est l’annonce que Big Ben allait se taire.
Non ? Un pilier de notre monde, les carillons de grands-mères dans les cuisines, s’écroule.
Mais le journaliste continue : il ne s’agit que de réparations, cela devrait durer quatre ans.
Ouf.


— Il n’aurait pas pu le remplacer par un enregistrement le temps des travaux ?
— Ceci n’est pas britannique. Big Ben est irremplaçable, Big Ben ou rien.


Le silence sera effectif après les douze coups de midi le 21 août.


***

Dans la série "la forme d'une ville change plus vite, hélas", le Bugsy (rue Montalivet, celle des Verdurin) est en travaux. Moi qui en aimais tant la déco (films noirs, prohibition, années 20), j'ai très peur de le voir se transformer en quelque chose de très banal (très moderne, très in, sans personnalité). On verra.

Retour

J’ai été trop légère sur la pharmacie. Liste pour la prochaine fois :
- Casquette quelle que soit la saison
- Crème solaire (idem)
- Lunettes (idem)
- Dafalgan codéïné
- Doliprane
- Lotion de Foucaud (pour détendre les muscles, désinfecter les ampoules, vivifier par son odeur)
- Synthol en crème
- Emplâtre Voltaren 1% autocollant
- Homéoplasmine (pour les ampoules et petits bobos)
- Sparadrah micropore (idem)
- Vicks et boule quiès (de base)

Et donc je n’ai pas ramé ce matin. Je pense que j’aurais pu faire la moitié de la distance, mais il faut ensuite rentrer et nous sommes quatre dans un bateau. Je n’ai pas pris le risque de ne plus pouvoir ramer. (D’ailleurs ça n’existe pas de ne plus pouvoir ramer. On rame, on rentre. Ensuite on paie. C’est ce que j’ai voulu éviter.)

Je passe la matinée entre le ponton à donner un coup de mains aux uns et aux autres et la terrasse au soleil.
J’apprends que la vice-présidente du club, une femme de cinq ou dix ans de moins que moi à la silhouette juvénile, est à l’hôpital. rupture d'anévrisme? Personne ne sait exactement, la phrase est : «elle va mieux, on peut l’appeler, elle recommence à parler».
J’apprendrai que son ami en voyage à l’autre bout du monde avait trouvé qu’elle « disait des choses bizarres » au téléphone. Quelques heures plus tard, comme elle ne lui répondait pas, il a téléphoné aux pompiers qui ont défoncé la porte et l’ont trouvée recroquevillée en fœtus dans un coin de l’appartement.
Je ne parle pas de Jacqueline. Je ne dis rien. Je fais le vide, je me chauffe au soleil.

Repas, valise. Démontage des bateaux, amarrage sur la remorque.

Comme la camionnette et la remorque vont plus lentement que nous, nous arrivons à Dole les premiers et partons à la recherche d’un café ouvert. Il y en a deux, au-delà de la cathédrale.
Fête foraine au bord du Doubs. Il doit y avoir un club d'amateurs de Terre-Neuves, nous en voyons passer une dizaine, une quinzaine, au loin. C’est très impressionnant.

Remontage des bateaux, rangement de la remorque. Jacky nous offre un café au club qui utilise des tasses en porcelaine (don de rameurs qui se débarrassent de vieux services) : c’est joli. Achat de casquette. Retour en voiture.

Dans l'obscurité de la voiture je fais discrètement une attaque de chagrin: la nouvelle de l'anévrisme de L. liée au fait que j'ai ramé en double deux jours de suite… Et ces trois jours qui m'ont tant rappelé le stage à Cholet pour préparer la coupe de France, logées à quatre en caravane et cette horrible entraîneur… Je sais que j'espère voir Nathalie en allant ramer à Marseille en septembre, je sais aussi que je le redoute. Cette peur de me mettre à pleurer en disant: «Elle me manque tant» (ce qui est idiot: que signifie «manquer tant» alors que je ne la voyais jamais? j'ai parfois l'impression de faire du sur-place dans l'enfance. Qu'attends-je?)

J’ai presque mis autant de temps à faire Neuilly-Yerres que Dole-Paris (j'exagère, mais pas tant que ça): les RER ne s'arrêtaient pas entre Villeneuve-St-Georges et Melun mais ce n'était pas annoncé (et donc au lieu de prendre le premier train pour Villeneuve j'ai attendu le troisième qui allait à Melun…); j'ai réussi à prévenir Hervé alors que je n'avais quasi plus de batterie et lui a été bloqué par une intervention de pompiers sur la route entre Yerres et Villeneuve.

Lire Drieu


Gilles, ligne 14, vers 7h45 à Châtelet.

Encore un conseil d'administration. L'un des administrateurs est fou furieux, je ne comprends rien à sa logique, il se bat deux réunions de suite pour une cause et défend l'inverse la troisième fois alors que nous venons de voter une modification des statuts conforme à ses souhaits précédents…
Nous nous perdons en conjectures: peut-être voulait-il savoir en prêchant contre ses convictions quelle position l'entreprise allait prendre dans des négociations de branche (mais ce n'est pas le lieu pour ce genre de finasserie politique), ou alors, beaucoup plus simplement, comme il vient de province, veut-il faire durer les débats suffisamment longtemps pour justifier son déplacement…
C'est très fatigant.

Pas dans mon assiette ce soir. Je regarde Benjamin Button (première fois que je vois Edgar Cayce cité dans une œuvre grand public). La vie comme une parabole (trajectoire en parabole). Puis Bullitt. Etonnante bande-son. Pas envie d'aller en cours toute la journée demain.

Un témoin du passé

Vu la fille de Philippe F., un collègue de travail de 1998-2001. Elle est passée au bureau me dire bonjour de la part de son père qui avait repéré que je travaillais dans le même immeuble que sa fille et nous avons évoqué des souvenirs. C'est étrange, elle connaît tout le monde alors qu'elle n'avait que douze ans à l'époque. Philippe devait beaucoup parler de la boîte à la maison. Il est vrai que c'était magique. Il est rare que je passe une semaine sans penser à quelqu'un de cette époque, ne serait-ce qu'à cause du célèbre «Connerie!» qu'assénait Jean-Baptiste en réunion devant les consultants qui encadraient le projet… (Il faisait plus d'un mètre quatre-vingt-dix et c'était très impressionnant — et plutôt satisfaisant — de le voir proclamer «Connerie!» de toute sa hauteur.)

Philippe, lui, c'était «Osons!» qu'il prononçait en saisissant son crayon à papier pour noter quelque idée iconoclaste ou décision joyeuse et inattendue, et que je prononce parfois in petto pour me donner du courage. J'en ferais bien une devise — j'en ai peut-être fait une devise.

Nous avons au fond du jardin une Opel qui moisit que Philippe nous avait donné pour que les enfants jouent dedans et avec. Sa fille était venue à la maison lorsque son père nous avait amené la voiture, elle se souvient de mon bœuf aux rognons: elle est donc l'une des dernières témoins de ma cuisine, avant que j'arrête de toucher aux casseroles.

Kitsch

J'ai récupéré mon tableau. Je n'ose en mettre une photo en ligne. Mais ça me fait plaisir.
Maintenant, il faudrait que ce tableau devienne suffisamment associé à moi pour que l'un des enfants souhaite le récupérer à ma mort. Est-ce possible? En attendant, je l'ai posé à côté de mon bureau, contre l'étagère. L'encadreuse a gentiment et très soigneusement recopié au dos du cadre tous les renseignements écrits le long de l'affiche. Ce n'est pas parce que celle-ci date de 1939 que cela signifie que mon grand-père l'a achetée cette année-là (je ne peux m'empêcher de penser que le cadre argenté est une idée à lui. C'était son style). Je ne saurai jamais.

Agents très spéciaux - Code U.N.C.L.E avec A. et O. Etonnament bon (je veux dire que je ne m'attendais pas à ce que ce soit si bon).

Courses

J'ai encore deux jours de vacances. J'en ai profité pour faire des courses que je n'ai jamais le temps de faire : passer à la poste récupérer un code secret pour gérer mon livret A depuis internet (je me rendrai compte quelques jours plus tard que cet imbécile de chargé de clientèle ne m'a pas donné d'identifiant — je ne sais s'il l'a fait en connaissance de cause); passer chez le bijoutier pour faire remettre une goutte d'ambre au centre de boucles d'oreilles qui ressemblent à des flocons de neige et réenfiler un collier de lapis-lazulli (cassé à Dessau); passer chez l'encadreur pour faire changer le cadre d'un tableau ayant appartenu à ma grand-mère.

Je ne sais si c'est très laid ou juste très kitsch. Il s'agit d'une reproduction de la Vierge noire de Czestochowa dans les tons verts, jaunes et blancs datant de 1939 (j'ai découvert la date aujourd'hui quand l'encadreur a démonté le cadre argenté à moulures de plâtre). Je l'ai toujours vue au-dessus du lit de mon grand-père et de ma grand-mère et lorsque nous avons vidé la ferme en 2003, c'est ce que j'ai voulu récupérer.
Je suppose que c'est hideux pour tout le monde — mais pas pour moi. Le cadre friable commençait à partir en morceaux, quand j'ai demandé à ma mère (par l'intermédiaire de H.) si elle pouvait le réencadrer, elle a répondu que je ferais mieux «de mettre cette horreur à la poubelle». J'ai posé le cadre à côté de mon lit (H. ne veut pas qu'on l'accroche au mur!) en attendant d'avoir les fonds pour faire réencadrer cette reproduction.
Ce jour est arrivé. J'ai choisi une baguette ridiculement large, profonde, dorée, roccoco, qui j'espère ira parfaitement avec le kitsch de cette reproduction passée au soleil.

J'attendais depuis si longtemps

— Bonjour Alice, tu as amené ton maillot de bain?
Automatiquement, quelle que soit la question saugrenue, mon cerveau examine le problème et les réponses possibles: non, mais j'ai de quoi me changer intégralement.
— Non, pourquoi?
— Franck t'attend pour sortir en pair-oar, tu es en retard.

Ça alors. J'avais complètement oublié. Pour tout dire je n'y croyais pas vraiment, d'une part qu'il sorte en pair-oar, et d'autre part avec moi: je m'attends toujours à ce qu'un mec (les filles et les mecs, oui, ni hommes ni femmes, ni garçons ni filles, le vocabulaire s'est moulé dans ce monde, a pris une certaine forme) annonce qu'il voudrait essayer — cela me paraît si normal, de vouloir essayer, de sauter sur l'occasion quand quelqu'un le propose, propose cette chose si rare: monter en pair-oar avec quelqu'un qui n'en a jamais fait — et comme c'est un mec, Franck, qui le propose, cela me paraît, me paraîtrait, normal de laisser la place: les forces sont plus équilibrées, et dans un pair-oar (une pelle par rameur), ça compte.

Eh bien non, Franck n'a pas oublié, et personne d'autre que moi ne s'est proposé, youpi.
Sortie en pair-oar, dix kilomètres, nous ne nous sommes pas retournés (baqués), nous avons même eu de bons moments.
Bon évidemment, nous n'avons jamais ramé en pleine coulisse, ce sera pour une prochaine fois. La pointe ne m'est tout de même pas très naturelle.
(Pas de photo, c'était si risqué que je n'ai pas pris mon appareil.)

Depuis combien de temps attendais-je cela? Trente-trois, trente-quatre ans? Quand j'ai commencé à ramer en troisième, il y avait au club deux autres minimes qui avaient commencé avant moi. René m'a mise en double avec Jacqueline, et Nathalie faisait du skiff.
Nous préparions les championnats de France. Cela représente des heures passées ensemble sur un bateau, environ douze heures par semaine, sans compter les compétitions le dimanche.
La saison terminée, à la rentrée suivante, René a revu les bateaux: il m'a mise en skiff et a mis Jacqueline et Nathalie en pair-oar. Je l'ai vécu comme une trahison et comme la preuve de ma désespérante nullité (je n'avais pas réussi à rattrapper leur niveau): sinon, pourquoi n'était-ce pas moi qui étais en pair-oar avec Jacqueline? J'ai été jalouse.

Trente-quatre ans plus tard, je suis enfin sortie en pair-oar.
Il ne me reste plus qu'à faire des progrès.



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Agenda
Quand j'arrive à la maison à midi et demie, tout le monde est encore au lit.
— Si tu ne voulais pas aller au marché, il fallait m'envoyer un sms!
— Je n'avais pas envie d'envoyer un sms.
— Hmm. Il est plus facile de trouver quelque chose à Melun à midi qu'à Villecresnes à une heure au mois d'août.
Je ressors et vais acheter des sushis dans le seul magasin encore ouvert à cette heure-là (soixante sushis pour six, une demi-heure d'attente que je tue en regardant une émission sur les personnes exerçant des métiers rares pour leur sexe).

Le soir, C et A retournent à Blois. Nous allons voir Mustang, très beau visuellement et poignant.

Noces d'argent

En fait, le "véritable" anniversaire, c'est aujourd'hui, l'anniversaire du mariage religieux.

Vingt-cinq ans. Je dois pouvoir considérer que j'en suis à la moitié de ma vie d'adulte, car il est plus probable que je vive jusqu'à soixante-quinze ans que jusqu'à cent, en tout cas en pleines possessions de mes moyens intellectuels.
La moitié parcourue donne une idée de la moitié restant à parcourir. C'est difficile de donner une épaisseur à la durée. On tend à imaginer le temps de façon logarithmique, si je puis dire, ou selon les règles de la perspective: autant ce qui est proche conserve une durée réaliste, autant ce qui est lointain est déformé, plus tassé.

Il s'agirait donc de donner aux années à venir la même durée que les années passées, de déplisser le temps.
Je pense à cette remarque de l'équipe traversant l'Antartique avec des chiens: «arrivés à la moitié, c'est devenu plus dur, car inconsciemment on s'imagine être arrivé en haut de la montagne et qu'il n'y a plus qu'à descendre, que cela va être plus facile. Mais en réalité la deuxième moitié est aussi longue que la première, et c'est plus dur parce qu'on est fatigué» (impossible de retrouver le titre du film).

Exercice de mémoire, reconstitution du temps passé, vingt-cinq mois d'avril. Ou pas tout à fait, avril 2006 suffira, début des blogs.

- avril 1990 : mariage.
- avril 1991 : je travaille au pire endroit où j'ai jamais travaillé.
- avril 1992 : Je suis enceinte de Clément, peut-être déjà en congé maternité. Nous passons une semaine à Verrière-le-Buisson, chez Brigitte qui nous a prêté sa maison pour que nous la gardions et sortions de notre appartement d'Aubervilliers. H. est tout excité à propos de NeXT, mais je ne sais plus exactement ce qui se passe.
- avril 1993 : Rien de particulier. Sans doute les deux pires années de ma vie. Mon entreprise (une mutuelle d'assurance) a déménagé de porte d'Asnières à Levallois-Perret. Je passe beaucoup de temps à la bibliothèque de Levallois, excellente.
- avril 1994 : Cela fait cinq ans que je travaille (septembre 1989). J'écris à Sciences-Po pour demander un dossier d'inscription dans la filière parallèle réservée aux salariés avec cinq ans d'expérience. (Finalement je serai reprise directement en troisième année après un entretien en juillet).
- avril 1995 : Sciences-Po. Le bonheur. Je suis enceinte de deux mois. Personne ne le sait à l'école, de la même façon que j'ai caché mon fils.
- avril 1996 : J'ai négocié mon départ. Je suis au chômage. Je suis un stage d'anglais d'une semaine avec Anne-Claire à deux pas de la place des Vosges.
- avril 1997 : Rien de particulier concernant avril. Tour G*n. Je suis en train de faire une grosse conn**.
- avril 1998 : Enceinte du dernier de façon imprévue. Je ne sais comment l'annoncer au bureau. Trois mois et demi, quatre mois. Je n'ai toujours rien dit.
- avril 1999 : Nous achetons une maison, le prêt commence en juin. Je suis terrifée, je ne comprends pas comment nous allons nous en sortir financièrement.
- avril 2000 : Nous fêtons nos dix ans de mariage avec des copains, sur la terrasse sous une pluie battante. J'ai rédigé une invitation: «Une maison, trois enfants, venez fêtez dix ans de bonheur bourgeois». Cela ne fait que refléter mon étonnement d'être parvenus jusque là, d'avoir tenu jusque là. C'est la dernière fois que je vois Jacqueline. (Ou pas? ne sommes-nous pas allées à la piscine avec nos garçons l'été suivant? je ne sais plus.)
- avril 2001 : Je cherche à quitter mon entreprise. Je m'ennuie. Je me suis inscrite à un Deug de philo par correspondance (à Toulouse!) J'écris une dissertation sur Platon dans l'arrière-pays niçois (nos premières vacances ailleurs que chez Eric, nos premières vacances payantes), mais je ne sais plus si c'est en avril ou en mai (je songeais au pont de l'Ascension: 24 mai, me dit Google). Nous avons eu une panne de voiture un jour férié, mais je ne sais pas si j'ai encore la facture.
- avril 2002 : Le Pen passe le premier tour des élections présidentielles.
- avril 2003 : Quel jour était le vendredi saint? (le 18, me dit Google). Point de repère pour une autre grosse conn** que je regrette amèrement.
- avril 2004 : Quelque part en avril H. se fait opérer de l'épaule gauche (je ne me souviens pas de cette période, où pourtant il a fallu que je me débrouille seule puisqu'il ne pouvait pas conduire. Je ne me souviens pas.) R.
- avril 2005 : La mort de notre chatte Framboise, peut-être? (c'est cette année-là, mais quand? En mars, en avril? Je l'aimais profondément, nous l'avions depuis juin 1989).
- avril 2006 : François Matton fait des commentaires absurdes sur la SLRC, tout le monde en semble très satisfait. Quand je démontre ses contradictions et sa malveillance, JV vient le défendre. Je suis écœurée par toute cette bêtise pour ne pas dire méchanceté. Je quitte la SLRC.
- avril 2007 : Venise
- avril 2008 : premier article accepté dans une revue universitaire
- avril 2009 : Venise
- avril 2010 : menace d'huissiers. Je suis très secouée.
- avril 2011 : dernière rencontre (en date) avec "lecteur"
- avril 2012 : quelque part en avril je me casse un doigt (ce qui me permet de préparer Porto)
- avril 2013 : je clôture mon premier exercice liasse fiscale incluse
- avril 2014 : entorse — et liasse fiscale, mon lot d'avril tant que je resterai à ce poste
- avril 2015 : j'écris ce post en écoutant plus que regardant La Guerre des Mondes. Je le trouve plus terrifiant que la première fois. Le train en flammes qui passe dans la nuit en respectant parfaitement les règles de signalisation (le passage à niveau) est une idée magnifique.

Cet exercice est inquiétant.

Une partie de golf




Ce dessin m'a rappelé une vieille plaisanterie (7 octobre 1999, me dit mon fichier. C'était les début des mails et tout le monde envoyait la moindre blague à l'ensemble de son carnet d'adresses. Agaçant à la longue, mais j'ai conservé quelques plaisanteries en format .rtf) :


Moïse prend son club de golf et d'un swing élégant frappe sa balle. Elle monte en l'air d'un superbe mouvement parabolique et tombe directement… dans le lac !
Sans montrer la moindre contrariété, Moïse lève son club et les eaux s'ouvrent, lui laissant le passage pour frapper le coup suivant.

C'est maintenant au tour de Jésus. Il prend son club et, également d'une parabole parfaite, (rappelez-vous : la parabole c'est sa spécialité !), il envoie la balle dans… le lac, où elle tombe sur une feuille de nénuphar. Sans s'énerver, Jésus marche sur l'eau jusqu'à la balle et frappe le coup suivant.

Le petit vieux qui les accompagne prend son club et, d'un geste affreux de qui n'a jamais joué au golf de sa vie, envoie sa balle dans un arbre. La balle rebondit sur un camion puis à nouveau dans un arbre. De là, elle tombe sur le toit d'une maison, roule dans la gouttière, descend le tuyau, tombe dans l'égout d'où elle se trouve lancée dans un canal qui l'envoie… dans le lac mentionné ci-dessus.
Mais en arrivant dans le lac elle rebondit sur une pierre et tombe finalement sur la berge où elle s'arrête. Un gros crapaud l'avale et du ciel, un épervier fond sur le crapaud et le saisit. Il vole au-dessus du terrain de golf et le crapaud, pris de vertige, vomit la balle… dans le trou!







Moïse se tourne alors vers Jésus et lui dit:
— J'ai horreur de jouer avec ton père !

Mon histoire juive

C'est un billet que j'avais l'intention d'écrire depuis longtemps, en général l'idée et le désir m'en viennent l'été quand je me dis que j'ai le temps. Puis je me dis que c'est ridicule et sentimental et j'abandonne.

C'est un billet que j'avais l'intention d'écrire depuis longtemps parce que je ne comprends pas la notion d'antisémitisme. Par "je ne la comprends pas", je veux dire que je ne la ressens pas.
Par conséquence je ne comprends pas non plus ce que je peux faire pour "lutter contre l'antisémitisme". Un noir, un jaune, un arabe, je les identifie visuellement. Mais un juif? A moins qu'il ne l'affiche, je ne vois pas comment je pourrais le savoir. Et je trouve étrange de faire "particulièrement" attention à quelqu'un à cause de ce genre de critères (sauf que je le fais — quand celui qui fait la manche dans le métro a de la barbe et un sarouel et que je lui donne un peu plus parce que je me dis que personne ne va lui donner. Discrimination positive. Je n'aime pas beaucoup la discrimination positive. Mon fond républicain s'y oppose spontanément. Ce n'est ni justice ni égalité de droit. C'est une compensation de "perte de chance", une notion qui me semble relever davantage du droit anglo-saxon que du droit romain.)

Première partie - J'ai grandi au Maroc jusqu'au CE2 (juin 1975 - j'en parle de temps en temps: l'autre raison de ne pas écrire ce billet est que j'ai l'impression de radoter). Pour des raisons de voisinage, je crois (plus je grandis moins c'est clair, chaque fois que je pose une question j'obtiens une réponse qui apporte un éclairage différent), je suis entrée en maternelle à l'école juive d'Ag*dir, j'y ai appris à lire, dans la classe de CP en balcon au dessus de la salle de prière (je ne sais pas quel mot convient. Ce serait sans doute l'équivalent d'une chapelle dans une école catholique. Etait-ce davantage, cela servait-il de synagogue?) J'avais quatre ans (deux ans d'avance), je ne comprenais pas ce qu'était cette salle dans laquelle nous n'avions pas le droit d'entrer (parfois les portes immenses étaient ouvertes et je glissais furtivement un œil en ayant l'impression de commettre un sacrilège — j'en rêve parfois), si haute de plafond que la classe en mezzanine était sans doute destinée à ne pas perdre d'espace.

Ma meilleure amie, Carole, était juive (nous discutions en classe, je me souviens qu'un jour, suite à une de mes phrases, elle m'avait expliqué gravement que "pieds" était une partie du corps qu'il ne fallait pas désigner chez eux, que c'était aussi sale que "fesse" pour nous — je n'ai jamais vérifié cette assertion depuis, mais j'y pense lors du lavage de pieds par Jésus dans l'évangile de Jean), il me semble que Natacha ne l'était pas (n'ai-je pas le vague souvenir qu'elle a fait sa première communion avant moi, car plus âgée?) Plus tard j'eus une autre amie dans une autre école, Arielle, que j'aimais beaucoup; secrètement je m'étais dit que j'appellerais ainsi ma fille si un jour j'en avais une (puis à vingt ans un ami me dit que cela faisait lessive (et Timothée shampoing) et c'est ainsi que mes enfants ne s'appellent ni Timothée ni Arielle.).

Carole venait chez nous, j'allais chez Carole. Son père devait travailler dans l'import-export1, il y avait dans la cour un immense entrepôt de caroubes que j'aimais escalader (oui, grimper sur ou dans le tas de caroubes qui atteignait presque le toit). Je croquais parfois dans une gousse, c'était sec, dur, avec un goût de caoutchouc brûlé dont je ne pouvais décider si je l'aimais ou pas. J'ai vu aussi une fois, sans doute quand le père de Carole faisait visiter l'usine à mes parents, un tapis roulant sur lequel défilaient des amandes décortiquées: il s'agissait pour les ouvrières de trier les amandes amères (je n'ai toujours pas compris à quoi elles étaient reconnaissables, mais j'y pense quand je tombe sur une amande amère — mais aujourd'hui cela n'arrive quasiment jamais: pourquoi?)

C'est chez elle que j'ai vu et mangé ma première grenade (entièrement égrénée par les soins de la Fatim, c'était si beau, ce rouge mouillé) et un Astérix en latin (stupéfaction). Un soir où j'étais restée dîner, j'assistai à une cérémonie solennelle où une coupe passait de main en main et à laquelle je fus invitée à boire moi aussi. Je m'étais sentie très fière et très honorée. Ce n'est que des années plus tard que je compris qu'il s'agissait sans doute d'un rite du sabbat.

Parfois c'était l'inverse, Carole restait chez nous. Je me souviens qu'un jour Carole s'était fait gronder par sa mère quand celle-ci avait appris que sa fille avait refusé du lapin: leur règle d'éducation était de manger ce qui était présenté s'ils n'étaient pas chez eux ou entre eux. (Je me souviens qu'à cette occasion mes parents avaient appris que les juifs ne mangeaient pas de lapin: "sabot fendu", dit le Lévitique (c'est sans doute dans le le Lévitique), que je lus douze ans plus tard). Je me souviens de conversations entre parents, notamment que les X. possédaient deux passeports, un pour les pays arabes et un pour Israël (ce que je ne compris que beaucoup, beaucoup, plus tard, en apprenant que les pays arabes refusaient les passeports tamponnés par Israël (je ne sais pas si c'est toujours le cas)).

Un jour, je posai la question à mes parents: «Qu'est-ce que c'est, un juif?» (Je n'ai posé que trois questions à mes parents, celle-ci est l'une des trois.) Réponse: «ce sont des gens qui ne croient pas que Jésus est le Fils de Dieu, ils attendent encore un Sauveur».
Ah. C'était clair (j'allais au catéchisme et ma foi avait été immédiate), c'était curieux mais parfaitement compréhensible: après tout, l'Evangile était plein de gens qui refusaient de suivre Jésus parce qu'ils ne le croyaient pas. Ils attendaient encore: c'était énigmatique et très intéressant, j'essayais d'imaginer l'attente.

Nous rentrâmes du Maroc, j'écrivis à Carole jusqu'en cinquième. Elle me dit qu'elle aimait beaucoup La brute de Guy des Cars; j'empruntai le livre, le trouvai mauvais et j'arrêtai d'écrire à Carole. (Mais quelle snobe j'étais!) (Plus tard, par ma mère qui revit la sienne en retournant à Ag*dir, j'appris qu'elle avait épousé à Paris le fils d'un rabin de stricte obédience qui passait son temps à servir de chauffeur à son père qui ne voulait pas conduire. Elle a divorcé quand son fils avait deux ans (fils du même âge que mon aîné).)

Fin de la première partie. Intermède.
Je lis Un sac de billes avec obéissance sans comprendre le nœud de l'affaire, sans comprendre qu'être juif vous valait d'être pourchassé, je lis le Journal d'Anne Franck sans comprendre pourquoi les profs s'esbaudissaient, s'il suffisait d'écrire "Cher journal" dans un cahier, je pouvais en faire autant (il faudrait que je le relise aujourd'hui.)
En quatrième, je découvre les camps de déportation en lisant Christian Bernadac, prêtée par une fille de la classe qui devait sa douloureuse popularité au fait d'avoir un an de retard et d'avoir perdu son père en cinquième dans un accident de mobylette sur le pont de Blois alors qu'elle était déjà orpheline de mère. Elle faisait partie de ces cancres prestigieux paraissant plus mûrs que les autres — et surtout que moi, la grosse tête avec un an d'avance qui aurait tant aimé voir autre chose que de l'indifférence dans ses yeux — donc je lisais Bernadac, Les mannequins nus, les camps de femmes et les expériences médicales. Mais ce sont des livres qui parlent surtout des résistants et des prisonniers politiques.
Conséquence secondaire: j'arrête de travailler l'allemand alors que j'étais excellente dans cette matière. (En terminale, je prendrai l'anglais en première langue alors que je ne l'ai jamais maîtrisé.)

Cette même année, 1979, Holocauste est diffusé. Le mardi, mes parents nous laissent seules, ils vont jouer (apprendre à jouer) au bridge. Nous restions seules pour regarder la télé, avec autorisation de nous coucher tard puisqu'il n'y avait pas école le lendemain. La seule interdicition que j'eus concerna Holocauste: il ne fallait pas regarder cela. Il y avait des choses qu'il était inutile de remuer fut à peu près l'explication que j'obtins quand je demandai la raison de cette interdiction.
Bizarrement je la respectai. Enfin, ce n'était peut-être pas si bizarre: j'en entendais parler à la radio et je me souviens d'une scène de viol dans un appartement: je suppose que j'ai dû essayer de regarder une fois et décider de respecter l'interdiction.

En terminale, un jour que le prof de philo était absent, j'allai seule voir mon premier film en salle qui n'était pas un Disney (je n'avais pas dû aller au cinéma depuis mes dix ans): Au nom de tous les miens. Je ne sais plus expliquer pourquoi. En avait-on parlé à la radio? Etait-ce parce qu'une autre amie de collège, perdue de vue depuis, ne jurait que par ce livre? Toujours est-il que je fus frappée par le ghetto de Varsovie, par les gâteaux donnés aux enfants mourant de faim, par l'arrivée au camp, les suicides de la première nuit et l'évasion, mais je n'en tirais toujours pas l'idée générale de l'antisémitisme, je ne voyais que la confirmation que les nazis étaient monstrueux.

Deuxième partie. Il fallut attendre la claque de Shoah, les deux séances de quatre et cinq heures dans une salle du 15e et la marche dans Paris jusqu'à mon internat du 5e, dans l'incapacité de prendre le métro, marche destinée à absorber le choc (et les visages polonais me rappelant mon grand-père faisaient partie de ce choc) pour que la haine du juif prenne corps pour moi.
La démonstration centrale du film était simple: il n'y avait pas de rapport entre un camp de concentration et un camp d'extermination. De l'un il pouvait arriver qu'on sortît vivant, dans l'autre on était mort trois heures plus tard.
Hilberg expliquait l'évolution de deux mile ans d'histoire: «Vous ne pouvez pas vivre parmi nous en tant que Juifs; vous ne pouvez pas vivre parmi nous; vous ne pouvez pas vivre.»
Je me mis à lire, beaucoup, mêlant témoignages et ouvrages plus théoriques. Le Hilberg quand il sortit en français (été 1988) (puis une deuxième fois, plus tard), Poliakov, Rudnicki, Primo Levi, Buber-Neumann, Aranka Siegal, Todorov, Pressac, Rudolf Hoess, Gitta Sereny, le livre noir de Grossman et Ehrenbourg,… jusqu'à ce qu'Hervé me demande un jour si ce n'était pas une obsession morbide et malsaine.
Je ne savais pas répondre à cette question, mais elle m'inquiéta: et s'il avait raison, si toutes ces lectures relevaient d'une jouissance maladive et sadique? Je n'en savais rien mais je ne voulus pas, par respect, prendre le risque. J'arrêtai mes lectures.

En 1995, je reprends mes études, plus exactement j'en termine la dernière année (après les avoir interrompues en 1989 pour travailler, me marier et mettre mes parents devant le fait accompli). Il se produit alors un incident bizarre. L'un de ceux avec qui je m'entends le mieux (ce n'est pas si facile, je détonne par mon alliance, même si je cache que j'ai un enfant) s'appelle Vincent T*nenb*um. Et un jour la conversation donne cela:
— Mais évidemment que je suis juif !
— Comment ça, évidemment ?
— Mais tu as vu mon nom ?
— Oui. Qu'est-ce qu'il a ton nom ?
A sa façon de me regarder pour vérifier que je n'étais pas en train de me moquer de lui, je compris que je devais être passée à côté de quelque chose d'énorme. Et c'est ainsi que j'appris, à vingt-cinq ans passés, qu'il existait des noms juifs, des noms à consonnance juive. Je n'y avais jamais fait attention, je ne savais pas que c'était significatif. Ce jour-là, je compris pourquoi ma mère riait parfois en parlant du frère de Carole, qui portait un nom du genre David Bensimon.
Tout cela pour dire que l'identification du "juif" est quelque chose qui ne m'effleure jamais, qui ne me vient à l'esprit que si l'on m'oblige à y penser.

J'en viens à ma question (car j'ai une question. Je raconte tout cela à cause de l'ambiance actuelle, de l'idée tout de même étrange à mon avis qu'Israël est un lieu plus sûr que la France, mais j'ai une question personnelle.) En avril 2012, après que RC eut annoncé qu'il voterait Le Pen, je découvris que Rémi en ferait autant. La raison qu'il donna fut l'affaire Merah, provoquant mon désarroi: impossible pour moi de comprendre qu'un universitaire et juriste puisse cautionner l'extrême-droite, surtout lui si sensible au fait que l'antisémitisme allemand était passé par la définition juridique du juif.
— Mais enfin, tu te rends compte qu'il a tué des enfants juifs?!
— Mais quel est le rapport avec le fait qu'ils soient juifs? Est-ce qu'ils ont plus de valeur que les miens parce qu'ils sont juifs?

Rémi2 m'a regardée d'un air profondément scandalisé.
Il était sincère, j'ai vu que ma question lui faisait horreur. Mais je n'ai toujours pas compris pourquoi. Est-il vraiment logique de rallier l'extrême-droite pour défendre les juifs? (Non, je suis sûre que non.) Ai-je vraiment dit quelque chose de scandaleux? Suis-je antisémite en pensant que mes enfants valent des enfants juifs, que des enfants juifs valent mes enfants, et surtout est-ce antisémite de ne pas voir, de ne pas faire, de différence, de ne pas comprendre la différence? (Pourquoi ai-je la sensation que ne pas voir ou ne pas faire la différence est sain, que ne pas la comprendre est une anomalie ou un handicap pour saisir notre monde contemporain? (Ou l'inverse? Si tout le monde était dans la même incapacité que moi, une partie du problème, voire tout le problème, serait-il résolu?))



1 : je trouve leur nom dans ce document en cherchant ce soir, mais ce ne sont peut-être que des homonymes.
2 : je donne le prénom pour ceux qui le connaissent. (Rien de confidentiel, il ne cache pas ses positions.)

Les radiateurs

Hier soir nous évoquions au bénéfice de mes parents le jour où le tuyau d'un des radiateurs, rongé de rouille, a cédé, aspergeant l'ordinateur (heureusement la paroi de la tour) et un angle de la bibliothèque (les livres ensuite mis à sécher dans tout le salon, journal entre les pages, à la façon des herbiers).
A ma grande surprise, à nous quatre nous avons présenté trois versions de l'histoire : cela s'est-il passé le jour ou la nuit, étions-nous au dernier étage ou en train de remettre en eau les radiateurs des chambres après les avoir purgés, est-ce C. ou moi qui avons donné l'alerte? Il faut bien dire que le récit de C. me paraît plus logique, plus crédible, que mes souvenirs.

J'ai un problème avec mes souvenirs: je sais que certains sont rêvés. J'en suis certaine, car dans un cas au moins, je me vois très précisément en train de lire un livre dans la bibliothèque du collège, or il est totalement impossible que j'ai lu ce livre-là au collège. Donc l'image que j'ai est une image rêvée. Combien des images en moi sont-elles des rêves et non des souvenirs?
Cela me fait regretter de ne pas avoir tenu ce blog plus tôt (mais avant, les blogs n'existaient pas).

Mais enfin, inutile de regretter puisque ayant un blog je n'ai pas raconté l'épisode ici. Dommage, sinon nous aurions eu la réponse. C'est bien parce que je me suis aperçue de ce manque de substance que j'ai commencé à détailler davantage le quotidien. A l'époque je devais trouver cela trop personnel.
On trouve trace du changement de radiateurs ici. C'était sans doute la première fois que nous faisions appel à notre plombier portugais. (Pour la petite histoire, il ressemble un peu à James Gandolfini avant qu'il ne devienne obèse, sans doute moins grand mais avec le même sourire).

Souvenirs géographiques

Week-end chez mes parents en présence de ma tante maternelle qui cherche la tombe d'un de ses oncles tué en Albanie durant la première guerre mondiale (relique familiale: le portefeuille troué de la balle mortelle). Le lieu présumé de sa mort, Voskopojë, semble de toute beauté (toujours cet étonnement qu'un lieu mythique ne soit finalement que terrestre. Je me souviens de ma surprise et de ma déception, enfant, que franchissant une frontière, ce soit exactement pareil de l'autre côté: dès lors, à quoi bon?)

Je parle de "ma" cuillère. D'après ma mère, elle aurait plutôt appartenu au grand-père de mon grand-père (né en 1911 : la cuillère aurait connu la guerre russo-polonaise de 1831? un arrière-arrière-grand-père né à peu près en 1810? Cela me paraît un peu court: l'arrière-grand-père de mon grand-père?)

Au passage je note ici le nom du village de mes grands-parents paternels: Ozegow (ainsi je ne l'oublierai plus, ou plutôt je saurai où le retrouver). Ce doit être particulièrement sans intérêt: rien sur Flickr.

Dernier lieu: le lac de Constance. Le père de mon grand-père maternel y était cantonné pendant la guerre de 1870 (ça alors! je ne me souvenais absolument pas que cette guerre avait connu des batailles hors du territoire français) et en a ramené deux pipes bavaroises au tuyau en porcelaine.

(On en concluera que les guerres étaient l'occasion de sortir de chez soi.)

Divers

Le plus important : l'escalier du quai central du RER à Yerres est rouvert. (Si, c'est important). Et il est plus large que le précédent : incroyable, ils ont PENSÉ à NOUS.

J'ai appris que César parlait grec, spontanément (il aurait prononcé ses derniers mots en grec, ai-je bien compris mon voisin?). Plutarque rapporte «Elton, eidon, enikésa», en précisant que cela rend mieux en latin: «Veni, vidi, vici»).
Moi qui croyais dur comme fer à Astérix, j'en suis toute retournée.

Hier, je ne me suis pas contentée de me battre avec mon ipod pendant que j'attendais Olivier au conservatoire. J'ai également appelé ma mère. J'ai eu droit à l'une des nouvelles qu'elle adore, celle de la catégorie (quasi)-people-qu'on-connaît. En général ça commence par «Tu te rappelles de …? Eh bien il …». A cela près que cela tombe souvent à plat car je ne me souviens pas de grand monde. Il y a eu le fils du pharmacien d'Agadir cité parmi les responsables d'un scandale financier; cette fois-ci il s'agit de mon parrain: «Tu sais son fils? Eh bien, il a eu une fille trisomique et il en a fait un livre.»
(Une recherche Google plus tard, il s'avère qu'il s'agit en fait d'une BD.)

Cela fait combien de temps que je n'ai pas revu mon parrain? 1993: nous étions descendu à Talence pour un prêt bancaire, l'achat de notre premier appartement. Février 1993. Il habitait un château des Rotschild (l'un des membres de la famille, lequel?) divisé en quatre entre les deux étages et l'escalier. C'était fantastique, le salon allait d'une façade à l'autre, d'est en ouest, trouées des fenêtres ! C'était immense et inlogeable, petites chambres et salles d'eau ajoutées dans les recoins. J'avais découvert qu'il était inutile d'acheter des meubles pour ces grands espaces vides, il suffisait de disposer adroitement de grandes plantes vertes. C'était très beau et très serein, je me souviens encore de la lumière du petit déjeuner sur la table ronde au pied taillé d'un bloc dans un chêne, table louée avec l'appartement car on ne pouvait la déplacer.
Il a divorcé, Hervé s'est offusqué (deuxième divorce, cinq enfants), nous l'avons perdu de vue. Je lui ai écrit une fois bien plus tard, quand j'ai trouvé son adresse mail sur internet (donc en 2001 ou 2002). Il n'a pas répondu. Mais je ne suis pas très douée pour ce genre de lettre.
(En 2008, j'avais trouvé la page de sa dernière fille sur FB.)
J'aimerais bien le revoir parce que j'ai découvert quelque chose qui m'intrigue: c'est mon parrain, il était présent à mon baptême. Or mon père n'y était pas, il n'a réintégré l'histoire familiale que quatre mois plus tard. Et pourtant, je pensais que mon parrain était un ami de mon père. Est-ce pour cela que ma mère l'a choisi? Ou est-ce par elle que mon père l'a connu? Je suppose que cela doit paraître sans importance, mais ça m'intrigue. Il faut dire par ailleurs que mon parrain détonait parmi les amis de mes parents. Pas les mêmes centres d'intérêt (je n'ai jamais entendu quelqu'un écouter autant de musique que lui) et pas le même niveau intellectuel.
Mais évidemment, il est délicat de reprendre contact à l'occasion de ce livre. Ce serait bizarre.

(A me relire, je corrige: j'aimerais bien le revoir parce que je l'aimais beaucoup.)

Dix ans

Dix ans que Jacqueline est morte. Je ne pense pas à elle à chaque fois que je rame. Non, mettons une fois sur deux. Je me dis : «il faudrait que je ressorte en double avec elle, est-ce que j'ai fait des progrès? Que va-t-elle en penser? (Et j'espère secrètement qu'elle sera contente) Ah non, ce n'est pas possible, elle est morte.» D'autre fois je refais l'histoire, j'imagine que je suis restée à l'aviron durant tout le lycée… Christine a l'air d'avoir arrêté, mais j'ai vu une photo de Nathalie avec une médaille autour du cou… Mais les relations avec Nathalie étaient trop compliquées pour que je reprenne contact. Tant d'années après j'en suis encore intimidée. Elle n'avait pas peur des garçons, elle, (et pourtant elle n'était pas jolie, tendance laide), elle sortait avec Castor (elle était sortie avec, ça n'avait pas duré très longtemps. Ou bien si?), tous chantaient en chœur ce soir je serai la plus belle pour aller danser, je les regardais, la chanson me réjouissait, je ne la connaissais pas et je ne chantais pas et je donnais l'impression de désapprouver leur exubérance moi qui profitais intensément impassiblement de leur gaieté, elle ramait en compétition en skiff (est-ce qu'elle a eu une médaille en skiff, récemment?) mais l'année où nous sommes allées au championnat de France, Thierry et elle ont été recalés aux éliminatoires tandis que Jacqueline et moi accédions aux demi-finales à la surprise de tous (et je m'étais sentie coupable de retarder le retour à la maison d'une journée pour courir cette course dans laquelle nous n'avions pas grandes chances).

Une enquête sentimentale

Les questions ici.

1/ Mon père il y a longtemps, avant qu'il ne change de parfum (Savane) du fait que ma sœur se soit mis à travailler chez Lancôme.

2/ Je ne sais pas. Non, je ne crois pas, mais je ne sais pas où je souhaiterais vivre. En ville, pas loin d'une boulangerie, dans une ville possédant un fleuve ou une rivière.

3/ De la peinture. Un beau bleu royal, profond.

4/ Oui, jusqu'à ce qu'ils se déchirent, pratiquement.

5/ Souvent mais moins avec le temps. Pratiquement plus depuis 2007 (pour une raison précise et biologique que je ne raconterai pas ici, en tout cas pas pour le moment). Davantage dans le sens mourir que changer d'identité.

6/ La "survie" au quotidien (pour faire davantage que survivre, justement).

7/ Dès que les paysages ne sont plus ceux du Val de Loire solognot (toits gris, murs beiges, cheminées rouge briques). Tout le temps, en fait.

8/ Oui. Les boutons de manchette de mon grand-père, les boucles d'oreilles choisies par mon père pour mes trente ans, la croix en émail de ma sœur,…

9/ Jean-Marc Nattier.

10/ Non, je n'ai pas suffisamment navigué pour cela.

Enquête

Les questions sont ici.

1/ Non. Je n'ai pas l'impression d'être attirée, juste de rencontrer lors de concours de circonstances. Des types différents.

2/ Avoir chaud, ne pas mettre de talons !

3/ Quelquefois. C'est toujours la même chose: difficulté à ouvrir un livre de poésie (paresse, pas envie de l'effort), difficulté à le fermer (intense ravissement).

4/ Oui, si on appelle être utile faire rêver ou porter un souvenir. Disons pas forcément "utile" mais ayant toujours une raison.

5/ Non. Un mail, peut-être.

6/ Oui si je peux! (étendre du linge…) Mais ça devient difficile car nous avons fixé la ligne fixe de la maison (je veux dire que ne supportant plus la mauvaise réception des téléphone sans fil, nous avons repris un téléphone avec fil (cordaire?))

7/ Non. Mais pour moi c'est forcément petit. Je songe à Jérémy à la Réunion ou en Islande: évidemment, ce n'est plus la même chose. Mais je ne connais pas ce genre d'îles.

8/ Non.

9/ Italie

10/ Non. Des micro-absences. L'anti-fugue, plutôt: s'absenter et revenir sans que personne ne s'aperçoive de mon absence. Etre ailleurs. Habitant Blois, j'ai ainsi passé une journée à Paris pendant mes années de lycée, habitant Paris, trois jours à Venise, je pars au bureau et je vais en cours, etc. Aujourd'hui avec le TGV c'est encore plus facile. Je pense que personne dans mon entourage n'a su que j'avais assisté à la thèse de Tristan, par exemple.

Enquête

Les questions sont ici.

1/ Non, je la ramasse et la donne au chat en pensant à ma grand-mère qui la mettait dans ses gâteaux (et je me dis a) que je suis bête b) qu'elle serait choquée).

2/ Non. Un ami m'a parlé des urgences psychiatriques, je conserve précieusement l'information que cela existe (je n'imaginais pas qu'il pouvait y avoir un service d'urgences psychiatriques comme il y en a pour les urgences corporelles.

3/ Oui quand je les regarde (je suppose que seuls les bons sont encore montrés!), mais je n'ai jamais envie de les regarder avant de m'y mettre (c'est comme beaucoup de choses: content pendant et après, jamais envie avant, donc il faut se forcer).

4/ Aucun. La varicelle, ça gratte ("Ne te gratte pas, ça va faire des cicatrices")

5/ Je n'en applique aucune et pourtant je devrais. Le plus efficace pour moi est de me rendre parmi les livres, librairie ou bilbiothèque, et de me promener, de les regarder. Je n'ai pas besoin de les ouvrir, juste de sentir qu'ils sont là. Tout redescend, la pression sanguine, le rythme cardiaque, les idées noires, l'indignation… mais je n'y pense pas — et puis ce n'est pas forcément facile.

6/ A en croire un ami, oui. Des cernes noires.

7/ Oui, beau, très beau (NB: j'écris cela le 27 septembre 2014 et je suis contente car j'irais sans doute ramer.)

8/ Il y en a combien? Plus de 300? 10 à 15 %, j'en ai peur.

9/ Oui, avant ou après, mais oui (ensuite j'oublie les inconnus).

10/ La rumeur lointaine, très lointaine, de voitures, trains ou avions. La ville, quoi. Et un hibou certains soirs, fenêtres fermées.

Enquête

Les questions sont ici.

1/ Les grillons, les cigales, les oiseaux au lever du soleil.

2/ Oui, je ne jette plus mes cigarettes, je les mets à la poubelle! (Sinon, sinon… d'une part beaucoup de choses que j'ai toujours faites (économie d'eau, d'électrécité, réutilisation des emballages, etc, en souvenir, en hommage, à ma grand-mère, à la ferme sans eau courante quand j'étais petite), et beaucoup de choses que je fais malgré tout en pensant au "mal": utiliser l'iPhone en pensant aux enfants envoyés dans les mines, acheter des œufs en pensant aux poules en batterie («Tu es complètement folle» me dit Hervé.))

3/ Oui, 26 décembre 1984, je pense. Tarot toute la nuit. Rencontré Hervé (P***, trente ans cette année!)

4/ Oui, c'est certain. Les titres racoleurs notamment, comme Pas dans le cul aujourd'hui, par exemple.

5/ Ma classe de première. La chaleureuse atmosphère que nous avions développée entre nous trente. Les profs n'avaient jamais vu ça.

6/ Non. Quand je veux quelque chose, tout devient soudain naturel, évident: une action puis une autre, enchaînement.

7/ Qu'on cuisine pour moi (courses incluses!) Je veux bien me charger de la vaisselle et de la remise en ordre après.

8/ Qu'on m'en raconte. J'aime intensément dans le film Out of Africa la façon dont la baronne raconte des histoires.

9/ Non, plus maintenant. Je n'écoute plus rien, sauf dans la voiture, ce qui passe sur France Musique au moment où j'y suis (RFM si France Musique m'agace, RFI si RFM m'agace).

10/ Que je viens de France, oui, c'est sûr.

Enquête

Les questions sont ici.

1/ Aux Halles à Paris, ça compte? J'avais vingt ans, je traversais la station vers onze heures du soir pour rentrer à nanterre, assez souvent, et souvent en chaussures plates vert pomme, mini-jupe et gilet rose. On m'a demandé mes papiers. A la fin, j'ai demandé «Mais pourquoi? — Vous ne devinez pas?» J'ai compris qu'ils me prenaient pour une pute. Je les ai regardés, je ne leur ai pas dit que je sortais de cours à Sciences-Po à dix heures et demie.

2/ Non, à quoi bon?

3/ Non, mais de temps en temps je pense à me faire une solide collection de tee-shirts parisiens (je ne le ferai pas, pas assez d'occasion de les porter. Je préfère une collection autour d'Alice).

4/ Ni l'un ni l'autre.

5/ Non, pas le niveau et pas assez de globules rouges. Mais j'aurais aimé cela. Je n'aime pas la compétition (mental fragile) mais j'adore l'effort (obstinée).

6/ Indifférent.

7/ Oui. Mon acte de naissance est très bordélique, apparemment je m'appelais France, Valérie, puis c'est devenu Valérie, France. Impossible de demander des explications sans faire pleurer ma mère. J'ai renoncé.

8/ Rarement, mais par bonté pour les portes! J'ai cassé une poignée en porcelaine un jour (1992, 1993) tellement j'étais énervée contre mon bébé qui ne voulait pas dormir (drôle de méthode, certes, mais vaut mieux passer sa colère sur la porte, malgré tout. Néanmoins j'ai eu peur de moi-même et depuis je fais attention).

9/ Dans l'ordre, toujours.

10/ Pas de membre de la famille dans ce cas.

Enquête

Les questions sont ici.

1/ Des posters de chevaux. En terminale j'ai tout enlevé. Il n'y a plus rien eu.

2/ Oui.

3/ Oui. En particulier une de L'Homme de Rio: «Quelle aventure!»
Sinon Les Tontons flingueurs, Faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages, Shreck I et II, etc. Grosse culture geek à la maison.

4/ Non, je n'aime pas. Hélas je cède à la tentation de temps en temps, plus pour le plaisir de mettre les autres mal à l'aise que par réelles convictions. Bref, des agissements de peste, il faut que j'arrête (résolution 2015).

5/ Il me semble que oui, un peu plus qu'avant. Mais ce sont des situations dangereuses, je risque d'exploser à tout moment (encore durant les journées passées chez ma mère à Noël : failli hurler devant le visage fermé de ma sœur, je ne supporte pas cette façon délibérée de refuser la joie. Je n'ai rien dit mais je suis partie au plus vite.)

6/ Euh… intellectuelle et spirituelle. Immatérielle, I presume.

7/ Rarement

8/ Septembre octobre s'il fait beau. La lumière est merveilleuse.

9/ Oui, cela aurait fait 25 ans en décembre dernier.

10/ Sans doute. Il me semble que durant mes années Sciences-Po tout le monde croyait que je sortais avec Patrick.



Répondu le dimanche 4 janvier 2015.

Winston

Quand nous étions à Agadir, nous passions tout notre temps à "L'Hacienda", un hôtel à bungalow pas loin de l'oued entre In*zgane et Agadir (à l'époque, c'était une zone de terrains vagues autour de l'aéroport, il paraît qu'aujourd'hui tout est construit). Il y avait une piscine, des orangers, des cours de tennis et un club d'équitation (ma récompense quand j'avais bien travaillé, c'était une balade à cheval de deux heures qui permettait d'atteindre la plage. Comme j'étais excellente élève et que mes parents n'avaient pas envie de me l'accorder car ils trouvaient que deux heures, c'était beaucoup pour mon âge (six ou sept ans), ils avaient choisi le pire critère: mes notes en écriture. J'ai dû faire deux balades en tout et pour tout).

Bref, "ce que je voulais dire, c'est que" il y avait un cheval blanc qui s'appelait Winston. Il avait tourné dans un film et savait se coucher sur commande. Il s'appelait Winston car il avait été dans ce film la monture de Churchill.

Le cheval de Lone Ranger lui ressemble beaucoup, en plus fantaisiste.

Prélude

Je me souviens de la première fois que j'ai mis les pieds à la bibliothèque de Versailles. J'étais en hypokhâgne, je venais chercher des livres pour la première dissertation de philo de l'année («Pour philosopher, faut-il lire les philosophes?»). Je ne savais pas ce qu'était l'hypokhâgne, je ne savais pas qu'elle préparait un concours, au bout d'une semaine j'avais compris qu'il n'y avait plus de math ni de physique du tout, je venais de passer une année très dure en terminale C avec une prof de physique qui me méprisait parce que j'avais eu une bonne note au bac de français (je vous jure que c'est vrai. Si j'avais pu prévoir cela, j'aurais menti sur la-dite note) et une stagiaire de math qui ne m'avait donné aucune chance (avec le prof titulaire je crois que cela se serait passé différemment), dans un état dépressif latent non diagnostiqué (mais avec 8/5 de tension en février (ce qui n'a amené strictement aucune réaction de la part de ma famille. Je me souviens du médecin qui a repris ma tension trois fois, stupéfait. Mais ce n'était pas notre médecin de famille, il était stomatologue, il n'avait rien fait ou dit)), nous avions rempli tous les dossiers possibles pour que je n'aille pas à la fac et j'étais prise en hypokhâgne, à trois semaines du bac les cours avaient cessé pour permettre les révisions, j'avais alors descendu systématiquement toutes les annales disponibles, stupéfaite de découvrir à quel point c'était facile et comme j'aurais pu avoir une année agréable si je m'en étais rendue compte plus tôt (mais le propre d'un dépression, c'est bien de ne plus permettre ce genre de lucidité), j'arrivais à Versailles en hypokhâgne et c'était un autre monde.

J'ai ouvert la porte de la bibliothèque de Versailles, j'ai avancé de quelques pas sur le parquet dans la salle dorée, et debout à la hauteur de la table des revues, je me suis mise à pleurer.

Retour sur une vie (psychanalyse)

Cette planche de BD, dans le contexte d'un week-end orageux (orage dont j'espère que l'explication se trouve dans des médicaments mal dosés), m'entraîne dans des souvenirs que je ne mettrai pas tout de suite en ligne, pour ne pas qu'ils soient lus par trop de lecteurs.

Je n'avais jamais pensé au prince charmant, ma mère m'ayant suffisamment répété que j'étais insupportable pour que je sois persuadée que je serais seule (et cela me convenait très bien. Il n'y a pas longtemps sur FB en lisant deux femmes se pâmant sur des histoires de pirates ("j'en étais amoureueueuse quand j'étais petite!!!"), je me suis rendue compte que j'avais toujours été le pirate ou le mousquetaire, jamais la femme du pirate. Le conjugal n'a jamais été instinctif chez moi.)
(Aujourd'hui, en faisant le compte des reproches de mon mari, je me dis que ma mère devait avoir raison.)

Le travail? J'en avais une définition négative: ne pas être prof (le métier de mes parents). Pas ingénieur parce que cela me faisait peur (comment ça construire des ponts? mais je ne sais pas faire ça, ça va s'écrouler), pas médecin puisque ma mère, toujours elle, avait décrété que j'étais trop égoïste, alors… Ma mère (éternellement: on se demandera après pourquoi je me méfie autant des femmes) avait repéré que dans les classements de L'Etudiant, Sciences Po apparaissait à la fois dans les fac et les grandes écoles.
Et c'est ainsi que je me suis retrouvée à Sciences Po.

J'imaginais surtout que je marcherais. Mon idée du futur, c'était un sac à dos, droit vers le soleil levant, vers Vladivostock. Jusqu'à la mer. Je rêvais sur un fleuve ou une région, le Iénisseï pierreux (j'ai toujours eu un faible pour les régions désertiques au nom magnifique: les îles Kerguélen, rêve d'enfant).

J'aime beaucoup la pub sur la formation continue qui passe en ce moment au cinéma: un petit garçon demande à son père «Et toi, tu veux faire quoi plus tard?»

Je n'ai pas abandonné l'espoir, mais je ne sais pas l'espoir de quoi.

Les mangeoires

En écoutant la lecture de l'évangile de Noël (Saint Luc), je me disais que finalement je devais être l'une des rares de mon âge à avoir un souvenir de mangeoire, un souvenir chaleureux, dans l'odeur des vaches, des chèvres et le bruit des traits de lait dans les seaux.

Mon souvenir le plus ancien d'une messe de Noël est un sermon qui étrangement racontait un conte: il n'y a pas de chat dans la crèche car le jour de la naissance de l'Enfant il ne put s'empêcher d'attrapper et tuer un oiseau. Je ne me souviens plus comment se terminait ce sermon, le chat fut-il plus tard pardonné? C'était il y a longtemps, à Sainte-Anne, à Agadir.

Ensuite, rentrée en France, toute mon enfance, la quête de la messe de minuit fut destinée à l'entretien de la deux-chevaux du curé. Une année, au grand émoi des villageois, un Saint-Cyrien en grande tenue assista à la liturgie, faisant se retourner toutes les dames.

Témoignage

A nouveau un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques: il n'était certainement pas fortuits, il faut que quelqu'un ait voulu donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace.

Primo Levi, Lilith, p.12-13 (Liana Levi, 1987)

Ma grand-mère m'avait parlé des attaques aériennes durant l'exode, Paul est le seul qui m'ait parlé du hurlement des avions et de la panique que ce bruit à lui seul provoquait. (Mais peut-être que je me répète, il me semble l'avoir déjà écrit. Envie de laisser ici le nom de Paul, de temps en temps (qui n'est pas son nom, mais puis-je réellement laisser son nom ici?)).

Que devient Cavanna ?

En quittant la rame j'aperçois un gros homme avec la moustache de Cavanna (en gris et non en blanc).

Peut-être parce que je lis Pereira prétend, peut-être parce que ma grand-mère est en train de mourir, je me demande «Que devient Cavanna?»

Je ne l'ai jamais lu, j'ai feuilleté Les Ritals (peut-être) chez un ami en mai 2002[1], où le livre côtoyait un livre de Maurice Thorez. J'aime surtout la tête de Cavanna. Je l'ai croisé une fois ou deux sur le boulevard Saint-Germain et j'ai trouvé qu'il ressemblait à ses photos.

Je me souviens du papier qu'il avait écrit au moment du 11 septembre 2001 dans Charlie-Hebdo, dans lequel il évoquait ses souvenirs de Berlin pendant la guerre: nettoyer après les bombardements. Je me demande si j'ai conservé cet article quelque part, il faudrait que je cherche.

Arrivée ici, j'ai ma réponse: Parkinson.

Notes

[1] Facile, c'était ses dix ans de mariage

Williamsburg et Virginia Beach

Déception à Williamsburg, un peu par notre faute (partis beaucoup trop tard de chez Ruth, nous avons longtemps bavardé autour du petit déjeuner), arrivés presque à midi à Williamsburg, payé une fortune les billets pour la journée, pour découvrir que la plupart des "attractions" (toujours sur le mode jeu de rôle en 3D) se terminaient à dix-sept heures... eh bien sûr nous avons pris le temps de manger colonial dans l'une des auberges, ce qui a encore diminué notre temps utile. Je crois que cela énerve passablement Déborah. Moi aussi. Williamsburg m'a beaucoup déçue, sans doute parce que j'en avais un souvenir idyllique, venue ici dans le petit matin il y a plus de vingt ans.
Tant pis. Nous ferons mieux une autre fois, nous nous organiserons, nous partirons plus tôt, nous mangerons plus vite. Ou nous ne reviendrons jamais.

Toujours en vertu de mes souvenirs, nous avons tenté de trouver une statue de Pocahontas. Las, l'i-phone nous a conduit… au débarcadère d'un bac permettant de traverser un lac, ou un bras de rivière (tout est très vert, très irrigué, nature luxuriante). Nous avons fait demi-tour tant bien que mal, paniqués à l'idée d'être obligés de rester sur le bateau, de traverser la rivière, de devoir revenir, d'être en retard ce soir, de… (galope, galope l'imagination paniquée).

Peut-être avons-nous aperçu Pocahontas de loin. Une fois de plus c'était un parc historique (je n'ose écrire d'attractions), et il était fermé. Peut-être celui de Jamestown. Ruth cherche à démontrer que ses ancêtres faisaient partie des premiers colons de Jamestown: «C'est encore plus prestigieux que les descendants du Mayfloyer», nous dit-elle.

Nous apercevons une biche et deux faons tachetés de blanc; trop loin, pas de photo.

Direction Virginia Beach, c'est loin, sans doute parce que cette journée fut décevante.

Rendez-vous dans la maison où j'ai passé un mois il y a vingt-huit ans. Elle est vide, Ruth et Chip attendent que le marché immobilier remontent pour la vendre. En attendant ils font des travaux. Le jardin est impeccable, il doit y avoir un jardinier qui passe. Comme d'habitude, je suis impressionnée par l'absence de clôture, de volets: qui laisserait sa maison vide ainsi sans protection en France? Y a-t-il des alarmes? Ou sont-ce les voisins qui surveillent le quartier?
En nous attendant Ruth et Chip ont gonflé des matelas pour les enfants, nous dormirons dans le seul lit de la maison. Avec un pincement, je montre aux enfants ce qui fut ma chambre; c'est la dernière fois que je la vois, je suis revenue juste à temps.

Nous avons rendez-vous à Virginia Beach le soir. Soirée pizza chez la fille de Ruth. Elle a deux ou trois ans de moins que moi. Quand j'étais venue à dix-sept ans, elle semblait bouder, un peu jalouse de l'attention que me portait sa mère — qui me consacrait absolument tout son temps. Au milieu de mon séjour, elle s'était retrouvé aux urgences: mononucléose, grande faiblesse et grande fatigue, et j'avais culpabilisée d'avoir tant accaparé sa mère, et d'avoir mis sur le compte de la bouderie ce qui était peut-être la marque de sa fatigue (mais c'était peut-être malgré tout de la jalousie, puisque j'étais pour un mois la fille idéale, qu'on pouvait emmener dans tous les musées et maisons des environs sans que mon enthousiasme diminuât).

Mais tout cela est loin. Soirée pizza, beaucoup trop de pizzas du fait de l'angoisse maternelle de Ruth. Kara vit avec un musicien dont la fille travaille comme serveuse à Los Angelès (elle n'a pas trouvé d'emploi avec son diplôme de marketing; Chip pense qu'elle devrait poursuivre ses études). Elle téléphone tous les jours à son père, et celui-ci revient excité et désespéré: «Vous savez ce qu'elle m'a demandé? Si je savais qui était Neil Young!! Si je sais qui est Neil Young?»
Sa fille croise beaucoup de stars, Georges Clooney a très bonne réputation, il laisse des pourboires royaux.

Les enfants s'endorment sur le canapé. Il est tard.

A fronts renversés (une fois de plus)

Quand je suis entrée en hypokhâgne, je venais d'un bac C, d'une famille de matheux. Un ami de mes parents s'était exclamé spontanément en apprenant ce que j'allais faire l'année suivante: «Quelle déchéance!».
Quelques semaines plus tard, je regardais muette une de mes camarades de classe (l'une des plus sottes (ce qui est peut-être une explication, je m'en avise)) dire gravement: «N'oublions pas que nous sommes l'élite de la France».

J'ai l'impression de revivre la même situation. Entourée en temps normal de philosophes m'assurant que seule la philosophie conduit à la vérité et qu'entre foi et superstition l'écart n'existe pas (cf. Leo Strauss), je me retrouve dans une salle où chacun semble persuadé que le théologien est "mieux" que le philosophe.

Bon.

(Jean-Luc Marion parle de: urgence kérygmatique // délai herméneutique. Ça me plaît.)



(Front renversé encore: débat entre un théologien et un philosophe, c'est le philosophe qui est prêtre).

L'Iliade, suite sans fin

La colère d'Achille: je pensais que cela signifiait sa fureur au combat, mais en fait, c'est sa bouderie et son ressentiment. Je commence à être vraiment curieuse de découvrir ce qui le convaincra de revenir au combat. (Il vient d'autoriser Patrocle à conduire les Myrmidons au combat.)
(Car de L'Iliade je ne connais que deux épisodes: la mort d'Hector et le cheval de Troie, qui nous furent racontés par une institutrice de CE2 (elle avait raconté aussi l'histoire d'Adam et Ève, et celle de Marathon.))

Que de précisions anatomiques dans la description des coups mortels.

La famille

Nous fêtons les soixante-dix ans de mon oncle (le frère de mon père). Avant le départ, je fais réviser l'arbre généalogique (j'ai une fille qui confond les deux (les quatre) côtés de la famille, ce qui met ma mère en transes, elle qui a une conception très possessive de la famille (tous les défauts génétiques viennent des autres branches que la sienne): donc je fais réviser pour éviter les incidents diplomatiques).

— A., la petite blonde ?
— Tu sais, des petites blondes, ce n'est pas ce qui va manquer.

Depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, quatre enfants sont nés. Tous blonds. Les yeux bleus sont plus aléatoires.


Les souvenirs m'assaillent. J'ai été très malheureuse de quitter le Maroc à huit ans, et mes parents m'avaient promis que nous retournerions à Agadir aux grandes vacances suivantes. Nous nous mîmes en route... et nous nous arrêtâmes chez mon oncle, dans l'Aveyron.
Je n'ai jamais su si c'était prémédité, si l'on m'avait menti, en d'autres termes; ou si réellement mon père était trop las pour continuer jusqu'à Agadir.

J'errais dans la maison de mon oncle, en chantier, dont seul le rez-de-chaussée était habitable, avec ma tante si fantaisiste qui venait d'avoir un quatrième bébé, j'étais triste, je lisais ce qui me tombait sous la main, je ne sais plus comment je m'occupais, j'avais trois ans de plus que le plus âgé de mes cousins et c'était un monde, surtout que je lisais depuis longtemps.


Cette tante divorcée est de nouveau présente, à la mode de ces familles recomposées dans lesquelles les deuxièmes épouses acceptent les premières, ce que je n'ai jamais compris et ne comprendrai jamais, mais ce qui me réjouit et me console, car j'avais bien cru ne pas revoir, ne jamais revoir cette tante par alliance, puisque cette alliance était brisée.


Tandis que je discutais avec un cousin adepte de «Le passé est le passé», je pensais «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui» et je prenais soudain conscience que je n'avais pas besoin, je n'avais jamais eu besoin, de dormir pour cela: tout (enfin, tout ce que je n'ai pas oublié) est toujours en cercle autour de moi, sans profondeur, immédiatement présent. J'ai toujours pensé qu'il en était ainsi pour chacun, et que cette affirmation de rejeter loin les souvenirs n'étaient qu'une pose ou un vœu pieux — mais finalement, peut-être pas. Comment savoir?


Matin

Il fait si froid que les oiseaux ne chantent pas. Fini de ranger un étage (ou persque). Il reste l'aspirateur à passer. Ceci est ma pause.

Reçu hier le dossier d'inscription pour un cycle de huit ans. Ça fait un peu peur, il ne faut pas y penser. (Ai-je une photo d'identité récente dans mon bordel? Comment le savoir vite puisque c'est le bordel?)

Fini Le Temps immobile 3. La fin exactement contemporaine de ma première rentrée scolaire en France. Impression qu'on m'explique (enfin) mon enfance, la rumeur de la radio, mes parents (jamais de politique, jamais de sexe) échangeant des regards en entendant parler de Franco (exactement comme ils commenteront la maladie de Tito en février 1980: «la Yougoslavie va éclater à sa mort»).

Souvenirs économiques

Je me souviens qu'on prédisait la catastrophe aux Etats-Unis circa 1986 (le Japon allait devenir propriétaire du pays); à la même époque on parlait dette du Tiers-Monde et hyperinflation en Amérique du Sud. Cette dette s'est évaporée (mais où, quand, comment?), l'économie américaine est repartie (dans les années 2000, avant le krack actuel).

A l'époque toujours, ce n'est pas la mondialisation qui était à la mode, mais "la dématérialisation des produits financiers" (l'informatique, quoi, on s'esbaudissait sur le Matif). Des nostalgiques faisaient circuler des photos des emprunts russes.

Nous étions jaloux de l'Allemagne (la RFA) et de "son cercle vertueux". En 1986, première cohabitation, première chaîne de télévision privée, fin du contrôle des prix et de l'autorisation administrative du licenciement (je ne garantis pas l'année à un an près, je ne vais pas vérifier. Je parle d'un "air du temps").

Carte : Niveau d'endettement des différents pays européens.

Sortie en skiff

Sortie en skiff aujourd'hui, pour la première fois depuis... (1982?) Je pensais en riant intérieurement que le garçon qui m'aidait à descendre mon bateau ne devait pas être né quand j'ai ramé en skiff pour la dernière fois.

J'avais oublié combien ce bateau est léger. Une plume.

Mon bateau de prédilection était le double-scull, mais après une saison, René m'avait passée au skiff. Je me souviens qu'à Montsoreau, je me suis retournée quinze mètres après le départ de la course. J'avais visité le château avant la course. Ai-je lu Dumas avant ou après? Plutôt avant.

Nous ramions le long de la Loire, les week-ends se passaient en déplacement pour les compétitions, Montsoreau, Laval, Chatellerault, je connais les villes par leur bassin (ou plutôt je m'en souviens quand je les traverse en voiture) (et je me souviens que j'ai appris l'élection de Mitterrand assise sur un seau dans le hangar à bateaux où j'attendais mes parents un dimanche soir).

Nos bateaux avaient des noms de châteaux, Chenonceau et Chambord pour les deux yolettes, Cheverny, Ménars, Talcy, Château-Gonthier, combien de fois plus tard ai-je reconnu des noms en passant par hasard dans des villages de Sologne et de Beauce. Ô saisons, ô châteaux.

A Blois, les sorties les plus longues nous menaient devant le château de Ménars. Personne n'imagine la beauté de la Loire à l'automne dans le froid et le soleil couchant.

Deux cent cinquante six écrous

Remonté les huit yolettes entre midi et deux, huit portants par yolette, quatre écrous par portant. Que de souvenirs dans le simple fait de visser et dévisser des boulons. Je ne pensais pas refaire cela de ma vie, je pensais ne jamais remonter (ou démonter) de bateaux. Mais je reviens toujours sur mes pas, et la fin de la journée l'a encore prouvé.

Ecoutez la première minute (entendre une cornemuse sur l'eau au petit matin en face de Saint-Marc… Une envie de rire et de pleurer tout à la fois).



————————————— Agenda
Entretien avec Mme Cholvy à l'institut catholique pour le cycle C. Evoqué tous mes souvenirs, de Saint Augustin à Agadire à Stanislas Lalanne à Versailles.

Kermesse (dimanche dernier)

Peu de livres, très peu de livres, et en fort mauvais état. Je trouve des Rouge et or souveraine. Je les achète pour les "sauver". Je ne me lasserai jamais des bibliothèques Rouge et or.

- Alain Bombard, Naufragé volontaire, en poche (la dernière fois que je l'ai eu, c'était en bibliothèque verte);

- Anthony Buckeridge, Bennet et les grenouilles, toujours dans l'espoir de faire lire le petit dernier

- Lieutenant X, Langelot et le plan Rubis, parce que je les achète, parce qu'une Libanaise m'a contacté sur FB à cause de Langelot;

- Aranka Siegel, Sur la tête de la chèvre, épuisé. J'ai le tome 2, La grâce au désert, je les ai lus tous les deux entre 1992 et 1994, à la bibliothèque de Levallois-Perret, à l'époque où je ne lisais plus que des policiers et des livres pour enfants. Deux livres magnifiques (une adolescente juive hongroise en 1942);

- Charles Dickens, Olivier Twist, en bibliothèque verte, abrégé (oui je sais. Honni soit, etc);

- Frances Burnett, Petite Princesse'' et ''Le petit lord Fauntleroy, en rouge et or souveraine, donc;

- Philippe et Jacques Mahuzier, les Mahuzier au Canada, parce que je ne peux pas laisser échapper un Mahuzier.

Inconscience

«Qu'est-ce que la théologie?» Ce matin dans le métro, j'ai été assez embarrassée de me souvenir que j'avais posé cette question (qui me travaillait depuis longtemps) tout à trac en mars 1997 au dominicain Hervé Legrand au cours d'un déjeuner durant un séminaire au centre jésuite des Fontaines.
Mon Dieu… (Et encore plus embarrassée, maintenant que je viens de faire une recherche google sur son nom. Heureux les simples d'esprit…)

(Il a répondu par une boutade et nous sommes passés à autre chose.)



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J'ai rencontré Taubes sur le mur FB de Jean-Yves P., en novembre 2009, à l'occasion de la parution en français d'Escatologie occidentale je suppose. J'ai aussitôt su que c'était un homme pour moi (pourquoi? sans doute à cause des quelques mots d'accompagnement de Jean-Yves), de même qu'entre Benjamin, Strauss, Scholem, il m'a suffi de quelques lignes pour savoir que c'était Scholem qui serait le mien.

Je lis En divergent accord et une fois de plus je suis surprise de me rendre compte que tout aurait pu avoir lieu beaucoup plus tôt: Nolte ou Kosselleck, la querelle des historiens allemands, j'en avais eu connaissance en 1995, mais je n'avais pas compris que c'était là qu'il fallait creuser, que c'était le chemin que je cherchais. Je ne l'avais pas reconnu.
1996, inscription à une série de cours de Paul Corset sur Maïmonide, cours que je n'ai pas pu suivre, raisons familiales. J'aurais rencontré Brague, forcément, dans le parcours. (Il faudrait que je ressorte ce cours: le professeur me l'avait très gentiment envoyé quand je lui avais expliqué pourquoi je ne pouvais pas être présente. Je ne l'ai jamais lu.)

(Comme Hervé Legrand était drôle. J'aurais pu l'écouter des heures, il fait partie de ces gens qui vous emmènent en promenade quand ils parlent et vous font découvrir des paysages ou des contrées. Comme je lui avais fait une remarque quelconque sur son humour, il m'avait répondu que ce n'était pas toujours très bien compris autour de lui, qu'on le prenait parfois trop au sérieux, ce qui m'avait laissé interloquée.)
Je me souviens qu'au cours du même repas avaient été évoqués les problèmes posés par un jeune prêtre présent au colloque, et visiblement assez mal dans sa peau. «Manque de formation», avait diagnostiqué Hervé Legrand (ce prêtre avait interrompu des études). Cela rejoignait le jugement du prêtre sur le fils dans Mamma Roma, film que j'avais vu peu auparavant, et la coïncidence des opinions m'avait impressionnée: il n'y a pas de raccourci, tout le chemin est à parcourir (mais il est élastique ou en accordéon: parfois il s'allonge ou rétrécit brusquement. Cependant le phénomène est totalement imprévisible).

Quinze ans pour trouver une entrée possible du labyrinthe. Combien de temps me reste-t-il pour m'y perdre et cependant ne pas errer?

La lecture de ce tout petit livre me donne envie de rire et pleurer, parce qu'il rallume l'espoir.

Souvenir

Je me retrouverai dans cette ténèbre lactée d'un soir de lune, tel que je suis toujours en ces heures-là, attentif au ruissellement de la Hure, à cette calme nuit murmurante, pareille à toutes les nuits, à cette même clarté qui baignera la pierre sous laquelle le corps que je fus finira de pourrir. Ce temps qui coule comme la Hure et la Hure est là toujours et sera là encore et continuera de couler... Et c'est à hurler d'horreur. Comment font les autres? Ils n'ont pas l'air de savoir…

François Mauriac cité par Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.495
En lisant ses lignes, je retrouvais exactement la sensation de certaines conversations avec Paul.

Il est enterré à Sèvres, je l'ai appris en allant poser la question à Saint-Sulpice en février. Il a été enterré très vite, le 16 avril.
Le 17, je passais au pied de son immeuble, ignorante.

Censure anti-moderniste

Ma professeur d'anglais de seconde m'aimait beaucoup. (Elle avait même envisagé de m'envoyer un an aux Etats-Unis, au grand effarement de mes parents (quand j'y suis partie pour un mois en 1984, ma grand-mère m'a prise à part pour me recommander de ne pas me droguer et pour essayer comme elle le pouvait (c'est-à-dire en utilisant que des périphrases) de me mettre en garde contre la traite des blanches. Pendant ce temps-là, l'organisme avec lequel je partais nous recommandait de ne pas nous mettre seins nus sur les plages (attitude français scandaleuse) et nous racontait que certains Américains entraînaient gentiment leur hôte français dans la cuisine pour leur faire découvrir... leur frigo): ce genre de séjour leur était totalement inconcevable. Passons).

Cette professeur ne suivait pas le programme mais nous faisait travailler sur des extraits littéraires. Je voulus lire l'œuvre intégrale dont un extrait m'avait plu. Comme je n'avais aucune idée d'où trouver cela (mais était-il réellement possible, en 1981, à Blois, de trouver des livres en anglais, quand recevoir un livre d'un éditeur français commandé en librairie prenait deux à trois semaines?), je lui avais demandé si elle possédait l'ouvrage: pouvait-elle me prêter The 42nd Parallel de Dos Passos?
Elle fronça le nez, me dit que ce n'était pas ce qu'elle me recommandait et m'apporta... The Mill on the Floss, de George Eliot, que je lus, même si j'étais dépitée de me voir ainsi imposés ses goûts.

A la fin de l'année, elle m'offrit The House of the Seven Gables. J'ai tenté de le lire en 1984 (je me souviens de la date car je me souviens des circonstances), je n'ai pas dépassé la page 60. Je devrais peut-être réessayer.

Histoires de chats - légendes familiales

Mes parents sont arrivés à Inezgane en septembre 1968, comme coopérants. Ils étaient professeurs de mathématiques et physique. Un jour mon père a ramassé un cadavre de chat sur le bord de la route, l'a attaché à un arbre et l'a dépouillé comme un lapin. Les arabes qui passaient le regardaient avec effarement, qu'allait-il faire, manger le chat?
En réalité il était tout simplement en train de se procurer une peau de chat pour ses cours sur l'électricité statique.
(Je n'ai pas vu cela, ce n'est pas un souvenir. Ce dont je me souviens, c'est mon père en train de raconter cette histoire avec son petit sourire embarrassé d'être le point de mire de la conversation).

L'été nous rentrions en France. La chatte et la chienne restaient à Inezgane, nourries par la fatime (la bonne). Une année, quand nous sommes revenus, la chatte Minouche, une angora de gouttière blanche et noire, souffrait d'une profonde blessure au cou. Après plusieurs semaines à tenter de la soigner, mes parents ont abandonné tout espoir. Leur éducation paysanne les poussait à achever la chatte: on ne laisse pas souffrir un animal.
Mon père a mis la chatte en joue avec la carabine, la chatte l'a regardé droit dans les yeux, mon père n'a pas pu tirer.
Dans la semaine qui a suivi, elle a commencé à guérir.

Hiver 1997. Ma chatte Framboise a un terrible abcès à la joue. Le vétérinaire le crève en trois endroits, fait couler le pus, me confie la bétadine.
Tous les matins je me lève une demi-heure plus tôt. Je prends la chatte, je rouvre les entailles, je fais couler la bétadine dans l'entaille du haut en soulevant la peau afin qu'elle s'évacue par les entailles du bas en entraînant le pus et en nettoyant la plaie. Le vétérinaire m'a dit que certains préféraient laisser mourir leur animal plutôt que faire eux-mêmes ce genre de soins (mais je ne vois pas bien où je prendrais le temps ou l'argent d'emmener la chatte tous les jours chez le vétérinaire).
Ça dure. Au bout d'un mois je n'en peux plus de ce soin à jeun le matin, de l'odeur écœurante de la bétadine, de mon chat qui ne guérit pas, de cette demi-heure prise sur mon sommeil. Je me souviens de Minouche.
Je mets Framboise sur la table, je la regarde dans les yeux: «Je n'arrive plus à te soigner. Maintenant il faut que tu guérisses, je n'y arrive plus.»
Elle a guéri.

Les deux chiennes

A l'Hacienda, il y avait deux chiennes berger allemand. L'une était très douce, amie de tous les touristes, placide, l'autre était méchante, inapprochable, dangereuse. Un jour la chienne "gentille", qui s'appelait Wappy, du nom d'une ville du nord, fut renversée par une voiture et blessée à la hanche. La blessure s'infecta, on parlait de "bols de pus" retirés de la plaie, on crut qu'elle allait mourir. Cela dura des semaines. On la sauva.

Je me souviens de ma mère disant: «Si c'était l'autre qui avait été blessée, il n'aurait pas été possible de la soigner. Elle serait sans doute morte.»

Gris

Journée de réunions. Aquarium. Brume. L'horizon disparaît. Brume. Sieste de dix minutes sur la moquette. J'ai si mal aux yeux.
Mon moral remonte vers le soir après un bel exposé sur notre activité. Il y a si peu de hasard. Il y a des séries, des signes annonciateurs, des profils…

Qu'est-ce qui me rend si anxieuse, au point de tomber en léthargie? Est-ce d'avoir posté toutes ces lettres, d'avoir invité ma famille comme je ne l'ai jamais invitée? Je me souviens de la carte de ce cousin surpris qui disait, à propos d'une réunion de l'été 2003: «Alice nous a montré qu'elle savait sourire».
Qui peut comprendre cette phrase aujourd'hui? Même si je ne peux plus réellement comprendre qui j'étais enfant, comment j'étais, même si j'ai toujours l'impression d'exagérer, de déformer, ce genre de phrase me rappelle cependant que je n'ai pas rêvé.
Et inviter les témoins de cette enfance incompréhensible me terrorise.

Colère ce soir. Elle a bullé toute la semaine, à se faire péter les vaisseaux sanguins des yeux (sens littéral) sur sa Gameboy, et maintenant elle me présente à signer un bulletin lamentable qu'elle a conservé dans son sac durant les quinze jours de vacances.
J'ai l'impression d'être dans un téléfilm de TF1.

Ponts et Chaussées

C'est étrange de revenir en formation continue dans un bâtiment dans lequel j'ai pénétré pour la dernière fois (et la seule, d'ailleurs) à l'occasion d'une nuit étudiante.
Il y a combien d'années? 1987, sans doute. J'avais dû attendre le premier métro et j'avais découvert la population des travailleurs de l'aube que je n'avais encore jamais rencontrée.

Parfois je me soupçonne de ne choisir conférences et autres manifestations qu'en fonction des lieux qu'elles vont me permettre de pénétrer, ambassade d'Irlande, salle de la bibliothèque Richelieu, ancienne école des Ponts et Chaussées...


Ulysses taché

Mon Ulysses porte la date du 11 septembre 1998.
A cette époque-là, le Bouillon Racine servait des tartines de banane écrasée avec du beurre salé.
Je commandais une tartine, une tasse de chocolat, et je lisais.
Ce jour-là, j'ai commencé Ulysses. Et j'ai éternué.
Mon Ulysses est taché de chocolat, une grosse tache sur la tranche, des petites taches sur les pages 4 et 5 .

Hiérarchie

— C'est fou, quoi qu'il arrive, on comptera toujours moins que le chien.%%% — Ça m'est égal maintenant. J'ai été jalouse en première ou en terminale, quand tout ce cirque a commencé, à la mort du chien précédent. Le chien précédent, c'était le mien.


Ça m'est égal? Est-il bizarre dans ce cas que ce soit à cela que je pense quand je me dis que je ne sais qu'écrire à propos d'hier? Fini Kråkmo. Discuté avec Rémi: «Tu ne regardes pas assez TF1.» Certes.

Evocation

Chaque fois que je me souviens des Souvenirs de Conrad, il me semble revoir mon grand-père. L'humour anglais ajouté au mutisme polonais, cela devait être quelque chose. (L'idée a quelque chose d'irreprésentable).

Le droit

François paraissait très malchanceux. Il s'écoulait rarement un trimestre sans qu'il n'ait un accident, un accrochage, en voiture. Peu à peu, nous finîmes par comprendre pourquoi: si c'était son droit, il passait. Estimez rapidement le nombre de portières que cela peut coûter en terme de priorités à droite refusées.

Je me souviens avoir révolté un homme lors d'un dîner. Il était breton et plaidait pour les traditions. «On sous-estime les traditions. Elles garantissaient un monde plus chaleureux où l'entraide jouait un grand rôle. Par exemple, une veuve de marin était soutenue par le village, on l'aidait à élever ses enfants (etc)...»
Habituée à me représenter la vie dans les petits villages (une certaine expérience), j'objectai: «Oui, à condition que cette veuve acceptât les conditions du village. Que se passait-il si elle prenait un amant, par exemple, ou si elle souhaitait mener sa vie à sa guise? Les traditions, c'est aussi une manière de mettre l'individu sous la tutelle de la communauté. Le droit crée un monde plus froid, mais il garantit une certaine liberté.»
L'homme était absolument furieux.

Droit défensif, droit offensif, un certain rapport à la liberté individuelle et au bon sens.

Un projet commun

La première fois que nous étions allés chez les L., les parents de François, j'avais été frappée par l'aspect de leur maison: non crépie, grise, ciment à nu. Au cours de la conversation, comme je demandais innocemment à Madame L. s'ils menaient des travaux de rénovation, elle m'avait répondu gentiment : «Quand nous avons fait construire nous n'avions pas d'argent; plus tard nous n'avions plus de projet commun.» Trente ans après, la maison était donc toujours dans le même état que lorsque le manque d'argent avait interrompu les travaux, le placoplâtre à nu dans certaines pièces.

François était le benjamin, après trois filles. Quand il parlait de son enfance, il nous laissait toujours stupéfaits. Par exemple, à une époque son père avait installé sa jeune maîtresse dans une caravane dans le jardin. Mon féminisme jugeait cette idée révoltante:
— Mais enfin, pourquoi tes parents ne se sont-ils pas séparés?
— Et qu'aurait fait maman? Elle n'a jamais travaillé, elle s'est toujours occupé de nous. Un divorce l'aurait réduit à la misère. Papa l'a protégée.

C'était une façon de voir, et après tout il n'y avait pas à juger. Mais c'était si étrange.

Vendredi

Journée qui me rappelle ma classe de terminale. Les statistiques, ça va. Les probabilités, moins.

Mon problème avec les statistiques, c'est un manque de foi. Ou plutôt que je n'ai pas envie que ce soit vrai. Si même les miracles sont prévus, à quoi bon?
Je me fais remarquer en murmurant sans réfléchir "une fonction affine" en réponse à une question du formateur. (Réponse juste, mais c'est surtout la tête de mes collègues qui me fait rire: certes c'était un coup de bol, en même temps ce n'est pas si sorcier.)

Le soir aux cruchons, un nouveau, et une quasi-nouvelle. Chic alors: il nous faut des nouveaux, lentement, comme on incorpore des ingrédients dans une pâte.
Plus tristement, nous apprenons que les propriétaires du Petit Broc changent. J'aimais bien les anciens.

Femmes d'aujourd'hui

Mes deux tantes vieilles filles lisaient l'une Femmes d'aujourd'hui, l'autre Bonne soirée.
Jusqu'à mes huit ans nous passions les deux mois d'été chez elles. Je réunissais tous les numéros, je les classais afin de mettre dans l'ordre les épisodes les feuilletons (dont les romans-photos. J'avais une passion pour ces personnages figés au visage tourmenté dont une bulle exprimait le désarroi et les dilemmes) et je lisais les encarts centraux («en supplément une histoire d'amour détachable», promettait à peu près la couverture) plus ou moins en cachette, vaguement consciente que je n'étais pas censée lire à sept ans des histoires aussi violentes et terribles.
C'est ainsi que j'ai lu très tôt des Barbara Cartland ou équivalent, enfin je suppose, je ne sais plus, cela ne m'a pas laissé grand souvenir.
En revanche j'avais été très frappée par un rossignol saignant contre l'épine d'un rosier pour transformer une rose blanche en rose rouge nécessaire pour satisfaire le caprice de la bien-aimée d'un jeune homme, et très heureuse de retrouver cette histoire par hasard des années plus tard: il s'agissait d'un conte d'Oscar Wilde.

Tout cela pour dire qu'il faut que je me renseigne: peut-être que ces numéros sont soigneusement classés et entassés dans le grenier de ma tante.

Somatique

Je me souviens qu'en février ou mars 1995, devant présenter un exposé sur Paul Ricœur auquel j'accordais une grande importance, je me réveillai avec une extinction de voix. Une amie lut l'exposé à ma place. (Le même jour j'avais rendez-vous entre deux avions avec une autre amie qui repartait à Tahiti. L'échange fut limité.)

Jalousies

Si quelqu'un doit jouer un jour auprès de moi le rôle que j'ai joué auprès de Paul Rivière, il n'est pas encore né. Il naîtra dans trois ans.
Je n'ai rien su des derniers mois de Paul, ni de sa mort, parce que pour sa famille je n'existais pas. Pendant dix ans j'ai déjeuné une fois par semaine avec cet homme, il m'a raconté des souvenirs d'enfance, il a partagé des soucis et des regrets, et pour sa famille je n'existe pas.
Il avait peur de la jalousie de sa femme (femme que j'ai rencontrée une fois, moi-même accompagnée de mon mari. Janvier 2002, nous venions de passer à l'euro, sujet de conversation). Il faisait appel à son ancienne secrétaire pour venir l'aider à classer ses papiers, mais uniquement quand sa femme était absente. Il avait si bien intégré que les femmes étaient jalouses que j'avais découvert ces derniers temps qu'il me cachait que cette ancienne secrétaire venait régulièrement l'aider depuis qu'il était veuf (lui ayant un jour demandé, alors qu'il se plaignait de ses éternels problèmes de classement: «—Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez eu une excellente collaboratrice qui venait vous aider? Pourquoi ne pas l'appeler? — Ah je t'avais parlé de ça? Elle vient, oui, de temps en temps...»). Il me cachait aussi qu'il voyait régulièrement une connaissance commune, rencontrée via le club littéraire de notre ancienne école. («— Vous avez des nouvelles de Claude? Quelle femme extraordinaire (etc). — Ah bon, tu l'apprécies? Eh bien j'ai déjeuné avec elle hier...»)
Bref, la jalousie faisait partie de sa vie.
Elle fait aussi partie de la mienne, je cache des situations pour simplifier les explications à donner, par paresse. C'est aussi pour cela que je n'ai pas appelé le petit-fils de Paul pour prendre des nouvelles, de peur de tomber sur l'épouse de ce petit-fils, de m'embrouiller dans mes explications, d'éveiller des soupçons qui n'avaient pas lieu d'être.

Aujourd'hui, nouvelle situation: je suis surveillée par une femme jalouse qui me lit, décrypte mes moindres écrits (je n'ai sans doute pas de lectrice plus attentive), essaie de deviner la "nature de mes relations" avec X., nous traque lui et moi sur internet à travers toutes les traces que nous nous plaisons à y laisser.
De temps en temps elle craque, elle envoie des lettres d'insultes à X., menace de se suicider, m'envoie des exhortations à bien m'occuper de X., s'excuse,... Oufffa!!

C'est aussi pour ce genre de raisons que j'ai perdu de vue mon meilleur ami entre 20 et 23 ans: peur de la jalousie de son épouse. Nous avions tant traîné ensemble, nous étions si inséparables, que j'ai découvert après (je découvre toujours tout après) que tous nos amis pensaient que nous sortions ensemble. (Le plus drôle c'est qu'ils n'ont jamais fait d'allusions. Sans doute ne devions-nous pas donner l'impression de nous cacher, sans doute ne prêtions-nous pas le flanc à l'allusion, si visiblement sereins ensemble... Et pour cause, il n'y avait rien à cacher.)

Je n'imagine jamais rien sur personne. Cela me met dans des situations ridicules (— Mais enfin, tu ne t'en doutais pas? — Tu sais, moi, tant qu'on ne me dit rien, je ne suppose rien) mais tant pis.

Souvenirs

Dans cette pièce, il y a très longtemps, j'ai appris à jouer à «La vache qui tache» (si, c'est un moment très important).
Aujourd'hui, j'y suis retournée pour la première fois après toutes ces années.


Il fait beau

Ramé en tee-shirt. En double.

— Tu occupais quelle place dans ton double quand tu faisais de la compèt ?
— Le deux, pourquoi ?
— Et en quatre ?
— Le trois.
— Bref, la place du bourrin, quoi !


En 1985, quand je suis revenue une ou deux fois au club ramer pendant mes vacances (après quatre ans d'interruption, mais la prépa me vidait si bien de mes forces qu'il me fallait un dérivatif), Jacqueline m'a dit en riant : «Tu as fait des progrès, ton coup d'aviron est plus féminin.»

Je n'ai jamais su ce qu'elle voulait dire.

Il y a vingt ans

Il est dix ou onze heures, H. m'appelle au bureau pour une broutille, comme il le fait souvent. La conversation s'achève.
« A ce soir ! » dis-je machinalement en raccrochant.

Dans les secondes qui suivent, le téléphone sonne. C'est de nouveau H., un peu affolé :
— Tu n'as pas oublié qu'on se mariait cet après-midi ?

Aviron

L'aviron est une histoire de famille. La légende veut que mon père en ait fait étudiant, à Orléans, sur le Loiret. Il est obligatoire de savoir nager, ce n'était pas son cas, ses amis ne l'ont pas cru et ont signé la déclaration à sa place. (C'était pour faire du huit, cela ne portait guère à conséquence (avant qu'un huit se retourne…)) La légende veut également que l'équipage de La Source gagna les championnat de France — l'année qui suivit le départ de mon père. Avec lui ramait mon parrain, ce détail a son importance dans un autre embranchement de mon histoire familiale.
Il y a quelque part une photo, de ces kodaks des années 60-70 qui sont devenus orange. Si je retombe dessus, je la vole.

La première fois que j'arrivai au club d'aviron de Blois (large étendue de cailloux blancs devant le hangar) tout était désert. J'avais treize ans. Je fus accueillie, si l'on peut dire, par un garçon qui me parut bien grand (c'était un junior : dix-sept ans, dix-huit?). Il parut interloqué par cette drôle d'idée :
— De l'aviron? Tu es sûre? Ce n'est pas plutôt du kayack que tu veux faire?
Non, non, j'avais décidé que je voulais faire de l'aviron.
Ce garçon s'appelait Castor, j'ai cherché hier son prénom, Michel, Christophe, Olivier? Non, Philippe. Castor, c'était Philippe, et Pollux je ne sais plus. Je me demande même si je l'ai jamais su. (Mais je me souviens du nom de famille de Pollux, et pas de celui de Castor. Bizarre mémoire.) Les deux étaient inséparables comme de juste, issus de familles de garçons, quatre garçons une fille, et tous ramaient.
Vais-je écrire une histoire du club de l'aviron blésois en 1980? Ma partenaire d'aviron était Jacqueline, et lorsque j'ai ouvert un blog (mai 2006), j'ai été tentée par ce récit, à la mémoire de Jacqueline, morte en novembre 2004. Il m'avait semblé alors que je n'avais rien à dire, ou pas grand chose.
Je n'ai rien à dire, rien d'autre que des éclats de mémoire, la transparence de l'air au-dessus de la Loire, les couchers de soleils mauve et or, la galère, les régates, les contrepétries, les chansons, les ampoules, et sans doute les gens, le lieu, les plus précieux de mon enfance… (Et la grande surprise, l'immense surprise, sera d'apprendre des années plus tard, fin août 1995 pour être précise, que ce club avait joué le même rôle pour nombre d'entre nous, tous ces autres rameurs dont j'étais bien loin de me douter que le club représentait pour eux la même chose que pour moi: un espace de liberté et de consolation (mais il faudra parler de René. Plus tard, plus tard.))

J'ai essayé à plusieurs reprises de ramer ailleurs qu'à Blois : en 1987, avec l'école, dans le club où je suis maintenant, en 1991 et 92 à Joinville, dans le club d'Anatole (encore une autre histoire). Je n'y ai jamais réussi : en 1987 j'étais vexée de ramer en yolette (bateau de débutant), en 1992 j'ai vite été épuisée (je ramais le samedi matin, je dormais le samedi après-midi : tête de H…).
Le bassin de Blois n'existe plus. L'été était installé un barage de faible hauteur, un à deux mètres. Cela suffisait à établir une retenue d'eau pour les planches à voile, les kayacks et pour nous: sans ce barrage, l'eau était beaucoup trop basse, nous risquions de casser les bateaux sur un banc de sable.
Mais désormais ce genre de barrage est interdit (protection des saumons). Je ne sais pas où vont ramer les Blésois, je ne sais pas ce qu'est devenu le club. J'ai entendu dire qu'il allait ramer à Saint Laurent (la centrale nucléaire). Je ne sais pas si c'est vrai.

C'est la première fois que j'arrive à ramer ailleurs, que je suis heureuse de ramer ailleurs, que les regrets ne m'empêchent plus de ramer.

Souvenirs d'Haïti

1986 ou 87. Le directeur de l'agence bancaire où je fais un boulot d'été me reçoit. (Pourquoi? Entretien d'embauche, accueil du premier jour? je ne sais plus.) La conversation dérive, je me demande bien comment, jusqu'à cette déclaration qui résonne encore dans mes oreilles:
— Vous savez, si Bébé doc est tombé, c'est surtout à cause du sida. L'économie d'Haïti reposait entièrement sur la vente du sang; avec le sida, ils n'avaient plus rien à vendre.

Abasourdie, je regardais le directeur sans comprendre.



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Commentaire en 2018 : le 12 janvier 2010, un tremblement de terre a détruit Haïti.

Nostalgie

Samedi, classé des papiers avec Out of Africa en fond sonore. Il y a longtemps que je n'ai plus besoin de le regarder, j'en connais les images par cœur. Pourquoi ce film-là ce soir, et ce besoin d'avoir le cœur fendu juste ce soir, en triant des bulletins de notes, des factures et des articles de journaux ?
L'Afrique aura vraiment tout pris à Blixen, c'est une vaincue qui rentre en Europe.
Il me reste cependant un doute sur la véracité de cette biographie. Il faudra que je reprenne dans Vies politiques de Arendt les références du livre écrit par le frère de la baronne (est-ce bien cela ? il me semble que c'est son frère).

Est-ce pour cela que le lendemain, c'est le DVD que papa m'a donné il y a déjà trois ou quatre ans que j'ai regardé, en remplissant je ne sais quels documents administratifs ? Mon père a copié les films super8 familiaux, les films de l'enfance, c'est très flou, cela ne montre à peu près rien à quelqu'un qui ne connaît ni les lieux ni les personnes. Mon père a surtout fait d'excellents choix de fonds sonores, Sydney Bechet s'adaptant si bien aux images que les images semblent suivre la musique par instants.
Je ne savais pas que certains moments, bien plus récents (1981) avaient été filmés.
Pour les plus anciens, 1971 ou 72, les films viennent confirmer l'exactitude confondante de ma mémoire.
Il ne reste rien, ni la maison d'Inezgane (occupée par des militaires), ni la ferme de ma grand-mère (vendue à un maréchal-ferrant), ni ma coéquipière de galère…

Noël bleu

Le pub Renault (enfin... L'atelier Renault) a choisi une décoration bleue pour Noël, en harmonie avec ma chère R8.





En terminale il y avait quatre redoublants. Laurent avait deux ans de retard (il avait eu un grave accident de moto dont le récit me fit donner du sang pendant des années), j'avais un an d'avance, il avait coutume de me dire qu'il aurait pu être mon père.
Notre amitié commença par une monumentale gaffe: un jour qu'en sortant de cours de physique il annonça qu'il était pressé car il devait aller se faire couper les cheveux, je répondis (jouant à celle qui connaissait la vie) que tant que sa mère ne trouvait pas ses cheveux trop longs, ça pouvait bien attendre.
— Ma mère est morte, me répondit-il très vite en me regardant à peine. Et il partit.
Je restai pétrifiée.

Au dernier rang, en cours d'histoire, il était à côté de moi et glissait des poils de barbe entre les pages de mon cahier en me disant que cela ressemblait à des poils de cul (Ils doivent y être encore si ma mère n'a pas jeté mon cahier). Il trouvait le prof trop gaulliste, lui dont le père était l'archétype de l'instituteur socialiste.

C'est lui qui m'a prêté le Coran et un certain nombre de livres sur les religions orientales. Ils appartenaient à sa mère.

J'avais pris l'habitude, dans l'état de dépression vague où je me trainais, d'aller marcher le long de la Loire le mercredi matin, entre huit et neuf heures (au lieu de travailler comme le pensaient mes parents). Il avait pris l'habitude de me récupérer sur le chemin du retour, m'effrayant la première fois qu'il s'arrêta pour me proposer de monter tant je pensais être tranquille et loin du monde (moment de stupeur avant de le reconnaître, sortie brutale du rêve).
Il possédait une R8 bleue, pas Gordini, au volant et au levier de vitesse en bois.
J'espérais secrètement récupérer cette voiture.
Mais quelques années plus tard, quand le croisant je m'enquis de sa voiture, j'appris que j'arrivais trop tard: elle était partie à la casse.

Confiance

L'évocation de Michel Bureau il y a quelques jours fait remonter des souvenirs.

Il organisait parfois pendant les vacances d'été des voyages d'entraide en Afrique. Un tel projet avait été évoqué, j'avais besoin de détails matériels, pour estimer la possibilité d'y participer ou pas:

— Ça se passe comment ?
— Bien.

De lui, je n'ai jamais obtenu d'autres renseignements.

Souvenirs vétérinaires

Je commence Les demeures de l'esprit, Grande-Bretagne, Irlande II et j'ai la surprises de tomber sur James Herriot : ça alors, je ne savais pas que c'était un auteur célèbre.

Toutes les créatures du bon dieu est un livre que j'avais découvert en farfouillant dans la bibliothèque de mon oncle vétérinaire, je ne sais pas trop quand, au début des années 80, sans doute. Plus tard, j'avais eu le plaisir de le découvrir aux éditions L'école des loisirs; c'est le livre, avec Embrasser une fille qui fume, que j'ai offert à une amie pour faire vingt-deux heures d'avion. (Elle ne le sait pas, mais elle possède ainsi deux livres rares, épuisés tous les deux).

C'était un livre joyeux, plein d'optimisme et d'anecdotes incroyables sur le métier de vétérinaire.
Mais je les croyais, parce que mon oncle était vétérinaire.

C'est avec lui que j'ai appris ce qu'était l'urgence : il prenait son café, un coup de fil affolé l'interrompait pour réclamer sa présence auprès d'un vêlage qui se passait mal, il disait «J'arrive», se rasseyait, et finissait son café.
Il soignait ses enfants avec les produits vétérinaires, il suffisait de connaître leur poids et d'appliquer la posologie destinée au porc.
Il se contemplait calmement, diagnostiquait ses maladies: «Je savais que mes accès de fièvre signifiaient que le foyer était infectieux». (Cette phrase a été prononcée alors qu'il racontait une opération qui avait failli lui coûter la vie, après plusieurs mois en réanimation suite à un coup de pied de cheval qui lui avait éclaté le foie.)

Un jour il perdit son alliance dans une vache. Le plus étonnant, c'est qu'à la visite suivante, il enfonça sa main pour palper le veau et réenfila son alliance.
Depuis il la porte à une chaîne autour du cou.


PS: Par hasard, j'ai trouvé un vêlage. Ça ne se passe pas toujours aussi bien (voix pleine de regrets de mon oncle: ce jour-là il avait emmené un de ses jeunes fils avec lui), mais je vais vous épargner ça.
C'est à ces contacts vétérinaires que je dois ma façon de considérer la santé en général et tout ce qui touche à la maternité en particulier (les vaches et les chattes font ça très bien, on doit pouvoir s'en sortir sans tout ce foin et tout ce marketing (d'un autre côté, l'accouchement sans douleur, quand vous voyez la tête de la vache ou de la chatte... On ne nous prendrait pas pour des andouilles par hasard?))

Deux paires de mitaines

Il y a vingt ans, je tricotais une paire de mitaines bleu turquoise pour mon amie Jacqueline. Je peux dater ce moment parce que je me revoie dans la chambre d'hôtel à Strasbourg où j'ai passé trois mois en formation, envoyée là par mon entreprise (les vingt ans de la chute du mur du Berlin, mes vingt ans de salariat... mais mon point de repère (pour le salariat) est plutôt la proclamation de la république hongroise en octobre 1989... Tien Anmen avait été réprimé en juin, je n'en reviens pas de ces journalistes/analystes politiques qui viennent nous expliquer que la chute du mur était prévisible... nous songions à Tien Anmen. Je regardais la télé dans des chambres d'hôtel, en octobre ce n'était pas encore Strasbourg mais Périgueux...)

Il y a cinq ans, aujourd'hui ou le 16 ou le 17, je ne sais plus, j'apprenais la mort de Jacqueline.
J'avais tricoté une autre paire de mitaines, rouge, pour F., quelques temps auparavant. F., dont je n'ai plus de nouvelles.

Pierre Louÿs en tirerait la conclusion qu'il est dangereux de tricoter des mitaines pour ses amies.
Heureusement, je n'en ai jamais plus tricoté.

Férié

De ces journées sans événement marquant autre que des événements familiaux, qui n'ont pas tout à fait leur place ici. (Parfois j'aimerais tenir un blog destiné à la famille, ces cartes postales que je n'envoie plus vraiment mais que j'ai tant envoyées, nouvelles courtes et distribuées entre tous (toutes: que des femmes, que des femmes (élevée dans la haine des hommes, dirait Mlle Julie)), en sachant bien que la rumeur aurait vite fait de redonner à chacune les morceaux du puzzle envoyés à d'autres. Se pourrait-il que mon goût de la mosaïque et du commentaire de blog vienne de là, de cette habitude d'écrire un peu à chacun en supposant que tous liront tous?)

Je lis un livre d'un kilo six depuis le mois d'août. Je le promène, de métros en musées. J'ai une tendinite, je ne peux plus tendre le bras gauche. On m'a octroyé le droit de retourner au lit (plutôt que de réorganiser la cuisine) pour le finir une bonne fois, quatre-vingt pages, l'affaire d'une petite heure («Ça va, il y a du blanc», commente le plus jeune, étudiant la mise en page de ce livre interminable — lui qui ne lit que des mangas).
Mais je ne l'ai pas terminé.
Je me suis endormie.

F.

Elle a 43 ans aujourd'hui. Ma seule amie d'hypokhâgne, celle que les professeurs ne m'ont pas pardonnée, d'ailleurs. («Mais pourquoi avez-vous changé de place?» Qui m'avait posé cette question et pourquoi, quand j'avais changé de place pour m'installer à côté d'elle? Je ne sais plus.)

Celle qui était si timide qu'elle riait nerveusement quand la prof d'anglais l'interrogeait — et celle-ci a cru jusqu'au bout que F. se moquait d'elle. (F. était très douée en anglais.)

Celle avec qui j'ai mangé beaucoup de croque-monsieurs.

Celle qui avait lu tout Duras, tout Woolf et tout James — dommage que je n'ai pas suivi son exemple à l'époque, j'aurais pris un peu d'avance — mais les Duras que je lisais lui appartenaient. J'ai encore dans ma bibliothèque son Vie et Destin et le Arendt sur le totalitarisme. Elle m'avait prêté Temps et Récit I dont j'avais entièrement gommé les soulignages à main levée pour les remplacer par des traits à la règle.

Celle dont nous avons corrigé en urgence sur atari (logiciel: "Le Rédacteur") le mémoire de DEA d'histoire (L'assassinat du président McKinley) (et déjà mes tics de relecteur).

Celle à cause de qui j'habite où j'habite aujourd'hui, ses parents nous ayant prêté leur maison en 1992 pendant qu'eux-mêmes partaient en vacances, nous permettant d'échapper à notre appartement quelques semaines et de découvrir cet endroit de la région parisienne.

Celle dont je possède un pendentif, une croix dans un cœur, donné par sa mère à la naissance de ma fille, parce qu'elle ne croyait plus que F. aurait des enfants (puisque ce pendentif était destiné à une fille de F.)

Celle à qui j'ai raccroché violemment au nez un jour de 1995, en décembre sans doute, exaspérée que célibataire sans enfant, elle ne soit jamais disponible pour nous voir et ne fasse preuve d'aucune souplesse dans son emploi du temps.

Celle que j'ai revue dans un café en 2000, après l'avoir rappelée parce qu'elle me manquait, qui m'a avouée qu'elle était lesbienne et qu'elle n'avait pas osé nous le dire, qu'elle avait coupé les ponts avec toutes ses anciennes connaissances.

Celle qui ne m'a plus jamais répondu, que je n'ai pas revue depuis, dont le prénom/nom existe à une dizaine d'exemplaires sur FB — j'ai écrit à toutes, en vain.

Evidemment je pourrais aller sonner chez sa mère, qui d'après l'annuaire est sans doute veuve.

Mais cela n'a guère de sens d'insister.

Souvenirs de Lévi-Strauss

Août 1985 - Je composte des chèques dans une agence du Crédit Lyonnais. A midi, je lis Race et Histoire et Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes en dépensant mon ticket restaurant dans un café tranquille qui diffuse Rue barbare de Bernard Lavilliers. Thé et croque-monsieur.
Ces deux livres sont au programme de culture générale d'un concours que je dois passer en septembre.

Décembre 1988 - Covoiturage entre Paris et Lyon pour assister au mariage de mon meilleur ami, ce qui n'était pas encore un cliché. Discussion dans la voiture avec un ami de P., ami légèrement dédaigneux, légèrement supérieur :
— Tu as lu Race et Histoire ?
— Oui.
— Tu te souviens de sa conclusion ?
Comme il me prend de haut et que je fais un complexe d'infériorité, je panique un peu:
— Euh... Que l'évolution dépend de nos différences, de la différences entre les groupes et de leur façon d'interagir et de s'enrichir mutuellement ?
— Il dit surtout que certaines races sont plus cumulatives que d'autres, savent mieux acquérir, conserver et accumuler du savoir et de la technologie.

Il avait l'air très sûr de lui. Quatre ans après ma lecture je n'étais pas si sûre de moi. Mais il ne me semblait pas avoir lu ça, non, il ne me semblait pas avoir vu une telle interprétation, visant peu ou prou à organiser une hiérarchie des races (si tant est est que ce mot ait un sens: des cultures, des couleurs, des ethnies).
Je me souvenais surtout de la crainte de l'homogénéisation et de l'homogénéité: si tout devenait pareil, homogène, il n'y aurait plus de progrès possible.
Quand le mot "mondialisation" est devenu à la mode, employé à tort à travers, c'est à Lévi-Strauss que j'ai pensé.

Après quelques années sur internet, je ne suis plus inquiète: tout tend à prouver que des groupes se reconstituent toujours. Les critères ont changé, il ne s'agit plus de nationalité ou d'ethnie, mais de langues, d'affinités, de goûts ou de sujets d'intérêt communs ne tenant aucun compte des frontières. Il existe toujours des groupes, des différences, des échanges, et ces différences ne constituent pas forcément des hiérarchies. Une chose est sûre: ce n'est pas homogène.

Roxane

Roxanne en musique d'ambiance quand je descends du RER à la gare de Lyon.

J'ai connu une fille qui s'appelait Roxane, c'était au CE2, elle devait avoir huit ans. Plus tard quand j'ai découvert que ce que j'entendais "Rock scène" s'écrivait "Roxanne" j'ai pensé que son prénom devait provenir de là : mais je viens de vérifier, elle était née dix à onze ans avant la chanson (une légende s'écroule), il faut donc supposer des parents amoureux de Cyrano...

Je n'aimais pas beaucoup cette fille, elle était grande à cheveux lisses, un peu bécasse, j'imaginais qu'elle aurait joué une version châtaine de Ficelle dans Fantômette tout à fait acceptable.
Au CE2, et peut-être déjà au CE1, je remplissais un album d'images d'animaux sur le modèle des albums de joueurs de foot. Nous avions tous notre album, il contenait trois cent deux ou trois cent six images, nous passions nos récréations en négociations et trocs, nous fanstamions sur les cartes les plus rares, dont la dernière, une panthère noire.
Tout mon argent de poche y passait — un dirham par semaine.
Un jour, j'ai découpé et mis à la poubelle la dernière page qui permettait, en ultime recours, de commander à la maison-mère les images manquantes. Je ne voulais pas tricher. J'aurais toutes les images par achats et échanges — sans tricher.
En découvrant que je m'étais fermée cette porte, ma mère m'a grondée.

Je me souviens du jour où j'ai trouvé la dernière image qui me manquait — pas la plus rare, un guépard.
Rituel, chacun arrive avec son paquet de cartes, le tend à l'autre, chacun regarde le paquet de l'autre, sélectionne les cartes qu'il voudrait récupérer... puis nous passons à l'échange, quelles cartes pour quelles cartes, et celles que nous refusons, arbitrairement, sans raison ou pour des raisons perverses, d'échanger.
Poker-face en apercevant cette dernière carte qui me manquait, cœur battant, que personne ne remarque à quel point je la voulais, à quel point il me la fallait... Déjà je savais que montrer un trop grand désir était un moyen assez sûr de ne pas obtenir satisfaction (et quand je lis Proust, le narrateur désirant si fort être présenté à Mme Swann et le montrant, grave erreur, à M. de Norpois — c'est ce moment qui affleure aussitôt).

Et voilà, elle était à moi, j'avais fini mon album — et la dernière carte, bien sûr, m'était venue de Roxane.

Paradis perdu

L'Hacienda était un hôtel construit sur le principe de bungalows blancs éparpillés parmi les orangers sur une vaste étendue de pelouse (du kikuyu, sorte de gazon rampant dont les feuilles coupées par les tondeuses devenaient tranchantes et nous entaillaient de minuscules coupures quand nous jouions, en maillot de bain, à dévaler les pentes étendus de tous notre long en roulant comme des tonneaux).

Les orangers côtoyaient les trois ou quatre courts de tennis et la piscine, près des bougainvilliers. De l'autre côté de la route se tenait "le ranch" — le club hippique.

Pendant les sept ans que j'ai passés à Agadir, nous ne sommes presque jamais allés au bord de la mer. Nous allions à l'Hacienda, le soir après la classe, le week-end, durant les vacances scolaires... La "fatime" s'occupait de tout à la maison (sauf le dimanche).

Ce week-end, ma mère a reconnu sans y penser: «Pendant sept ans, je me suis dit que je vivais au paradis.»
Voilà qui est nouveau, elle a toujours soutenu que j'idéalisais mes souvenirs.

Un chien

Quand son avant-dernier chien est mort, ma grand-mère a voulu le remplacer.

J'ai assisté à ce dialogue entre ses brus, ma tante et ma mère (je ne sais plus si ma grand-mère était présente, j'espère que non, mais sa présence n'aurait pas arrêté ses brus):

Ma mère : — Elle ne va pas encore reprendre un chien! Et qui va s'en occuper quand elle sera morte? Il faudra le mettre à la SPA!
Ma tante : — Je fais passer le bien-être des vieilles personnes avant celui des chiens.


Curieusement, certains passages de L'Isolation de Renaud Camus (concernant le métissage des populations, la disparition de la culture, etc) me font penser à ce dialogue : est-ce qu'un paysage est plus important que les gens?
Et je repense au bombardement de Dubrovnik, qui a davantage ému que celui des populations, et au bombardement des territoires de Babylone, ce qui n'a guère ému les Américains…
Et je repense à Saint-Exupéry, cet extrait dans Lagarde et Michard: personne ne voudrait d'un pont qui coûte la vie d'un homme, mais tout le monde le traverse.

Yvan

Entre six et huit ans, j'ai beaucoup joué dans les dunes avec Yvan. On lisait le journal de Mickey, il préférait Mandrake et moi Guy l'Eclair, il était mon principal fournisseur de Langelot.
Bien sûr nous jouions aux agents secrets. Le méchant dans les Mandrake de l'époque s'appelait Le Cobra. Pendant longtemps la signature d'Yvan s'est terminée par un cobra.
Il avait les yeux très bleus, un visage rond, sa sœur lui avait cassé une incisive avec une boucle de ceinture.

Il avait une particularité incroyable à mes yeux : il ne mentait jamais, même pour se tirer d'un mauvais pas, même pour éviter de se faire gronder. Je l'admirais beaucoup pour cela, j'aimais ne pas dire où j'allais et je mentais beaucoup, ou pour reprendre l'argument d'un petit garçon : — Pourquoi tu ne m'as pas dit où tu allais? — Parce que tu me l'aurais interdit.
(J'ai bien peur de fonctionner encore sur ce mode.)

Mais ce trait de caractère qui semblait si bien répondre à ce qu'on attendait de nous quand nous avions six ou huit ans n'a pas tardé à lui poser des problèmes. A l'usage, on se rend compte que ne jamais mentir n'est possible que si 1/ on est parfait 2/ on vit dans un monde parfait.

Plus tard, alors que séparés par des centaines de kilomètres nous avions perdu contact, sa mère racontait à la mienne les problèmes rencontrés :
« Il n'avait pas fait son devoir de math, mais quand la prof lui a demandé s'il l'avait oublié à la maison, il a répondu qu'il ne l'avait pas fait.»
ou
« Quand l'inspecteur lui a dit qu'il marquait trop le stop, il a répondu que la dernière fois on lui avait reproché de ne pas l'avoir assez marqué.» (Tant et si bien qu'il a raté son permis quatre fois et qu'on a vu le moment où il devrait repasser le code).

Il a passé deux semaines en classe préparatoire (math sup) avant de décréter que c'était une boîte de fous et qu'il ne restait pas chez les dingues. C'était vrai, bien sûr, et dans un sens je l'admirais d'avoir le courage de tirer les conséquences pratiques de ce que nous pensions tous, d'un autre côté je lui en ai un peu voulu de céder si facilement: à quoi bon les héros de notre enfance si c'était pour abandonner si vite?

Etc, etc. Il a fait plusieurs CDD mais n'a jamais réussi à se faire embaucher de façon définitive. Avec sa maîtrise MIAGE, cela doit faire plus de quinze ans qu'il est au RMI, qu'il vit dans un foyer, qu'il vient tondre la pelouse chez ses parents (agrégés de math et de français) le week-end. Eux ne parlent jamais de lui, il n'apparaît même pas sur les photos du mariage de sa sœur.

Où est-il, que fait-il, nous n'osons pas poser la question.

(J'ai trouvé son frère sur FB. Il vit en Australie et ressemble incroyablement à son père. Lui ne doit pas se souvenir de moi. Il était si jeune quand j'ai quitté le Maroc: trois ans, quatre ans? Il était la terreur des apéritifs familiaux, il terminait tous les verres restés sur la table ce qui était un peu dangereux vu son âge. C'est drôle de contempler la photo d'un parfait inconnu vivant à des milliers de kilomètres en sachant cela de lui.)


Nous avons appris il y a quelques jours que V. quittait E., après plus de vingt ans de vie commune. J'ai aussitôt pensé à Yvan: pourvu que E. ne se laisse pas glisser.

Laurence

Hier soir m'attendait une lettre de ma mère contenant une carte postale et un faire-part de décès découpé dans le journal. Date de la messe, une fois de plus la date de la mort m'échappe : Laurence, 22 juin 1966 - mai 2009. Il me semble que maman m'avait parlé d'un cancer il y a quelques temps. Je n'avais pas fait très attention : un cancer, ça se "guérit" (enfin, ça s'ampute), non?
Laurence était avec moi en terminale C. C'était une élève moyenne. Elle voulait faire médecine. Notre professeur de physique, la redoutable mademoiselle Guilbert, ne manquait jamais une occasion de lui rappeler son opinion: «Médecine? mais vous n'y arriverez jamais, ce n'est pas pour vous».
Des années plus tard, Laurence m'a confié qu'elle avait failli envoyer à Guilbert une invitation à sa soutenance de thèse.

Entre-temps, elle s'était spécialisée dans la rééducation des handicaps neuro-psychiatriques. Je l'avais eu au téléphone peu après la naissance de mon premier enfant, et alors que je lui faisais part de certains choix concernant mon accouchement, elle avait eu cette phrase qui m'avait fait frissonner rétrospectivement: «J'oublie toujours qu'une naissance peut bien se passer et qu'un enfant peut être normal».
A l'époque, elle travaillait en réanimation néonatale.

La dernière fois que je l'ai vue, c'était par hasard, aux Galeries Lafayettes. Elle était habitée par son métier, elle m'avait parlé du courage des malades les plus atteints, des jérémiades de ceux qui n'avaient comparativement que des affections sans gravité.

Je pensais à elle de temps en temps. J'avais reçu un faire-part pour la naissance de son fils Quentin (1993), je me demandais si elle avait eu d'autres enfants tout en pensant que son métier était trop prenant pour cela.
Le faire-part de décès m'apprend que j'avais vu juste.

J'ai interrogé FB, trouvé son fils. J'ai imaginé le chagrin de ce garçon inconnu de quinze ans. J'ai contemplé sa photo et je me suis dit qu'internet donnait des réflexes bizarres.


Nous étions vingt-quatre en terminale.
Vingt-trois maintenant.
Et je sais qu'à chaque nouvelle mort je me poserai la même question: pourquoi? pourquoi lui? pourquoi elle?; et de le savoir me fatigue de moi-même.

L'alliance

Elle est née le 18 octobre 1913, quelque part en Pologne.
Elle est morte fin juillet 2001, à Vierzon. Les dates de mort m'échappent toujours.
Elle s'est mariée en février 1936, le 8, il me semble. Elle est arrivée en France peu après, seule. Elle venait travailler, gagner de l'argent, avant de repartir en Pologne habiter la maison que pépé avait commencé à construire (il parlait très peu, mais un jour il m'a expliqué qu'il avait commencé à fabriquer les briques pour cette maison avant de devoir partir. Ça m'avait beaucoup impressionnée: fabriquer les briques avant de fabriquer la maison… J'aimais l'idée de faire cuire les briques comme on fait cuire le pain.)
Il l'a rejointe en France, je ne sais pas pourquoi.
La guerre a éclaté, les blocs se sont figés, ils sont restés en France.
Un soir dans la cuisine, alors que nous buvions le tilleul destiné à améliorer leur condition cardiaque, ma grand-mère a découvert que mon grand-père n'avait pas porté son alliance durant la période où ils avaient été séparés, elle en France, lui en Pologne, cinquante ans plus tôt.
Elle lui a fait une scène.

Claude Lanzmann

J'ai vu Claude Lanzmann au Collège de France cette après-midi. J'appréhendais ce moment, il a la réputation d'être tranchant et prétentieux, or c'est un de mes héros personnels à cause de son œuvre.

Je me souviens de la première fois que j'ai vu Shoah, loin dans un quartier de l'ouest parisien, en 1986, et mon retour à pied dans les rues désertes, traversant la moitié de Paris jusqu'à la rue Cardinal Lemoine pour tenter de me remettre du choc (et la semaine suivante, recommençant pour la deuxième partie).
Je découvrais l'extermination. Jusqu'ici je ne connaissais que les camps de concentration (confusion encore bien répandue, qui fait dire à Paul, 87 ans «On n'exagère pas un peu? Beaucoup sont revenus, non? » Et le cœur serré devant cette trace vivante d'antisémitisme français à la Bernanos, j'explique: «Non, ce n'était pas la même chose. Très peu sont revenus des camps d'extermination, on a des listes quasi-exhaustives, de trente à trois cents noms…» Mais je ne sais s'il me croit.).

Je lisais mal l'anglais, à l'époque. J'ai repéré le nom de Raul Hilberg. J'ai tenté (en vain) de commander son livre chez Brentanos.
Il est sorti l'année suivante, en 1988 (La destruction des Juifs d'Europe). Je travaillais chez Mollat, je l'ai lu aussitôt. Je me souviens de ma lecture hallucinée, des sondernkommandos, des bus, des trottoirs, du soleil, de tout ce mélange irréel, des gestes quotidiens qui occupaient toujours la même place.

J'ai revu Shoah deux fois, en Dvd désormais, chez moi, toujours seule, la nuit. C'est un film que je trouve insupportable de regarder à plusieurs. (Et cette après-midi, malaise à ce que les extraits soient projetés sans que la lumière ne soit éteinte). Désormais j'en comprends la structure, qui m'avait échappée lors de sa diffusion en salle. Désormais je comprends les accusations de montage, la colère des historiens qui me fait rire. Désormais je considère que Lanzmann a été insupportablement violent avec les gens qu'il a filmés, provoquant les larmes, n'arrêtant jamais la caméra.
Ce film est monstrueux.
Et je bénis Lanzmann de l'avoir fait.

Chansons à chanter fort et faux.

J'ai été surprise de l'émotion causée par la mort de Bashung dans la blogosphère et sur FB. Je ne savais pas qu'il était tant aimé.

Vers 13 ou 14 ans, quand nous partions en car, que ce soit pour aller visiter des caves à champignons ou participer à des compétitions sportives, nous choisissions des chansons devant répondre à un impératif simple: pouvoir être chantées fort et un peu faux, de préférence avec des paroles stupides.
J'avais l'intention d'en trouver dix, mais finalement, trois c'est suffisant.






J'aime beaucoup les paroles:

Hier un homme est venu vers moi d'une démarche un peu traînante
Il m'a dit : "T'as t'nu combien d'jours ?" J'ai répondu : "Bientôt trente"
J'me souviens qu'il espérait tenir jusqu'à quarante.
Quand j'ai d'mandé son message il m'a dit d'un air tranquille
"les politiciens finiront tous un jour au fond d'un asile"
j'ai compris que j'pourrais bientôt regagner la ville.





Là encore, les paroles valent le détour:

Moi je tricot' des napp'rons
Avec le rest' des nouill's grimpé sur le balcon
Eh oh eh ah
Elle est si jolie
Avec ses souliers vernis
Ses taches de rousseur
Sur son joli postérieur






Bon, évidemment:

Alors à quoi ça sert la frite si t'as pas les moules
Ça sert à quoi l'cochonnet si t'as pas les boules.

Agendas

Durant des années (de onze à vingt ans?), on m'a offert traditionnellement l'agenda de l'Unicef (avec de grandes photos colorées des enfants du monde) à Noël. Je m'en servais pour noter les événements du jour, du genre «il a neigé», «Tartempion [un prof] est absent» et le titre des livres lus (pour tenir des statistiques).
Je les ai systématiquement jetés tant j'avais honte de me relire.

Random things (miscellanées)

Finalement, c'est facile :

32/ Ce matin, une jeune fille à vélo remontait le boulevard Malesherbes à gauche de la voie de gauche.

33/ J'ai vu un moineau. Ils sont en voie de disparition.

34/ La main sur un flanc comme sur une encolure.

35/ Je me souviens du ciel au-dessus de la Loire à l'automne.

36/ J'appartiens à la Loire.

37/ En quatre occasions au moins, j'ai vu des hommes se branler en public: sur un pont au-dessus d'une voie rapide, sur le quai du RER D, sur les bords de la Loire (moi étant sur la Loire), dans des toilettes de train porte ouverte.

38/ Dans ces cas-là je reste impassible.

39/ J'ai cassé la vitre permettant l'accès à la clé de l'aile condamnée du lycée. Je me suis souvent réfugiée dans cette aile contenant les lits en vrac de l'ancien internat.

40/ J'ai vu un caneton très jeune tomber du trottoir le long du jardin Jean XXIII sur le flanc de Notre-Dame. D'ou venait-il?

41/ Je ne sais pas ce que je veux.

42/ Etre lue est toujours une surprise.

43/ Hier j'ai rencontré un fantôme de mon passé, variété "Oscar-dans-les choux". On a parlé du bon vieux temps. Je connais les légendes de l'assurance, de 1945 à 1960, le temps des "boîtes à chaussures" et des aristocrates devenant agents d'assurance.

44/ Je n'ai pas encore abandonné l'espoir de croiser une fée ou un lutin.

45/ Les gens sont si sérieux pour des choses qui n'en valent pas la peine.

46/ Je ne comprends pas pourquoi on raconte tant de bobards sur la mort, sur le mort présent, la présence du mort: le vide est sidérant, l'absence absolue.

47/ J'ai appris que Louis XVI et Marie-Antoinette étaient en deuil quand ils ont été arrêtés: ils venaient de perdre un enfant.

48/ J'avais une ou deux choses à dire que j'oublie pour la deuxième fois.

49/ A huit ans, j'avais un plan pour rejoindre Agadir à pied à partir de Blois: suivre la Loire jusqu'à l'Atlantique, puis suivre l'Atlantique jusqu'à Agadir (Tanger posait un problème).

50/ A seize ans, c'était plutôt les rails de chemin de fer que j'envisageais de suivre lors d'une fugue (vers la Suisse. Pourquoi la Suisse? je ne sais plus.)

51/ Si je ne vais pas chercher mon café, il va être froid.

52/ Je n'ai pas envoyé deux cartes de vœux importantes. J'ai des remords. Il faut que j'écrive aujourd'hui.

53/ Si je ne reprends pas en main la paperasse, je cours à la catastrophe; j'ai déjà raté une échéance importante samedi dernier.

54/ Je pense que notre aîné est en train de nous rouler dans la farine (trop évasif): à quel sujet? (j'ai une idée).

55/ J'ai acheté les billets allers pour Venise, j'oublie depuis trois jours d'acheter les billets retour. Est-ce volontaire ?

56/ J'aime les gants, je pourrais dépenser des fortunes en gants.

57/ Mais aussi en vaisselle, porcelaine, voilage, linge de maison, tapisseries.

58/ Je n'aime pas l'odeur de la cigarette sur les gants.

59/ De toute façon, je suis censée ne plus fumer depuis deux ans.

60/ Je m'en fous.

61/ Je vais avoir 42 ans. C'est un bon chiffre, la réponse à toutes les questions.

62/ Je veux une serviette "Don't panic" pour mon anniversaire.

63/ Je ferais sans doute mieux de m'en occuper moi-même. D'un autre côté, ce serait bête de me retrouver avec deux serviettes "Don't panic".

64/ Je me laisse pousser les cheveux pour le plaisir littéraire de pouvoir utiliser l'expression "en cheveux".

Une chaise, un couloir

Pendant les vacances de Noël, en ouvrant le quotidien régional chez mes parents, je tombe sur un article sur l'hôpital : photographie de couloir, gros titre accrocheur, rappel de la mort à Massy de cet homme qui n'a pas trouvé de lit aux urgences.

Mon cœur se serre et j'espère que mon père n'a pas vu l'article (ce qui est impossible).
Ma grand-mère est morte sur une chaise dans le couloir des urgences de l'hôpital de Vierzon un jour de juillet 2001 (tandis que je me souviens des dates de naissances, celles des morts m'échappent). Mon père venait de la quitter pour rentrer à Blois, elle s'est sentie mal, a appelé une ambulance ou un taxi. Elle avait quatre-vingt-sept ans, c'était l'été — avant la canicule de 2003 — on ne s'est pas occupé d'elle.

C'est moins sa mort qui me touche (bien qu'elle me manque terriblement, et de plus en plus) que les circonstances de cette mort, l'humiliation de mourir sur une chaise d'hôpital en attendant que quelqu'un veuille s'occuper de vous.

Ma grand-mère habitait une ferme très isolée. Elle avait des malaises cardiaques sans savoir qu'il s'agissait de cela. Le cardiologue lui avait donné une boîte de pilules ; elle devait en prendre une chaque fois qu'elle avait un étourdissement. Il m'avait expliqué à mi-voix : « Ainsi, en comptant le nombre de pilules manquantes, on saura combien de fois ça lui est arrivé ». J'avais admiré l'astuce.
Ma grand-mère m'avait raconté qu'un jour qu'elle déterrait des pommes de terre, elle s'était sentie terriblement mal : « Je me suis dit: "si je meurs là, on me retrouvera dans trois jours, les corbeaux m'auront mangée. Il faut que je rentre à la maison pour mourir". »
Elle concluait: «Et voilà, je ne suis pas morte».

Tout ça pour mourir sur une chaise dans un couloir.

Nostalgie de Noël

Finalement, ce que je regrette le plus des Noëls de mon enfance, c'est la pénombre de l'église et les rues désertes et éteintes du village à la sortie de la messe.

Aujourd'hui il y a trop de bruit et trop de lumière. Tandis que j'aspire à un certain recueillement, on n'attend de nous toujours plus d'expansivité.
Cela ne me convient pas.

Renée

Ma grand-mère est née en 1916. A huit ans, elle fut placée comme fille de ferme.
De place en place, elle arriva au service d'une famille avec laquelle elle sympathisa suffisamment pour que la fille de ses patrons devienne la marraine de ma mère.

Cette fille est née en décembre 1923. Elle boîte et est bossue. Quand j'étais petite, nous allions chez elle une fois par an pour le nouvel an. C'était de longs après-midis d'ennui, on nous recommandait d'être bien sages. Les meubles étaient en formica, il y avait un baromètre en forme de maison avec un homme et un parapluie, une femme et une jupe printanière, qui étaient montés sur un axe obligeant l'un à être dedans quand l'autre était dehors, cela m'intriguait beaucoup mais on n'avait pas le droit de toucher, il y avait des cactus sur du sable coloré dans une coupe profonde, des napperons, cela sentait la cire, chez Renée, c'était exactement comme dans la chanson de Renaud: «Sur la tabl' du salon / Qui brille comme un soulier / Y'a un joli napp'ron / Et une huitr'-cendrier / Y'a des fruits en plastique».

Renée vivait avec sa mère. Elle m'a offert trois ans de suite Les cavaliers de Joseph Kessel dans la collection "1000 soleils". J'imagine la conversation avec la libraire: «C'est pour une fille qui lit beaucoup et qui aime beaucoup les chevaux». Je remerciais poliment, je ne disais rien, on allait l'échanger le lendemain dans une librairie qui n'existe plus. Les conversations se composaient exclusivement de commérages et encore de commérages, j'apprenais à détester les commérages. Il y eut des histoires étranges, comme celle du tablier pleins d'écus amené dans la vacherie [l'étable] où ma grand-mère trayait les vaches (je regrette de ne pas avoir mieux écouté), ou mesquines, comme celle du réveil offert à une voisine: la voisine mourut, et comme Renée détestait l'héritier, elle profita d'une visite des pompes funèbres pour aller récupérer le réveil — «Il était tout neuf», précisait-elle.
Et ma mère et ma grand-mère de hocher la tête autour de la table pour approuver.

Un jour ma mère en mal de confidence, ou trouvant le secret trop lourd je ne sais, me raconta l'histoire de Renée.
A dix-sept ans elle avait été engrossée par un garçon d'écurie. Celui-ci avait été bien sûr renvoyé, et l'enfant abandonné.

Avec sa bosse et son pied-bot, Renée ne se maria pas. Quand sa mère fut veuve, elle vendit la ferme et acheta une minuscule maison à X. Elles y vécurent ensemble de longues années, trente ans au moins. Puis sa mère mourut. Renée resta seule dans la maison.
Aujourd'hui, Renée est à son tour en train de mourir, seule, à l'hôpital. Elle ne peut plus se nourrir mais son cœur est solide. Ma mère et quelques amies lui rendent visite.


Maupassant m'est beaucoup plus proche que Flaubert pour des raisons qui ne sont pas littéraires.

Cerisy, la campagne de France

La perspective d'aller à Cerisy avec ceux qui sont peut-être, après tout, "mes pairs", me paraissait parfaitement fastidieuse. Tout envie de voyage s'estompe — des villes et encore des villes : je me suis rendu compte que, désormais, j'aimais mieux draguer que de visiter quoi que ce soit; les villes ce sont avant tout des corps, pour moi, des visages, des poils, des peaux, des lèvres, des voix, des caresses, des draps sous la lampe (on verra après...).
RC, Journal de Travers, p.1518

Il faut avouer que draguer dans les profondeurs de la campagne normande... à moins de trouver son bonheur parmi les participants du colloque, c'est assez compliqué. (M'a fait rire cet Australien qui m'a confié, tandis que le car négociait comme il pouvait les routes du bocage: «J'ai l'impression que le terriroire français est beaucoup plus ouvert, beaucoup plus accessible, qu'il y a beaucoup plus de routes qu'en Australie.» (Well... yes.))

Je suis rentrée de Cerisy reposée, avec une envie de déménager. Pour la première fois depuis une éternité (depuis combien d'années, en fait? avant la construction de l'autoroute passant par Vierzon), j'avais dormi une semaine dans des nuits silencieuses et noires. Point de routes, point de lampadaires. Le froid lui-même, que j'avais redouté, était accueillant, le corps s'adaptait sans effort à l'air frais mais propre.
Et moi qui m'étonnais il n'y a pas si longtemps d'être devenue si citadine, je me suis aperçue que c'était faux: ce dont je n'ai pas envie, c'est de la demie-ville, la ville avec tous les inconvénients de la ville sans ses avantages, ses cinémas, ses expositions, ses conférences, ses concerts, ses bibliothèques...
Mais j'appartiens à la vraie campagne, à la solitude, sans voiture et sans lampadaire.
J'ai envie d'y retourner. Quand et où? (La Sologne? Les bords de Loire? Le Nivernais? Le plateau de Langres?)

Dimanche, en sortant de la voiture à l'orée d'un bois, l'odeur et la nuit m'ont brutalement rappelé la ferme de ma grand-mère. Sept ans qu'elle est morte et ça ne passe pas. Pire, cela semble revenir. Dieu qu'elle me manque, mes souvenirs sont si vivants qu'il me semble les ressentir physiquement.

Rangement macabre

Tandis que je trie les papiers contenus dans l'armoire à dossiers suspendus afin d'archiver les dossiers les plus anciens que nous ne consult(er)ons jamais ("accidents du travail 2003", "naissances" (faire-parts, lettres de félicitations, quelques dessins), "nourrice 2000"), je me dis en étiquetant les boîtes qu'elles ne seront sans doute jamais rouvertes, sans doute jetées telles quelles après nous — qu'il serait sans doute aussi sage de les jeter tout de suite mais que je n'en ai pas le courage —, et que ce sera très bien ainsi.

Coluche, l'histoire d'un mec

Les critiques sont mitigées, et je pense comprendre pourquoi: ceux qui vont voir ce film en pensant rire pendant deux heures devant des sketches doivent être très déçus. Ceux qui connaissent l'histoire de Coluche (et qui supportent le personnage, mais dans le cas contraire, pourquoi aller voir un tel film?) sont tristes. Ce film ne leur apprend rien mais leur rappelle beaucoup de choses.

Ce film est un déclencheur de nostalgie. Je ne sais pas ce que peuvent y comprendre les trentenaires, les vingtenaires. Je repense à l'époque qui s'annonçait en 1980, dix à quinze ans de Reagan/Thatcher/Mitterrand/Jean-Paul II. La compagnie créole chante «T'es OK, t'es bath», Georges Marchais donne des interviews (je n'avais jamais vu Marchais à la télévision... je l'ai vu pour la première fois ce soir. Je vivais dans une famille un peu bizarre, pas de sexe, pas de politique, pas de films en noir et blanc, pas de films sous-titrés, pas de westerns, du sport, «t'as fait tes devoirs?» (et la réponse était toujours oui même quand c'était faux), et c'était tout), les postes de radio sont énormes, les lunettes aussi. Je n'avais jamais écouté un sketch de Coluche à la maison (trop vulgaire (plus tard, quand il animerait une émission sur Europe 1, je l'entendrais en revanche chaque fois que je serais dans la cuisine: ma mère n'écoute qu'Europe 1 («parce qu'on écoutait obligatoirement RTL chez moi quand j'étais petite» (Moralité j'écoutais RTL, Les grosses têtes et Julien Lepers... tout cela est tellement prévisible)))), mais j'avais une copine qui les connaissait par cœur, Coluche, Renaud, Magdane, Balavoine, un peu Desproges, que le monde était étroit et l'horizon resserré. (Coluche sur Europe 1, c'était le plus souvent insupportable de vulgarité. Il s'est passé pour Coluche la même chose que pour les Guignols de l'info: j'ai eu la chance de ne pas l'écouter en direct, mais de n'en connaître que les moments les plus pertinents, les phrases les plus justes, sélectionnés par mes amis.)

Je me souviens de Jean-Louis disant dans les écuries, alors qu'on lui apprenait la grève de la faim de Coluche, «Coluche fait la grève de la faim? Mais non, il est au régime», je me souviens de la façon dont j'ai appris l'élection de Mitterrand, assise sur un seau dans le hangar à bateau après une régate, attendant que mes parents viennent me chercher, je me souviens de la mort de Coluche, de la rumeur qui a couru (était-ce vraiment un accident?) et du disque de Renaud. Souvent je me dis qu'il manque aujourd'hui un œil aussi vif, un esprit aussi prompt à saisir et saisir l'essence d'une situation. Je me demande ce qu'il l'aurait pensé des émeutes de 2005 ou d' Entre les murs, par exemple. Il ne faisait pas spécialement dans le politiquement correct. En tout cas, il se serait bien moqué des "cinq fruits et légumes par jour" sous la pub Coca zéro imitant James Bond, et ça m'aurait fait du bien. Personnellement, il me manque davantage que Philippe Muray.

En regardant le film, l'accueil que les petites gens dans les villes touchées par le chômage (1,5 million de chômeurs, c'était effrayant et ça fait rêver) réservait à Coluche, je me dis qu'il ne faut pas chercher loin ceux qui ont voté Le Pen en 2002: on ne peut pas éternellement désespérer et Billancourt, et Longwy, et Saint-Etienne, et...
Coluche, Le Pen, Bayrou : le système est à la recherche d'une possibilité de fonctionner autrement, mais il est trop bien verrouillé. Est-ce un bien, est-ce un mal?

Le film se termine sur une allusion aux Restos du cœur. Quelques minutes avant, je venais de dire à H.: «J'ai beau savoir que c'est injuste, pour moi Mitterrand, c'est l'apparition des SDF». (Ç'avait été l'un de mes étonnements de retour du Maroc à huit ans: il n'y avait pas de mendiants. Etaient-ils enfermés? Dix ans plus tard, j'avais ma réponse.)

Pierre blanche

J'avais moins de huit ans. Ma mère me dit :
— Tiens, ce jour est à marquer d'une pierre blanche.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n'a pas pleuré aujourd'hui.

Je fondis en larmes.

Sale gosse

Chaque fois que je siffle dans la rue les mains dans les poches, je pense à Patrick.
Nous avions vingt ans (enfin, lui plus que moi), il tâchait — très gentiment — de m'enseigner quelques bonnes manières: «Une fille ne siffle pas dans la rue». Alors bien sûr, je sifflais.
Nous passions nos soirées à discuter économie et littérature en mangeant une baguette et un camembert; vers minuit il me raccompagnait à la station du Luxembourg pour que je rentre à la cité U avant le dernier métro.
Un jour il m'a avoué que s'il me raccompagnait ainsi, c'était pour s'assurer que je n'allais pas me promener au hasard dans les rues. Cela m'avait fait rire (comme si je n'avais pas pu faire ce que je voulais dès qu'il aurait eu le dos tourné) et émue (pas grand monde prenait la peine/le risque de prendre soin de moi).

Il y a quelques jours je regardais un petit garçon de trois ans qui devait franchir le ruisseau débordant d'un caniveau pour traverser la rue. Il se concentrait, évaluait la distance. Puis il sauta avec décision — en plein milieu du ruisseau, éclaboussant sa nourrice. Je compris aussitôt à son sourire satisfait qu'il l'avait fait exprès, c'était exactement ce qu'il avait calculé avec tant de précision. La nourrice était furieuse, j'avais envie de rire.
Un jour, j'avais fait le même mauvais coup à Patrick, sur le boulevard Saint-Germain. Il était trempé, j'avais largement dépassé mon objectif. Aujourd'hui encore, j'ai un peu honte quand j'y pense.

Otages

L'une des grandes ruptures de mon enfance est notre retour en France, en juillet 1975 (dont je n'ai pris vraiment conscience qu'à la rentrée, en septembre). Nous avions loué une maison à La Chaussée-Saint-Victor, nous n'avions pas la télévision, je me souviens de la cuisine, des flancs gris d'aluminium du four encastrable posé sur une table d'écolier, la radio parlait de Tabarly, d'Alain Colas et de Madame Clausse, prisonnière du Polisario Claustre. Personne ne se souvient de Madame Claustre, mais je me souviens des semaines à se demander si cette femme et ses deux collègues français seraient libérés ou tués, cela se passait dans mélangeait dans mon esprit avec la guerre dans le désert marocain, je me sentais concernée, l'un des otages était l'ami d'amis de mes parents, ils le connaissaient (et quelques années plus tard nous avons pris le thé chez lui à Annemasse)[1].
Je me souviens des otages retenus dans l'ambassade américaine en Iran entre 1979 et 1981, cela n'en finissait pas et j'ai bien cru qu'ils seraient tous tués. Je me souviens de mes premiers drapeaux américains brûlés, de la découverte de la haine idéologique, impersonnelle, impossible à raisonner.
Je me souviens confusément d'enlèvements et de meurtres, je n'y comprenais pas grand chose et cela ne m'intéressait pas, la bande à Bader, Carlos, le baron Empain, un doigt coupé, Patricia Hearst, les Brigades rouges, tout cela créait une rumeur confuse de monde violent, dangereux et absurde. Des avions étaient détournés et assaillis, il y avait des morts, j'ai su très tôt ce qu'était le syndrome de Stockholm (chez ma grand-mère, à côté des Pif gadget prêtés par la voisine, il y avait Sélection du reader's digest et ses histoires haletantes).
Plus tard il y eut les journalistes enlevés au Liban, cela recoupait mes lectures de SAS, là encore cela dura des jours, le journal du soir commençait avec le visage des otages et l'énoncé du nombre de jours de captivité, il y avait les gens pour et les gens contre, c'était le début de l'"otage business" mais on ne le savait pas. Michel Seurat est mort, je pensais qu'aucun n'en reviendrait, je me souviens du livre de sa femme paru alors que je travaillais à la librairie Mollat, je ne peux pas entendre le nom de Jean-Paul Kaufmann sans tressaillir (je me souviens d'un jour pas si lointain où il est venu parler de cigares sur France Inter: j'en suis restée interloquée, comment pouvait-il être aussi futile après ce qu'il avait vécu, c'était le monde à l'envers, son histoire semblait m'avoir davantage marquée que lui).

Ensuite j'ai dû faire moins attention ou la prise d'otage est passée de mode. Il reste malgré tout dans ma mémoire la prise d'otages dans l'école maternelle de Neuilly, l'angoisse pour les enfants et la fin pas très propre qui laisse un goût étrange (de l'art de faire un exemple pour dissuader d'éventuels imitateurs (et plus tard, la terrible fin de la prise en otage d'une école par des rebelles tchétchènes me rappellera Neuilly, ce qu'aurait pu être Neuilly, ce que n'était pas la France par rapport à la Russie)) et la délivrance spectaculaire d'un avion retenu à Alger. Depuis septembre 2001, personne n'a essayé de détourner un avion (si, une fois: les passagers ont maîtrisé le détourneur, la leçon a été bien retenue).

Il y a eu il y a trois ans (2005) l'enlèvement de Florence Aubenas. Curieusement je n'ai jamais réellement craint pour sa vie, avais-je vieilli et étais-je blasée, ou le traitement journalistique de l'affaire me faisait-il trop considérer tout cela comme du cirque, quelque chose de pas vraiment sérieux et destiné avant tout à faire de l'audience?
Il s'est produit un peu le même phénomène pour Ingrid Bettancourt. J'ai toujours pensé qu'elle s'en sortirait, qu'elle était une monnaie d'échange et qu'on ne tuait pas une monnaie d'échange. Je ne m'y intéressais pas et d'une certaine façon, je ne m'y suis jamais intéressée.
Cependant, en décembre ou janvier dernier, pour la première fois, j'ai eu peur et pitié pour elle: que se passait-il? Pourquoi cette photo d'Ingrid Bettancourt blême et défaite? Voulait-on nous préparer à l'annonce prochaine de sa mort? Pour la première fois, j'ai eu peur pour elle, j'ai pensé qu'elle allait mourir ou qu'elle était peut-être déjà morte, j'ai espéré que "tout irait bien" et qu'elle s'en sortirait — non parce que c'était elle, mais parce que c'est à peu près ce que je souhaite à chacun.

Et voilà. Elle est libre. Elle va bien. Je suis heureuse pour elle, mais plus que ça: lorsqu'on a comme moi une conception globale du bien-être et du mal-être de l'humanité, lorsqu'on se demande dans quelle mesure il est possible de faire reculer le mal (le mal et le bien sont-ils un jeu à somme nulle, ne peut-on faire croître l'un sans faire croître l'autre, ou est-il possible d'obtenir un total positif? (ou négatif...)), toute libération, tout acte positif, est un point gagné contre le malheur.

J'entends dans les conversations et je lis sur les blogs des inepties: ceux qui pensent qu'elle n'est pas assez maigre, ceux qui la trouvent bête, ceux qui la trouvent intelligente, ceux qui jugent ses enfants, ceux qui font des calculs compliqués pour savoir si elle a été libérée au bon moment par les bonnes personnes pour la bonne cause..., ceux qui finalement se demandent, à voix haute ou à voix basse, si elle en valait la peine, si elle valait la peine de tant de mobilisation et d'attention, et se faisant, exposent seulement leur unique préoccupation: faire les malins, se faire remarquer, ne pensant pas plus aujourd'hui ce qu'ils écrivent que ce qu'ils écrivaient hier...

Dimanche, je cherchais dans La Prédominance du crétin une référence aux «intellectuels pouf-pouf» (les marxistes fumeurs de pipe). Je suis tombée sur ce passage (il s'agit d'éditoriaux italiens écrits dans les années 70):

Une guerre de larmes, déchirante, serpente à travers les milieux les plus illuminés d'Europe.
«Pourquoi ne pleurez-vous pas sur le Cambodge?» «Personne ne peut nous accuser de ne pas avoir pleuré sur le Viêt-nam!» «Ceux qui n'ont pas pleuré sur Prague n'ont pas le droit de pleurer sur le Liban!» «Si vous avez pleuré pour les Biafrais, vous devez pleurer pour les Afghans!» «Faisons honnêtement notre autocritique: nos pleurs pour l'Iran sont moins copieux que nos pleurs pour le Chili.»
Fruttero & Lucentini, La prédominance du crétin, p.126

Il me fait penser a contrario au "cas" Bettancourt. Il est stupide de larmoyer sur commande pour exposer son bon cœur et ses convictions politiques.
Il est abject de regretter d'avoir pleuré pour jouer les esprits forts.


Notes

[1] Non, vérification faite, les noms ne correspondent pas: c'est cet ami qui avait été enlevé par le Polisario, peu après, presque au même moment. Cette prise d'otage-là a duré beaucoup moins longtemps que celle de Françoise Claustre. Mes souvenirs ont confondu les deux enlèvements.

Une vocation avortée

Quand j'eus fini de lire Le Seigneur des Anneaux, je savais ce que je voulais faire plus tard: la même chose que Tolkien. Je retournai le livre et lus "philologue".
Parfois je regrette de ne pas m'être obstinée.
Evidemment, cela aurait supposé que je fasse quelques efforts en latin. Et il était déjà trop tard pour choisir le grec en option.
Et à vrai dire, je ne savais pas ce que voulait dire philologue.
Spécialiste des langues, disait le petit Larousse.
J'étais (je suis) nulle en langues.
Dommage.

Facebook

Hier, j'ai passé six heures dans cette application. C'était une seconde tentative, la première datait de début décembre. J'avais fait un tour, je n'avais pas compris grand chose, je m'étais énervée sur une adresse mail mal redirigée, je m'étais désinscrite.
Cette fois-ci j'avais quelques pistes. J'ai replongé, sans doute dans la foulée d'un projet wikisource (ne cherchez pas de lien direct, le seul lien, c'est le temps passé à regarder l'écran à se demander «et maintenant, quoi?», c'est l'amour de la connexion et du saut dans l'écran à la Gibson et des heures perdues.

Je n'ai pas cherché la version française. Je ne comprends pas tout en anglais, du moins pas précisément (mais il n'est pas sûr que je comprendrais mieux en français). Il faudrait la possibilité, comme dans LinkedIn, de voir ce que voient les autres, une fois les différentes options de confidentialité choisies. Je crois que j'avais créé un second profil bidon en décembre, justement à cette fin (adaptation à l'informatique de la passion du démontage-remontage pour comprendre "comment ça marche"), j'ai eu la flemme de le réactiver. Je n'ai pas grand chose à cacher, mais je ne vois pas trop l'intérêt d'aller ennuyer le passant avec des détails… Et puis ça m'agace de ne pas savoir exactement ce que je fais. J'aime comprendre. Enfin bref.
J'ai fait comme d'habitude, j'ai agi par imitation. J'ai trouvé deux ou trois profils très "chargés", et j'ai testé ce qu'il y avait chez eux. Tests en tout genre, bavardages futiles, petits cœurs et bêtises… La page de Richard Descoings, directeur de Sciences-Po, est à ce sujet impressionnante; j'espère que c'est son petit neveu qui la maintient, et pas lui. Ou alors il souhaite ne pas cacher son côté futile et près du peuple. Great of him, mais à son habitude, il en fait un peu trop. (Enfin, il y a deux comptes à ce nom, je parle du public, bien entendu (sachant qu'il y a un groupe "attention au faux Richie"…)).
(C. qui passait dans mon dos s'est moqué de moi: je suis trop vieille ou trop intello pour ces bêtises, à ce que je comprends. Je l'interroge, fais une recherche sur le nom de sa professeur de français, qui a déclaré en "amis" les élèves de sa classe. Elle se sert de Facebook comme d'un outil de suivi pédagogique pour élèves branchés… Les temps changent.)

Il en ressort que Facebook ne doit pas avoir la même valeur selon l'âge de l'utilisateur, et selon sa propension à la nostalgie.
J'ai exploré les groupes comme je pouvais, noms de villes, noms d'auteurs, noms d'écoles, de lycées. Puis j'ai cherché des noms. J'ai dû me rendre à l'évidence, je ne me souviens d'aucun nom. Comment s'appelaient Castor et Pollux? Je revois leurs têtes, mais je ne sais même pas si j'ai connu leurs prénoms un jour. Si, Castor, c'était Philippe, voilà. Nom de famille, avec un ''l'' ou deux ''l'', ''au'' ou ''aud'' ou ''eau''? Bah, de toute façon… Quel sens cela a-t-il? Si je n'ai pas gardé contact, c'est que je n'avais pas l'intention de garder contact. Ou c'est que je n'ai pas osé, nous nous connaissions si peu. Jacques avec qui j'ai joué au tarot une année entière, dont le père visitant New York y était resté pour devenir taxi, Jean-Luc, absolument terne sauf quand il commençait à raconter ou décrire quelque chose, alors meilleur que le meilleur Frédéric Dard, et M.Météo, qui sortait avec une Marie-Jeanne… Je ne connais aucun nom, et Facebook ne me servira à rien. Et si je les trouvais je n'aurais rien à leur dire.
J'ai retrouvé trois visages, Bruno est totalement lui-même, est-il encore avec Frédérique, Rémi, si doué, dont je vois qu'il a trahi la cause de la littérature et de la philosophie (je lui en veux), Claire, dont je disais à l'époque de Basic Instinct qu'elle ressemblait à Sharon Stone (avec dix ans de moins (elle posait pour les Beaux Arts, et il était impossible de lui en vouloir d'être aussi jolie car elle était délurée et intelligente et attentionnée), toujours aussi jolie, et qui visiblement a poursuivi d'époustouflantes études tant par leur niveau que leur variété. Il y a quelques photos en ligne, je suis contente de voir B. que j'avais vu quand il avait deux ou trois mois en 1991, je découvre qu'elle a eu une petite fille…
J'ai découvert deux jeunes gens nés en 1989 qui doivent être les fils et fille d'amis perdus de vue. L'impression est étrange et très douce, je suis contente de les voir, ils ont l'air heureux.

Est-ce indiscret, est-ce voyeur de ne pas contacter les gens que l'on reconnaît? Est-ce de l'espionnage, une impolitesse? Cela n'aurait aucun sens de les contacter, je n'en ai aucune envie, mais je suis heureuse d'avoir de leurs nouvelles, de savoir ce qu'ils sont devenus.
J'ai l'impression de forer une carotte temporelle, d'observer les strates du temps, j'ai l'impression d'être en 84, 89, 92, et de voir l'avenir. J'ai l'impression d'être à la dernière page d'un roman du XIXe siècle dont l'auteur prend la peine de nous apprendre en quelques lignes l'avenir de chaque personnage.
Mais il me manque beaucoup de personnages.

Une voix d'outre-tombe

Ce soir m'attendait un CD avec la voix de ma grand-mère, enregistrée par mon cousin en 1998. Il l'avait enregistrée car il avait choisi de faire son projet de fin d'études autour d'elle, du récit de sa jeunesse.
Ma grand-mère est morte en juillet 2001. Je ne sais pas si j'arriverai à écouter ce CD un jour. Et pourtant, nous l'avons tant réclamé à mon cousin, nous l'avons tant espéré, nous avions si peur qu'il perde ou efface la cassette contenant la précieuse voix.

Blade Runner

Blade Runner une fois encore, au cinéma. Première version, sans voix off (me dit H., je ne me souvenais plus de la voix off) ni la fin trop claire mais consolante de la version de 1992. Première version de 1982 que je préfère.

Je n'arrive pas à me souvenir de la première fois que j'ai vu ce film. Est-ce avant que je lise des BD de science-fiction et de la science-fiction? Quoi qu'il en soit, toutes mes lectures sont imprégnées de cette atmosphère lumineuse et sombre, poudrée, désespérée.

Il y avait deux personnages féminins qui faisaient fanstamer les garçons de mon âge à vingt ans : la princesse Leïa (entre ceux qui avaient clairement vu qu'elle ne portait pas de soutien-gorge sous sa robe blanche lors de sa première apparition dans La Guerre des étoiles et ceux qui voulaient revoir la scène pour vérifier ce point) et Rachel, l'androïde glaciale et désemparée de Blade Runner. Lorsqu'ils parlaient de Rachel, il était évident que rêver et bander devenaient strictement équivalent, je n'ai jamais compris pourquoi. Que pouvait bien avoir Rachel qui les séduise à ce point? En y réfléchissant davantage, il me semblait que c'était plutôt ce qu'elle n'avait pas et c'était inquiétant et triste, donc j'évitais d'y réfléchir.
J'ai dans mes armoires quelques tenues directement inspirées de Rachel, taille serrée et épaules exagérément marquées.

Les fois précédentes, j'avais surtout été marquée par la poignante mélancolie de l'histoire, le destin sans issue, la stricte lecture d'une vie humaine à travers celle des robots.
Cette fois-ci j'ai été davantage frappée par la construction rigoureuse, pratiquement découpée en chapitre, et la rapidité, l'efficacité du récit, par la fierté des créateurs, qui ne peuvent concevoir que leurs créatures/création puissent être dangereuses, par l'effacement des différences entre les hommes et les androïdes, parachevé par le dernier geste de Roy Batty, devenu capable de miséricorde. Les décors dont il est devenu si courant de se moquer m'ont paru très beaux, très cohérents et très Jules Verne : voilà un futur qui ressemble à ce qu'on imaginait en 1880, voilà un futur antérieur, avec des photographies sépia, un piano, des livres derrière le canapé.
Il est difficile d'imaginer un futur plus présent, ou même déjà passé, originel: est-ce cela qui fait le charme de ce film? Ou est-ce l'importance centrale des souvenirs, ceux que l'on n'a pas si l'on naît androïde, ceux que l'on acquiert au cours d'une vie, androïde ou humaine, («Si tu savais ce qu'ont vu mes yeux, tu ne le croirais pas», «j'ai vu le soleil devant le bouclier d'Orion, …»), perdus à jamais à notre mort?

Matin

7h07, RER plutôt plein, je m'assois à côté d'un jeune homme au look années 70 version propre, cascade de cheveux bouclés, coll roulé, et l'air très, très jeune. Il lit une partition, un second coup d'œil m'apprend qu'il s'agit de Chabrier.
J'ouvre mon livre, mon voisin murmure je ne sais quoi, ni le nom des notes, ni l'air, on dirait qu'il lit des phrases, mais lesquelles?

Plus tard il prend son téléphone. Il est tôt, le wagon est silencieux, engourdi, il fait plutôt chaud, on ne serait pas si mal si on ne regrettait son lit. Mon voisin parle à voix basse, mais c'est mon voisin, je l'entends, il est gentil, il me fait de la peine :

— Allo, tu es réveillée ?
— ...
— Tu as bien dormi?
— ...
— Ah d'accord, tu n'as pas vu que je t'avais envoyé un texto.
— ...
— Mais pour rien...
— ...
— Mais parce que je t'ai envoyé un texto et que tu n'as pas répondu...
— ...
— Châtelet, Gare du Nord...
— ...
— Mais il n'y a rien à gare du Nord, c'est là que je descends...
— ...
— Bon, je sens que ça ne va pas...
— ...
— Non, non, c'est pas grave, je raccroche. Je t'embrasse, à tout à l'heure.

Pauvre voisin.
Je ne réponds rien aux gens qui me reprochent de "ne jamais appeler". Généralement j'ai déjà senti une ou deux fois que je les avais dérangés alors que je téléphonais pour rien, juste parce que j'avais envie de leur parler. Cela suffit.
Je hais le téléphone.



Au café, donc. MTVidol, je découvre les clips de trente ans de chansons. C'est bien, je n'en connais aucun.
La Isla Bonita de Madonna: elle imagine vraiment que les danseuse de flamenco dansent comme cela? J'aurais imaginé Madonna plus professionnelle, mais elle était encore jolie, à l'époque.
Let's Dance d'un Bowie outrageusement blond, Boney M et son chanteur en pantalon comique à force d'être indécent, Jean-Jacques Goldman et Pas toi. Dommage que les dates des chansons ou des enregistrements ne soient pas indiquées.

Toto et Africa. Un podium en forme de livre. Un globe. Une carte. Des livres reliés dans des bibliothèques. La jungle, un peu, pas beaucoup, en arrière-fond.
Et une secrétaire, toujours, en médaillon, entre le chanteur et je ne sais quoi, sa guitare, un meuble? Ce clip fait surgir mes souvenirs d'Au cœur des ténèbres, car ce qui m'a marquée dans ce livre, c'est moins le voyage en bateau, le fleuve, la fièvre, Kurtz, que l'étrange Parque du bureau de Londres, la tricoteuse de laine noire.

Divers riens

Je fais un deuxième billet, puisque le premier se devait d'être très court s'il voulait appartenir à la catégorie "Phrases".
Je connais un blog qui possède une catégorie "On s'en fout", c'est très pratique, je devrais peut-être en créer une mais j'ai peur d'y mettre trop de choses.

Quelques exemples :
- Appris ce matin en passant à La Poste que les uniformes postaux utilisaient 11% du coton "éthique" utilisé en France.

- Mon café diffuse MTV idole. J'adore, ça me rappelle l'époque des clips sur la 5 (1987?), Joe le Taxi and so on.
Vu/entendu ce matin Mistral gagnant (Renaud pas encore soufflé par l'alcool: émotion) et la bande originale de Top Gun (des avions sur fond de couchers de soleil).

Souvenir de pyjama

L'année suivant mon bac, j'avais un magnifique pyjama, pantalon rose et panthère rose sur haut blanc.
A l'internat, il m'arrivait de passer le dimanche en pyjama et d'enfiler vers quatre heures de l'après-midi un imperméable par dessus pour aller acheter un ou deux pains au chocolat, quand ma faim dépassait ma flemme.

En repassant le pyjama que H. m'a rapporté l'autre jour, je me dis que je vais pouvoir recommencer à aller chez le boulanger en pyjama. A condition que personne ne s'en aperçoive, déjà que j'horrifie la maisonnée à prendre la voiture en peignoir pour déposer quelqu'un à l'école ou à la gare.

Layette

A Inezg*ne vivait Madame Lolmed. C'était une pied-noir d'une soixantaine d'années. C'était chez elle qu'on allait quand on voulait téléphoner en France. À l'autre bout, en France, ma grand-mère n'avait pas non plus le téléphone et allait aussi chez une voisine. Il fallait se donner rendez-vous par courrier, une ou deux semaines avant: à telle heure, tel jour, se tenir près du téléphone.
Pour moi, téléphoner est resté toute une affaire.

Depuis le tremblement de terre d'Agadir dix ans plus tôt, le mari de Mme Lolmed ne dormait plus chez lui. Il couchait sous la tente, dans le jardin.

Mme Lolmed tricotait perpétuellement de la layette. Quand on lui demandait pour qui c'était, elle répondait: «Il naîtra toujours des bébés.»

Un seul mensonge

Guillaume relance la chaîne… Il s'agit donc de trouver le mensonge parmi dix affirmations. (Les instigateurs paraissent en être Roxane et Honey).
Pfou, je dois avouer que je n'ai pas beaucoup d'idées. Ne soyez donc pas surpris si certaines affirmations vous rappellent d'autres listes, ce n'est pas un hasard.

1) J'ai vendu par téléphone des abonnements au Figaro. Désormais j'ai peur du téléphone.

2) J'ai lu La Montagne magique à cause d'un ami qui m'en disait le plus grand bien. Il ne l'avait pas lu.

3) J'ai eu droit à un contrôle d'identité aux Halles. Comme j'en demandais la cause, le flic a insinué que je faisais le trottoir.

4) J'ai fait régulièrement le mur à l'envers, non pour sortir de l'internat, mais pour y entrer.

5) À dix-huit ans, je me levais spécialement le dimanche pour regarder Candy.

6) Je n'ai pas lu À la recherche du temps perdu. J'espère que cela ne se voit pas.

7) J'ai pris l'ascenseur avec Raymond Barre mais je ne l'ai pas reconnu.

8) Depuis mon retour du Maroc à huit ans, je n'ai jamais quitté le territoire français. J'évite de parler voyages.

9) Cela doit faire dix ans que je n'ai pas vu une exposition. J'évite de parler peinture.

10) J'ai redoublé mon CP. J'écrivais très mal.



Je passe le relais à writ, Mir, et Rose (mais verra-t-elle cet appel?), et puis à Jean Ruaud, qui à ma connaissance a été le premier blogueur que je ne connaissais pas à me linker (Merci. j'ai décidé de figer ma liste de liens par flemme diplomatique, mais je n'oublie pas).

Jules, tu ne voudrais pas jouer dans les commentaires, où m'envoyer une liste à mettre en ligne, par hasard? Tu fais partie des blogs évaporés que j'ai lus si peu de temps, en arrivant trop tard dans leur histoire.

Digressions historico-politico-familiales

En sortant de La vie des autres, H. évoque un souvenir d'enfant du début des années 70: sa grand-mère yougoslave naturalisée française, devenant hystérique à la frontière, refusant d'entrer en Yougoslavie où ses enfants l'emmenaient en vacances revoir sa famille. Elle craignait qu'"ils" ne la laissent plus repartir.
J'évoque mes propres souvenirs, le kilo de café envoyé d'urgence en Pologne pour dépanner la famille qui avait emprunté du café à des voisins pour un mariage et n'arrivait pas à s'en procurer pour le rendre, un cousin éloigné de papa qui venait parfois à Vierzon avec sa fille voir ma grand-mère, mais jamais avec sa femme et son fils, qui restaient en Pologne pour garantir son retour. Ce cousin habitait près d'une église désaffectée, la nuit on venait le chercher pour être parrain lors de baptêmes célébrés en cachette. Il était parrain d'innombrables enfants.
Je me souviens de ma découverte du mot apatride («Ça veut dire quoi apatride?») à côté du nom de Martina Navratilova lors des matches de Roland-Garros et de l'horreur que ce mot avait fait naître, apatride, pire qu'exilé, sans aucun lieu pour se poser ou se reposer.
Je méprise les intellectuels occidentaux qui ont supporté le communisme. Je supporte mal un certain anti-américanisme. Quelles que soient les errances d'un président, les actions géopolitiques absurdes, violentes, hégémoniques, de soixante années de politique internationale américaine, on ne peut les comparer à ce qu'ont connu les pays du bloc soviétique, ne serait-ce que parce qu'on peut évoquer tranquillement cette politique brutale sans risquer sa vie (et je reste le souffle coupé devant un film comme Docteur Folamour, sorti en pleine guerre froide, un an après la mort de Kennedy). Les actuelles compromissions des pays occidentaux avec la Russie de Poutine ou la Chine me sont odieuses.

Je me souviens d'un devoir d'histoire en terminale, le professeur avait eu un geste désabusé au moment de la correction: «Personne n'a compris l'enjeu de ce texte, il s'agit d'évaluer la possibilité et les conditions de la réunification de l'Allemagne», je l'avais regardé comme s'il était fou: réunification? mais c'était totalement impossible, comment pouvait-on seulement y songer?
Je me souviens exactement de la première fois où j'ai entendu le mot pérestroïka, j'étais au lit à l'internat, j'écoutais la radio, le doute et la joie se mêlaient, fallait-il y croire, pouvait-on y croire, ne risquait-on pas d'être joué?
Je me souviens de la décision de la Hongrie en septembre 1989, j'étais en formation à Périgueux pour mon premier emploi, je regardais la télévision le soir seule dans ma chambre d'hôtel, le monde entier retenait son souffle. En juin, les étudiants chinois de la place Tian Anmen avaient été écrasés, qu'allait-il se passer?
Je ne comprends pas que Mikhaïl Gorbatchev ait totalement disparu de l'actualité, il est l'homme qui a le plus profondément changé le monde depuis 1945.

Tandis que passe la bande-annonce de Goodbye Bafana, C., 14 ans, demande: «C'est qui, Nelson Mandela?» Mon cœur manque un battement, est-il possible de ne pas savoir qui est Nelson Mandela? Je me souviens du regard de profond mépris de mon voisin en classe de seconde, lycéen sur-politisé comme il y en avait quelques-uns (entourés de quelques filles à longues jupes qui sentaient le patchouli), parce que je ne savais rien du boycott des oranges Outspan.

Parfois j'essaie d'imaginer ce qu'a pu être la décolonisation pour nos parents ou nos grands-parents, ou ce que c'était de vivre avant la seconde guerre mondiale. Le sentiment du monde est incommunicable, il ne peut qu'être imparfaitement reconstitué par recoupements successifs.

Primer

Si vous allez voir Primer (film culte, 7000$ de budget, blablabla), je vous serai reconnaissante de m'expliquer ce que vous aurez compris. Il paraît que toutes les réponses sont dans le film. Mais je n'ai même pas compris la question.
De plus, je ne vois pas l'intérêt d'un film composé uniquement de dialogues, pratiquement sans image.

(Cela m'a rappelé le film d'amateur tourné en première par un ami fan de Spielberg. C'était la grande époque de E.T.. Il avait recruté ses acteurs parmi nous et tourné un remake parodique des séries américaines de l'époque. C'était incompréhensible mais nous étions heureux.)


P.S.: Je viens de découvrir l'article de Wikipedia. Je vais l'étudier de près… A vous de voir si vous le lisez avant ou après… Mais euh… Je ne vous encourage pas à y aller…

La dernière vidange

Titre idiot, private joke: "Un vieux pleure dans son coin, son cinéma va fermer, c'était la dernière séance,…"

Mon garagiste va fermer.

Lorsque Ka a écrit un billet sur Mazda, j'ai failli en écrire un moi aussi. Mais Ka était célèbre, je ne le connaissais pas et mon blog existait depuis deux semaines, je n'ai pas osé.

Mon garagiste va fermer, je suis triste, vendredi j'ai cru que j'allais me mettre à pleurer entre un pneu et un bidon d'huile, avec l'indécence de ceux qui font étalage de leur émotion devant qui souffre plus qu'eux.

Ma première voiture, en 1989, fut une Mazda. A l'époque nous habitions Bordeaux. Mon beau-père — qui ne l'était pas encore — m'offrit cette voiture, ce qui me toucha beaucoup (Bon évidemment, c'était pour que je puisse entretenir son fils... Mais ne soyons pas mesquine. (Dans ma famille, le style était plutôt : "Ne lui offre rien, il va partir avec". (Ma mère me le dit un jour alors que j'offrais à H.... un peignoir.)))

J'ai adoré cette voiture. Elle était moche, la pauvre, couleur doré métallisé dévitalisé par le temps, elle avait alors dix ans. C'était une 323, mais les numéros resservent éternellement chez Mazda, cela ne donne aucune indication sur sa ligne générale: elle ressemblait à une Visa.
Elle avait un atout incomparable, c'était une propulsion, légère à la main, elle se conduisait avec deux doigts, une merveille. Elle craignait le froid, toussait beaucoup, mangeait de l'huile. Combien de fois ne me suis-je pas retrouvée le matin en escarpins et jupe serrée à examiner la jauge, à la grande réprobation des voisins, qui visiblement estimaient que ce n'était pas à moi de faire cela? Lorsque j'oubliais la clé à l'intérieur (cela m'arrivait régulièrement («Mais c'est pas vrai! Encore!»)), il suffisait de se procurer une paire de ciseaux pointus, d'introduire la lame la plus fine dans la serrure et de faire levier avec l'autre, doucement, en cherchant le déclic.
On nous l'a volée une première fois en 1990. Je rêvais la nuit qu'on la retrouvait dans un tel état que H. refusait que je voie la carcasse. On l'a retrouvée un mois plus tard, intacte, sur un parking.

En 1991, nous avons déménagé et nous nous sommes installés à Aubervilliers, carrefour des Quatre-chemins. Nous avons retrouvé l'arrière de la voiture enfoncé un matin. Accident de parking. Nous n'étions pas assurés tous risques. C'était grave pour nous, H. faisait son service militaire et j'étais au chômage; on tirait le diable par la queue. La voiture était garée devant le café en bas de chez nous, nous avons cuisiné le vieil Arabe qui le tenait, nous devions avoir l'air bien démunis et bien malheureux, il a dénoncé un de ses collègues de Pantin en nous faisant promettre de ne pas dire que c'était lui qui nous avait renseignés. Je me revois dans le café de ce collègue, à boire je-ne-sais-quoi, un constat dans mon sac, à me demander avec désespoir ce que j'allais faire s'il niait tout en bloc.
Il n'a rien nié, l'air honteux il a tout signé sans rien contester. C'est ainsi que nous avons découvert le garage Idoux à la Courneuve, concessionnaire Mazda et agréé par notre société d'assurances. L'expert a accepté de réparer notre voiture (ce n'était pas évident car elle avait tout de même douze ans, mais elle était "très propre", comme ils disent dans le métier (ce qui veut dire sans défaut de carosserie, car nos voitures ne sont pas lavées bien souvent...)), faisant de nous des clients fidèles et reconnaissants, et nous n'avons plus changé de garagiste, même lorsque nous avons déménagé à Villecresnes (94).

C'était un garage hors du temps, à l'extrémité de la ligne 7. A cent mètres du carrefour, on trouvait des ateliers coincés entre de petits pavillons de banlieue qui auraient fait bonne figure chez Gustave Lerouge ou Léo Malet. Il y avait au mur une photo que j'adorais, qui représentait le "vieil Idoux" et deux mécanos torse nu devant une traction avant. Nous n'amenions pas souvent la voiture chez eux puisque nous n'avions pas beaucoup d'argent, mais toujours elle en ressortait excellement réglée, consommant moitié moins d'essence pendant deux ou trois mois.

En 1993, lorsque nous avons voulu acheter une voiture, nous nous sommes naturellement adressés à ce garage. H. a été persuadé un temps que je l'avais laissé acheter ce qu'il souhaitait, avant que je ne lui avoue que je l'avais poussé à acheter ce que je voulais, c'est-à-dire une voiture à la ligne coupée en souvenir de la Fiat 124 que mon père possédait quand j'avais six ou sept ans (Fiat aux sièges baquets, au levier de vitesse en bois et au volant cerclé de cuir, avec le moteur à l'arrière).
Cette voiture aura bientôt 300 000 km. Maintenant qu'elle ne nous sert plus que pour de courts trajets, j'espère la garder encore dix ans. Pour l'anecdote, ajoutons que mon dernier fils y est né, ce qui fait que depuis qu'il a vu le film Tournage dans un jardin anglais, il rit beaucoup de savoir qu'à la question «Où es-tu né?» il peut répondre «Ici» n'importe où à condition d'être dans cette voiture.

En 1999, on nous a volé "la vieille". Cinq ou six autres voitures de valeur aussi faible ont été volées la même nuit dans la résidence. La police municipale nous a dit fortement soupçonner les manouches installés sur le territoire de la commune mais manquer de moyens pour aller faire une perquisition, c'était trop dangereux. Ce qui me fait le plus de peine, c'est de savoir que cette voiture qui fonctionnait encore a été au mieux dépecée, au pire incendiée. J'aurais préféré qu'elle soit volée par quelqu'un qui s'en serait servi. Ainsi, c'est juste stupide et méchant.
Cependant cette voiture nous rendit un dernier service: comme elle était assurée tous risques depuis plus de cinq ans (ridicule pour une voiture de cet âge, je sais. Mais je la prêtais beaucoup et je ne voulais pas que mes amis aient de problèmes), nous touchâmes une somme importante (13000 francs à l'époque) qui tombait à pic pour payer je ne sais plus quel facture ou acte notarié au moment où nous achetions la maison. L'âme de ma voiture survit dans un petit bout de la maison, me dis-je pour me consoler.

Il y a deux ans nous avons acheté une 626 d'occasion, voiture raisonnable des gens raisonnables que nous essayons de devenir. Je ne désespère pourtant pas d'obtenir un jour une MX-5 (la Miata). Le problème, c'est que la production de la ligne que j'aimais a cessé (une voiture adoucie comme une savonnette qui aurait trop séjourné dans l'eau), remplacée par une ligne beaucoup plus agressive qui ne m'intéresse pas. Il faudra donc chercher dans les voitures de collection... mais j'ai le temps.

Jeudi j'ai appris que le garage Idoux fermait: plus assez de clients sur place, à la Courneuve, trop grande fiabilité des Mazda (je le confirme), problème de place, de modernisation, de chèques impayés. J'y suis passée vendredi, j'ai vraiment cru que j'allais me mettre à pleurer, la nostalgie m'a saisie. Je regardais les rosiers et les volets clos, que restera-t-il de nous dans ce quartier, rien, et je n'y reviendrai sans doute jamais.

Vie des animaux

Cinq sensations que je ne retrouverai sans doute jamais (variation sur une chaîne qui s'estompe) :
  • Le goût des granulés que ma grand-mère donnait aux lapins;
  • L'odeur du lait artificiel pour les veaux au moment où mon grand-père ajoutait de l'eau chaude pour le délayer;
  • La langue râpeuse des veaux sur mes bras salés (comme une langue de chat, mais avec une surface de gant de toilette et non de timbre-poste);
  • La trompette ahurissante des pintades quand elles voulaient soudain signaler leur joie ou leur fureur (je n'ai jamais su);
  • La tête jaune du dernier poussin, curieux ou trop à l'étroit, émergeant du dos d'une poule brune ayant triplé de volume pour abriter tous ses petits (ce spectacle me manque tant que j'en rêve parfois).

Dilemme

Je suppose qu'il est normal de se demander de temps en temps à quoi bon bloguer, comme à quoi bon tout, finalement.

Lorsque j'étais au CE2, nous devions faire un résumé de chaque livre que nous empruntions à la bibliothèque de la classe. J'avais horreur de ça. En plus, j'étais désavantagée, car j'aimais lire, je lisais vite, je pouvais lire beaucoup de livres pendant que les autres n'en lisaient qu'un, ce qui me faisait beaucoup de résumés à rédiger. C'était pénible, car bien entendu, pendant que j'écrivais ces résumés, je ne lisais pas, et franchement, raconter ce que je savais déjà me paraissait sans intérêt.
J'avais résolu le problème en empruntant les livres en cachette pendant les récréations. Je les lisais puis les remettais en place, ni vue ni connue.

Pour le blog, c'est un petit peu plus compliqué : si je lis au lieu d'écrire, cela va se voir. Et si j'écris, quand lire?

Regrets et projet

A midi, Paul me racontait qu'enfant, il avait gagné un baptême de l'air. Le lot était convertible en argent liquide: un baptême de l'air ou cinquante francs. Comme il n'avait pas un sou vaillant, il avait choisi l'argent et le regrettait amèrement aujourd'hui.
J'ai un souvenir du même genre. Au début des années 70, mes parents faisaient chaque année en juillet le trajet Agadir-Vierzon en voiture avec deux petites filles: pour eux trois jours et trois nuits de conduite en se relayant, pratiquant sans dormir, pour nous un ennui mortel que seules les disputes venaient égayer. C'est ainsi qu'ils décidèrent une année de me renvoyer en France seule, en voyage accompagné. J'avais six ans, l'hôtesse de l'air me proposa d'aller visiter la cabine de pilotage de la Caravelle. J'étais intimidée, j'eus peur de déranger, je refusai. Je le regrette beaucoup.

Après la guerre, Paul passa son brevet de pilote. C'était plus amusant qu'aujourd'hui dans la mesure où il n'y avait pas de contact radio avec le sol: la première fois qu'on s'élançait, on était réellement seul, d'où quelques émotions fortes au moment de l'atterrissage.
Il y a deux ou trois ans, il m'avait proposé de faire un tour en planeur avec lui. J'avais refusé par peur de faire de la peine à H., qui lui aussi aimerait faire du planeur. Aujourd'hui, j'ai changé d'avis. Le temps se fait court, si je dois faire du planeur avec Paul, c'est au plus vite, dès cette année. Lâchement, je l'ai chargé de l'intendance et des détails pratiques.
A suivre.

La cuillère

I unlocked the medecine chest in the second bathroom, and out fluttered a message advising me that the slit for discarded safety blades was too full for use. I opened the icebox, and it warned me with a bark that 'no national specialities with odors hard to rid of' should be placed therein. I pulled out the middle drawer of the desk in the study ? and discoverd a catalogue raisonné of its meager contents which included an assortment of ashtrays, a damask paperknife (described as 'one ancient dagger brought by Mrs Goldsworth's father from the Orient'), and an old but unused pocket diary optimistically maturing there until its calendric correspondencies came round again. Among various detailed notices affixed to a special board in the pantry, such as plumbing instructions, dissertations on electricity, discourses on cactuses and so forth, I found the diet of the black cat that came with the house :
Mon, Wed, Fri : Liver
Tue,Thu,Sat: Fish
Sun: Ground meat
(All it got from me was milk and sardines; it was a likeable little creature but after a while its movements began to grate on my nerves and I farmed it out to Mrs Finley, the cleaning woman.) But perhaps the funniest note concemed the manipulations of the window curtains which had to be drawn in different ways at different hours to prevent the sun from getting at the upholstery. A description of the position of the sun, daily and seasonal, was given for the several windows, and if I had heeded all this I would have been kept as busy as a participant in a regatta. A footnote, however, generously suggested that instead of manning the curtains, I might prefer to stift and reshift out of sun range the more precious pieces of furniture (two embroidered armchairs and a heavy 'royal console') but should do it carefully lest I scratch the wall moldings. I cannot, alas, reproduce the meticulous schedule of these transposals but seem to recall that I was supposed to castle the long way before going to bed and the short way first thing in the morning. My dear Shade roared with laughter when I led him on a tour of inspection and had him find some of those bunny eggs for himself.

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des v.47-48


Ce fut Aureliano qui conçut la formule grâce à laquelle ils allaient se défendre pendant des mois contre les pertes de mémoire. Il la découvrit par hasard. Expert en insomnie puisqu'il avait été l'un des premiers atteints, il avait appris à la perfection l'art de l'orfèvrerie. Un jour en cherchant la petite enclume qui lui servait à laminer les métaux, il ne se souvint plus de son nom. Son père le lui dit : «C'est un tas.» Aureliano écrivit le nom sur un morceau de papier qu'il colla à la base de la petite enclume : tas. Ainsi fut-il sûr de ne pas l'oublier à l'avenir. Il ne lui vint pas à l'idée que ce fût là un premier symptôme d'amnésie, parce que l'objet en question avait un nom facile à oublier. Pourtant, quelques jours plus tard, il s'aperçut qu'il éprouvait de la difficulté à se rappeler presque tous les objets du laboratoire. Alors il nota sur chacun d'eux leur nom respectif, de sorte qu'il lui suffirait de lire l'inscription pour pouvoir les identifier. Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu'il avait oublié jusqu'aux événements les plus marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en pratique dans toute la maisonnée, et l'imposa plus tard à l'ensemble du village. Avec un badigeon trempé dans l'encre, il marqua chaque chose à son nom : table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole. Il se rendit dans l'enclos et marqua les animaux comme les plantes : vache, bouc, cochon, poule, manioc, malanga, bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l'oubli, il se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l'on reconnaîtrait chaque chose grâce à son inscription, mais où l'on ne se souviendrait plus de son usage. Il se fit alors plus explicite. L'écriteau qu'il suspendit au garrot de la vache fut un modèle de la manière dont les gens de Macondo entendaient lutter contre l'oubli : Voici la vache, il faut la traire tous les matins pour qu'elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec du café et obtenir du café au lait. Ainsi continuèrent-ils à vivre dans une réalité fuyante, momentanément retenue captive par les mots, mais qui ne manquerait pas de leur échapper sans retour dès qu'ils oublieraient le sens même de l'écriture.

Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, p.56 éd Points Seuil
Peu avant sa mort, ma grand-mère commença à distribuer ses biens, à répartir ses meubles et ses objets entre ses enfants et ses petits-enfants.
Un jour, elle me tendit une cuillère à soupe, longue, pointue, profonde, lourde et noircie, ce qui me fait penser qu'elle doit être en argent, même si ce qu'elle me dit alors rend cette supposition improbable :
— C'est le plus vieil objet de la maison. Elle appartenait au père de pépé, il a fait la campagne de Russie avec.

Je ne me souviens plus : a-t-elle parlé du père de mon grand-père ("le père de pépé") ou du grand-père de mon grand-père? Et qu'est-ce que la campagne de Russie? Cela avait forcément un autre sens pour elle, polonaise née en 1913, que pour moi. Je n'ai pas osé lui poser la question, l'instant était trop émouvant et elle m'avait prise par surprise.
Je regarde la cuillère. J'aimerais qu'elle sache parler, qu'elle me dise où elle est allée, dans quelles conditions, ce qu'elle a connu avec mon arrière-grand-père ou mon arrière-arrière-grand-père.
Je me dis qu'il n'y a que moi qui sache ce qu'elle est. Si je me fais écraser demain, si le ciel me tombe sur la tête, personne ne saura ce qu'est cette cuillère (et moi, je le sais déjà si peu). Parfois je songe qu'il faudrait que je rédige une petite notice, que je l'attache à la cuillère. Mais alors il faudrait en attacher à tant de choses, à tant d'objets usés, abîmés, sans importance, conservés parce qu'ils ont une histoire qui représente un poids de souvenirs, mes souvenirs.
Et je songe "à quoi bon", que valent des souvenirs transmis ainsi, artificiellement, sans une inscription (une ré-inscription, une nouvelle inscription) dans les souvenirs de la ou les générations suivantes? A quoi bon transformer la maison en musée, puisque tout est destiné à disparaître dans l'oubli, et que si tout ne disparaissait pas ainsi, nous serions bientôt noyés dans les souvenirs des autres, sans rien qui nous appartienne en propre?
Et je reste inquiète, à me demander ce que deviendront tous ces objets aimés quand il n'y aura plus personne pour les aimer.

Un projet ou un engagement

Assumant le ridicule des références circulaires, j'avoue que je suis très touchée par les clins d'œil de Zvezdo et Gvgvsse. J'ai l'impression de tenir ma correspondance privée en public, et cela ne me déplaît pas. Je suis surprise que cela ne me déplaise pas.

Après un premier post sur Paul Rivière, je n'en ai pas réécrit. Ce n'est pas que je n'avais pas de matière, c'est que je voulais mener à bien deux ou trois projets, et j'attendais que ce fût fait pour en parler. Mais ça traîne, ça traîne tant que malgré mon côté superstitieux, je vais parler de l'un d'entre eux : il s'agit de rencontrer Roland de La Poype.

Un jour à déjeuner, il y a environ un an, je parlai de moto et le visage de Paul s'éclaira. Il me raconta ses premières escapades en motocyclette dans les années trente sur le porte-bagage d'un ami, quand ils sortaient de leur collège jésuite du Mans.
Son sourcil se fronça, d'un air mélancolique et triste il ajouta : «Il s'appelait Roland de La Poype. L'un des pères l'avait pris en grippe, c'était vraiment terrible. Roland était son bouc émissaire. Il a fini d'ailleurs par être renvoyé de l'école. Il n'était pas méchant, mais il n'était pas très appliqué, toujours tête en l'air, toujours en train d'inventer quelque chose. Il était farceur.»
Paul me regarda et continua: «Il a fait partie de l'escadrille Normandie-Niemen, tu sais. C'était quelqu'un. Staline l'a autorisé à ramener son yak en France pour service rendu à la patrie.»

A noël dernier, Paul s'est vu offrir Une éducation manquée : Souvenirs 1931-1949, dans lequel Ghislain de Diesbach évoque cette anecdote :
Beaucoup de futurs grands hommes, à commencer par Voltaire, ont été élevés chez les Jésuites et y ont fait, suivant la formule consacrée, « de solides études ». En chaque célébrité, l'ordre de saint Ignace aime à reconnaître un de ses chefs-d'œuvre, oubliant parfois l'époque où le brillant élève était indésirable. Un jour, au printemps 1945, nous en eûmes un piquant exemple.
Quelques années avant la guerre, Mme de La Poype était venue supplier le préfet de ne pas renvoyer son fils Roland qui, paraît-il, donnait alors du fil à retordre à ses maîtres. Le Préfet avait refusé en ajoutant :
— Croyez-moi, Madame, vous n'en ferez jamais rien de bon !
Après la Libération, Roland de La Poype, lieutenant dans l'escadrille Normandie-Niémen, héros fameux de la guerre aérienne et abondamment décoré par plusieurs pays, était venu revoir son ancien collège où il avait reçu un accueil triomphal. Le Père Préfet avait promené fièrement son « cher enfant » à travers les cours de récréation, au milieu d'élèves admiratifs, et il avait complètement oublié le petit différend, survenu dix ans plus tôt…
En attendant cette consécration, la gloire du collège était Antoine de Saint-Exupéry qui n'avait plus que quelques mois à vivre et allait bientôt lui donner son nom, ainsi qu'à la rue des Vignes, encore champêtre et sablée.
Rentrée au bureau, je fis évidemment une recherche internet et tombai sur la biographie militaire et civile de Roland de La Poype. Je découvris alors qu'il était encore vivant et décidai d'organiser une rencontre entre les deux hommes. Cependant, comme il n'est pas si simple d'écrire out of the blue à quelqu'un, je prévoyai d'attendre janvier et le parfait prétexte des vœux du Nouvel An.

Avant que j'ai pu mettre mon projet à exécution, le hasard s'en mêla : Paul revint tout excité d'une réunion de famille en Sologne (il redoute les réunions familiales, il n'entend pas très bien dès qu'il y a du brouhaha et s'ennuie beaucoup); il venait d'apprendre que le père d'une de ses nièces par alliance avait lui aussi fait partie de l'escadrille Normandie-Niémen. Ils avaient beaucoup discuté, la fille entretenant pour son père (mort après la guerre) une véritable adoration, et Paul avait décidé de contacter Roland par son intermédiaire. Zut, mon plan et ma surprise étaient à l'eau, mais ce n'était pas grave, puisque Paul allait s'en occuper lui-même (d'un point de vue de pure politesse, c'était même sans doute mieux).

(Quelques temps plus tard, la nièce prêta à Paul quelques pages du journal de son père, où celui-ci décrit une alerte aérienne durant la nuit, la nécessité de s'habiller vite avec peu de lumière, "comme d'habitude, La Poype avait perdu quelque chose, une chaussette, son pantalon ou sa chemise".)

Les semaines ont passé, Paul a obtenu le numéro de téléphone de La Poype, il l'a appelé, La Poype était absent. Paul n'a jamais rappelé.

Nous en avons reparlé. J'ai appris quelques détails sur les années 1937 et 38 : La Poype, après s'être fait renvoyé du collège, s'était inscrit aux cours (gratuits? je crois que oui) que donnait l'aviation civile pour passer son brevet de pilote. «Tu comprends, me dit Paul, on sentait venir la guerre.» (Je n'avais jamais entendu parler de cela : ainsi, pendant les accords de Munich, on préparait la guerre?) Il s'était engagé dès que la guerre avait été déclarée. «Moi, dit Paul avec regret, j'ai fait ce qu'on me disait de faire, j'ai poursuivi mes études. Finalement, conclut-il avec un sourire mélancolique, être renvoyé a été la chance de sa vie.»

Peu à peu, j'ai compris que Paul Rivière faisait un énorme complexe d'infériorité parce qu'il n'avait pas été résistant (son frère aîné a été dans la Résistance, si j'ai bien compris). C'est un remords, un regret, une culpabilité. «Tu comprends, on ne contacte pas un héros comme ça». J'essaie de lui répondre que Roland de La Poype sera ravi, qu'il ne doit pas évoquer souvent ses souvenirs d'enfance avec quelqu'un qui connaît les lieux et les personnes. Mais Paul n'est pas vraiment convaincu.
— Pourtant, La Poype est resté très simple : je l'ai revu par hasard dans les année cinquante, il vendait des emballages en plastique de sa fabrication — mais quel type! quelle imagination! — on avait déjeuné ensemble. Il était toujours aussi simple et aussi droit.
— Mais alors… vous voyez bien!
Mais il n'y a rien à faire.
Il faut que j'écrive à Roland de La Poype moi-même et que j'organise cette rencontre.

Nostalgie geekeste

En juillet, des fourmis se sont installées sous le toit. H. a vidé le grenier pour les déloger et ce faisant a redécouvert sous les combles ses ordinateurs NeXT, un cube, une "pizza", trois écrans. Il les a redescendus d'un étage.
Aujourd'hui, sous prétexte de faire du rangement, il a décidé de les rebrancher. Il a fallu retrouver les claviers, les souris, ouvrir les capots, passer les cartes électroniques à l'aspirateur pour les débarrasser des araignées et des cadavres de fourmis (bugs!).
La station, puis le cube, ont redémarré du premier coup. H. est heureux.

J'aime beaucoup ses articles. De temps en temps je vais les relire. Il me semble que celui qui voudrait comprendre dans quelle ambiance j'ai vécu entre vingt et trente ans, vingt et trente-cinq, peut-être vingt et quarante, n'aurait qu'à lire ça. Je ne suis pas informaticienne, je n'ai jamais programmé une seule ligne, mais j'étais là. Je me souviens des galères, des diagnostics incompréhensibles. J'attendais en silence, j'avais un livre ou j'allais jouer au tarot. J'avais appris à multiplier par trois ou par cinq tous les temps qu'on me donnait : "j'en ai pour une demi-heure" signifiait que j'avais deux heures devant moi, peut-être trois. Et les nuits, toutes les nuits blanches, sous prétexte que la communication avec les Etats-Unis marchait mieux la nuit… Un court récit de ce type me remplit de nostalgie :
Ce terminal était rapide : dix caractères par seconde. Je l'avais monté à onze, ce que l'ASR-33 supportait, même s'il faisait un drôle de bruit (mais impossible d'aller jusqu'à douze). Cette vitesse correspondait à une transmission de 110 bauds, ce qui est la raison pour laquelle tous les programmes de télécommunication du monde doivent encore supporter cette vitesse lamentablement lente : quelque pauvre hère pourrait encore avoir, quelque part, un télétype. L'ordinateur disposait de disques durs d'environ 20 mégaoctets. Les trois quarts de ces disques étaient interdits pour une raison purement politique l'administrateur essayait d'obtenir un disque plus gros, et tentait d'appuyer sa demande par des plaintes d'utilisateurs mécontents, plaintes qui, il l'espérait, se multiplieraient à cause de l'espace disque insuffisant et l'aideraient à faire aboutir sa demande. Ma mémoire de masse personnelle consistait en bandes de papier perforé. Elles offraient une inépuisable source d'amusement : à la fin de la journée, on ramassait les minuscules confettis dans le perforateur et on les jetait dans les cheveux de quelqu'un. Quoi qu'on fit, l'électricité statique les maintenait dans la chevelure jusqu'à la fin du semestre. Même aujourd'hui, j'ai de ces bandes de papier dans ma boîte à souvenirs, et les regarder me fait chaud au coeur. Ma femme Sandy veut que je les jette. Argh j'avais aussi acheté une bande magnétique (!) et avais demandé aux opérateurs système d'enregistrer mes fichiers dessus. Ce qui avait probablement occupé deux mètres sur les 800 de la bande, mais quelle sensation !
Ce que je préfère, c'est cet éditorial, qui théorise un certain nombre de mes observations, y compris hors du monde de l'informatique :
Deuxieme Loi De Small (dite "Loi du chaos grandissant") :
"Dans un ensemble de données informatiques, le désordre va toujours en augmentant. Toute tentative de réparation ne fait qu'augmenter encore le désordre."

Je vous donne des conseils, je vous dis que ma Seconde loi est intuitivement évidente, que je l'ai toujours su… En fait, en un instant d'égarement et de naïveté, j'ai tenté de la violer, avec le brillant succès qu'on imagine. Que je vous raconte.

Il y a quelque temps, j'ai décidé que les différentes versions de la vingtaine de fichiers de Spectre 3. 1 commençaient à devenir ingérables. L'horodatage des fichiers par l'horloge interne du ST ne marche pas très bien pour moi (pour une raison que j'ai mis un bon bout de temps à découvrir). Et souvent, il me fallait aller compulser les différentes versions d'un fichier pour savoir laquelle était la bonne, la dernière! J'ai alors décidé, bêtement, sans réfléchir, de créer le disque dur parfait bien propre. J'ai donc pris un disque neuf mais déjà rôdé, qui avait assez tourné pour avoir dépassé le stade de la mortalité infantile. Et j'ai commencé à mettre chaque fichier à l'endroit approprié, accompagné de commentaires et de documentations. J'ai créé des dossiers, un par version de Spectre: "1.51", "1 .75","1.9F","2. 3K", "2.65", "2.65C", "3. O", "3.1Dev", plus toutes les versions intermédiaires que seuls ont vues les bétatesteurs. (Chaque saut de numéro de version constitue autant de sueur et de larmes passées en test et en débogage).

Pendant des jours et des jours, j'ai fouillé dans mes disquettes et mes cartouches Syquest. J'ai exhumé de vieilles versions, les ai vérifiées, copiées dans les bons dossiers. Un boulot fastidieux et rébarbatif où j'ai dépensé beaucoup d'énergie et de Pepsi.

Dans chaque dossier, j'ai tout vérifié en assemblant les fichiers et en recréant la version correspondante de Spectre, que j'ai ensuite comparée aux disques de productions, dont Sandy a été assez maligne pour garder un exemplaire pour chaque version, en me menaçant des pires châtiments si je ne les lui rendais pas promptement. Et chaque dossier a ensuite reçu un fichier de documentation.

Etais-je sot : j'ai même poussé le vice jusqu'à inclure sur ce disque les 19 versions bêta de Spectre 3. O. Puisque j'étais en train de faire LE disque parfait, autant les y mettre, n'est-ce pas ? Après tout, certaines applications Apple avaient montré une fâcheuse propension à tourner sur une version bêta mais pas sur la suivante (comme Pagemaker qui s'était mis à planter sur l'avant-dernière version bêta de Spectre 3. 0 ? un mauvais souvenir, il nous a fallu supprimer ce bogue en un temps record).

J'ai aussi récupéré ici et là des fichiers divers, comme des docs sur le clavier du Macintosh et les codes qu'il émettait. Comme les autres, il aboutirent dans des dossiers soigneusement documentés. Inutile de dire que tout cela a pris un grand nombre de mégaoctets.

Pour être sûr d'éviter les corruptions spontanées de fichiers, j'ai passé les fichiers à l'utitaire ARC. ARC compresse les fichiers, mais surtout, il calcule un CRC (Cyclic Reduncant Check, somme de contrôle redondant cyclique) pour chaque fichier. Il s'agit d'une sorte de signature du fichier, obtenue en calculant un polynôme avec chaque octet du fichier. Modifier un simple bit ou intervertir deux octet modifie le CRC, et il est presque impossible de modifier accidentellement le fichier en conservant le même CRC. J'ai donc fait une liste de tous les fichiers avec leur CRC. En cas de doute sur l'intégrité d'un fichier, je pouvais recalculer son CRC et voir s'il correspondait à celui de la liste.

Enfin, j'ai relancé un programme qui recalculait le CRC pour chacun des 1500 fichiers et le revérifiait par rapport à la liste. J'ai imprimé les fichiers de documentation pour en conserver une version sur papier.

Poussant un soupir satisfait, je me suis étiré, empli de la béatitude du devoir accompli. Je savais où se trouvait chaque fichier à cette seconde précise, et était certain de son intégrité. Il ne restait plus qu'à faire une sauvegarde de ce petit bijou d'ordre et de rigueur, qu'il m'avait fallu un bon mois pour fignoler… >En organisant ainsi tant de données, j'avais naturellement rempli mon barrage à ras bord, créant une situation d'entropie minimale et d'organisation maximale. J'avais défié les lois du chaos et violé la seconde loi de la thermodynamique appliquée à l'informatique. J'avais construit un château de cartes de vingt mètres de haut.

L'univers n'attendait que l'occasion de m'apprendre à vivre. Notez bien qu'avec l'astuce des CRC, le coup classique de la corruption sournoise des fichiers devenait impossible, car j'aurais pu le détecter. Il ne restait plus qu'une possibilité.

Comme vous le savez si vous avez lu mon article précédent, les lois de l'univers qui le vouent au chaos se mirent en oeuvre par l'intermédiaire de la mécanique quantique, et engendrèrent un continuum spatio-temporel dans lequel était inscrit mon tragique destin. Le destin en question consistant bien sûr à recevoir le fameux château de cartes sur la tête afin de niveler cet arrogant delta de haute organisation.

Innocemment, j'ai éteint le système pour y connecter un lecteur de bande magnétique. J'ai mis le lecteur et j'ai rallumé.

Le disque dur n'a pas réagi à l'allumage.

Mes cheveux se sont dressés sur ma tête et j'ai été pris de sueurs froides.

Pendant une semaine, j'ai tout essayé pour ressusciter ce disque. J'ai remplacé son circuit imprimé interne, son alimentation, je l'ai fait tourner à la main, je l'ai secoué pour décoller les têtes, enfin tout. En vain. Il était mort. Et je n'avais pas de sauvegarde. C'était la seule possibilité, elle s'était réalisée. Le delta avait été nivelé d'un coup. Paf.

Meuh non, dites-vous, j'ai malencontreusement envoyé une décharge d'électricité statique a ce pauvre disque, ou alors c'est le câble SCSI qui n'était pas bon, ou encore l'alimentation qui a claqué a l'allumage et a bousillé le disque… Ben voyons. Non, désolé, ça ne prend plus, les coïncidences, j'en ai trop vues. C'étaient les lois inexorables de l'univers qui venaient de frapper.

Depuis lors, j'ai pris l'habitude de ne jamais faire d'effort pour organiser mon disque dur. Oh, certes, je sais plus ou moins où sont mes fichiers, mais je me garde bien de trop augmenter mon niveau d'organisation, et d'attirer l'attention des implacables gardiens des lois de l'entropie. En outre, je laisse toujours une partition a l'état de chaos complet sur mon disque. Ce sacrifice aux dieux du désordre m'a jusqu'à présent évité leurs foudres.

Je sais, je sais, ça a l'air idiot. Mais en tout cas, ça marche. Mon taux de pannes de disques est a son niveau historique le plus bas. Un de mes lecteurs, un Syquest souffrant d'un problème de moteur de rotation, a même eu l'extrême obligeance d'avoir une embellie finale et de se remettre à fonctionner, ce qui m'a permis d'y récupérer des mégaoctets de données prises sur des serveurs télématiques, au prix d'innombrables heures de téléchargement. Le Syquest a ensuite définitivement rendu l'âme, cinq minutes après que j'y ai récupéré le dernier fichier. De quoi se poser des questions, non ?
J'adore cette histoire. D'abord elle est vraie, vérifiée, avérée. Je ne lui connais pas de contre-exemple, même hors informatique : le moment où l'on se dit : "C'est parfait" est toujours le moment où il vous arrive une tuile, le moment où l'on a enfin l'impression de maîtriser sa vie est toujours celui où elle vous échappe.
«je me garde […] d'attirer l'attention des implacables gardiens des lois de l'entropie. En outre, je laisse toujours une partition a l'état de chaos complet sur mon disque. Ce sacrifice aux dieux du désordre m'a jusqu'à présent évité leurs foudres.»
Il y a quelque chose de grec dans tout cela. Eviter d'attirer l'attention des dieux, règle de base. Personne ne se méfie autant que moi de l'ubris.
Et puis cela fait une excuse en béton pour que la maison ne soit jamais parfaitement en ordre.

La comtoise

Une fois à la retraite, mon grand-père répara la comtoise du salon. Il était le seul à avoir droit de la remonter, le seul d'ailleurs à savoir où était la clé.
Quand mon grand-père est mort, il n'y a eu plus personne pour remonter la comtoise. Ma grand-mère était sourde, elle ne s'en rendait pas compte, cela ne lui manquait pas. Quant à moi, le silence du salon me frappait chaque fois au cœur.
Je n'ai jamais osé demander où était la clé pour remonter la pendule. La mort de mon grand-père fut le silence des horloges.
Quand ma grand-mère est morte, mon oncle, de par son droit d'aînesse, emporta la comtoise. Avec la petite somme d'argent tirée de l'héritage que mon père me donna, j'ai acheté une comtoise.
Je ne supporte pas qu'elle s'arrête.

Copieuse

Ce matin, en commençant le numéro de L'Arc1 consacré à Herman Melville, je sélectionnais déjà mentalement les passages à recopier ici.
Puis je me dis que c'était tout de même un peu exagéré, de tant recopier, c'était un peu trop facile, de remplir un blog avec des extraits.
Puis je me rappelai que c'était pour moi l'intérêt principal d'internet : y mettre en ligne tout ce qui m'intéressait, pour l'avoir partout sous la main, et indexé, en plus (évidemment, cela n'aurait nul besoin d'être public, mais ne compliquons pas).
Puis je me dis que j'avais toujours copié, et que je ne voyais pas pourquoi, sous prétexte qu'il s'agissait d'un blog, je devrais arrêter.
Et je m'aperçus que c'était vrai : je recopie des livres depuis très longtemps.

Lorsque j'avais sept ans ou huit ans, nous passions les deux mois de grandes vacances chez nos grands-parents, paternel et maternel, alternativement. Il fallait nous occuper, et j'avais déniché la machine à écrire qui avait servi aux études de BEP sténo-dactylo de ma tante dans les années 60. C'était une Underwood monumentale, sans doute des années 30 ou 402 sur laquelle je me mis à taper. Ma tante, perfectionniste, me dégotta une méthode et je me mis à apprendre à taper à la machine (dfg jkl, et variations, des pages entières, je m'en souviens encore). J'adorais le bruit de cette machine, et son odeur. J'écrivais de petits contes et mon grand-père réussit à me vexer et à me flatter d'un même mouvement en m'accusant de les copier.
Non, pas encore.

Quand j'eus neuf ans, mon grand-père nous offrit à Noël une petite machine portable Olivetti. Je ne réussis jamais à inventer le moindre texte sur cette machine : c'était l'Underwood ou rien. Mais quelques années plus tard (onze, douze ans (je date exactement mes souvenirs car je sais où ils se sont déroulés)), j'empruntais un livre à une amie, La cachette au fond des bois, d'Olivier Séchan (je m'en souviens bien, car je me demande encore s'il s'agit du frère de Renaud). Ce livre me plaisait, il était introuvable, je n'avais qu'une solution : le recopier.
Je commençai donc à recopier ce livre de bibliothèque rose à la machine à écrire (je ne comprends pas bien pourquoi je lisais des bibliothèques roses à onze ans, mais bon. Je lis bien encore des bibliothèques vertes…). J'ai dû en taper la moité, je pense. Il m'a fallu dix ans pour éclaircir ce mystère : pourquoi les fins de lignes dans le livre étaient-elles alignées tandis que celles que je tapais à la machine, même si je ramenais le chariot au moment adéquat, ne l'étaient jamais?

Il faut croire que l'expérience ne m'avait pas convaincue car l'autre livre que j'ai recopié, je l'ai recopié à la main : La Bague d'argent, lui aussi épuisé. Celui-là avait été emprunté à une voisine de ma grand-mère paternelle. (Il y avait très peu de livres chez mes grands-parents, on empruntait pour moi aux voisines les livres de leurs garçons de vingt-cinq ans : j'ai lu un peu plus de livres de scouts des années 50 qu'il n'est habituel pour une petite fille). Je me souviens de peu de choses, une amitié, le maghreb colonial, le désert, une fin dont le coup de théâtre était prévisible dès la page 50 quand on était une habituée du Bossu et du Capitaine Fracasse… Il y avait dans les premières pages de ce livre le dilemme de la torture : résister à la torture, certes, mais avait-on le droit de ne pas parler lorsque c'était un ami qui était torturé ?
J'ai vérifié ce soir, ce livre est disponible chez quelques libraires.
Je l'ai recopié dans un carnet à petits carreaux, sans sauter de ligne (je suis en train de me dire que je devais quand même beaucoup m'ennuyer).

J'ai peu à peu abandonné ces solutions extrêmes pour me mettre à la copie extensive des extraits que j'aimais dans les livres que je lisais. J'ai des pages entières de Kundera, Hemingway, Thomas Mann ou Karen Blixen, copiées minusculement dans un carnet à tranche violette... Je m'en sers encore, je l'ouvre, j'ai l'impression de retrouver de vieux amis.

Maintenant j'ai à disposition un scanner de compétition. Ce n'est certes pas le même charme, mais ce n'est pas aussi automatisé qu'on pourrait l'imaginer. La reconnaissance de caractères nécessite une relecture et des corrections minutieuses : l'important dans la copie, c'est le temps et l'attention incorporés.
Ce qui est magique, c'est de pouvoir retrouver un mot parmi des centaines de pages. Cela n'en finit pas de me ravir.


Notes
1 : J'ai appris ce soir en passant chez mon libraire que les éditions Inculte rééditaient certains numéros de L'Arc.

2 : Je l'ai demandée à ma grand-mère pour mes trente ans. Elle est sous mon bureau. J'attends de trouver une solution pour la faire réparer.

Mort dans un accident de voiture

Jean d'Orgeix est mort mardi dans un accident de voiture. Pourquoi cela me paraît-il particulièrement stupide de mourir dans un accident de voiture à 85 ans? Comme s'il y avait des morts plus intelligentes que d'autres…

Je suis triste.

Je vais faire un tour sur le site d'allège-idéal, l'association qu'il avait fondée. Je lis quelques messages sur le forum, une discussion sur la décontraction de la mâchoire. Remonte à ma mémoire une phrase de Jean-Louis, mon moniteur d'équitation : «Valérie, tu connais la différence entre du steack hâché et de la viande hâchée ? Eh bien, tu es en train de faire de la viande hâchée» (décryptage : si heureuse d'avoir compris comment décontracter une mâchoire que j'en faisais trop, évidemment. (De temps en temps je prononce cette phrase mentalement : «C'est de la viande hâchée!» Qui comprendrait?))

Des petites phrases : « Toujours aussi inefficace, Valérie! », des notions comprises tellement plus tard (c'est avec le rock que j'ai compris l'importance de la tension du bras, de l'équilibre et de la vitesse, l'importance d'une main fiable sur laquelle on puisse s'appuyer et la grande exactitude du terme de "cavalier" pour un danseur), des souvenirs idiots, un jeu de tarots usé en un été, le curage des écuries en pantalon blanc, un figuier, des haricots verts moisis, des querelles d'amoureux (protestations au matin de l'amant éconduit: «pas ici tu fais mal, pas ici tu chatouilles, pas ici t'as pas le droit», éclats de rire et rougeur de la dulcinée…), etc, etc.

Obsèques à Auxerre le 11 juillet à 15 heures. Je réfléchis.

Les routiers sont sympas

Un commentaire chez Guillaume m'apprend la mort de Max Meynier.

Lorsque j'étais en terminale, je faisais mes devoirs à la dernière minute. J'avais pris l'habitude de travailler la nuit, 22 heures-2 heures, ou même de me coucher tôt pour me relever, 1heure-5 heures, pour redormir deux heures à l'aube. J'écoutais la radio, très bas. C'était un vieux poste qui ne recevait pas la FM et que la calculatrice HP parasitait.

Je n'ai jamais écouté Macha. J'ai beaucoup écouté Max Meynier. La nuit, les routes, les messages (les naissances, les anniversaires, les galères, les pannes).

Quelques années plus tôt, m'ennuyant beaucoup, j'avais entrepris de lire tous les livres de la bibliothèque du collège, en commençant en haut à gauche (non, je ne connaissais pas Sartre!) Le classement voulait que la première étagère fut consacrée à la collection Fantasia, de grands livres beiges dont les couvertures s'ornaient de lignes dorées formant des losanges, avec une étoile aux intersections des lignes.
J'ai dû lire une centaine des livres de cette collection, dont le souvenir est à la fois vif et brouillé (c'est-à-dire que je confonds tous les titres et toutes les histoires.) L'un d'entre eux racontait l'histoire d'un garçon qui faisait une fugue et voulait devenir routier. Voyage initiatique: à la fin du livre, les divers routiers l'avaient convaincu de devenir aviateur... Je crois que cela s'appelait Et pourtant l'aube se leva. Mais cela conviendrait tellement mieux à un livre sur la deuxième guerre mondiale que je me dis que je dois me tromper. Je pense souvent à cette phrase, à ce titre: Et pourtant l'aube se leva (Et il y eut une nuit, et il y eut un matin).

Plus tard, j'ai fait beaucoup de stop. Je traversais régulièrement la France, Paris-Bordeaux (pas dans l'autre sens, dans l'autre sens j'étais pressée, en retard bien sûr, donc je prenais le train). Ce sont les professionnels de la route qui s'arrêtent pour prendre les auto-stoppeurs, les VRP et les routiers; plus rarement des étudiants.
Je confirme : les routiers sont sympas. Les VRP, c'est plus divers, ils sont plus obsédés, plus matois, plus alambiqués. Les routiers sont sympas, simples, directs, vous proposent la botte au bout de cinq minutes et n'insistent pas. Je me souviens d'un Agenais jeune, aux boucles d'angelot, qui répétait justement «On n'est pas des anges».

J'aimais beaucoup le stop. Les gens qui prennent un stoppeur ont envie de parler. J'ai appris ainsi le circuit de la fabrication des chaises entre la France et l'Italie, la technique du séchage des prunes pour en faire des pruneaux, les caractéristiques du secteur des groupes électrogènes, les amours et les peines de certains, leurs problèmes concernant les enfants, des histoires de vengeance... Je me souviens d'un routier hollandais qui faisait la navette deux fois par semaine entre Amsterdam et Barcelone. Son camion était le plus beau, le plus neuf, le mieux équipé de ceux dans lesquels je suis montée. Il parlait un étrange sabir et m'a détaillé à peu près toute la législation du transport routier en France et toutes les façons de la contourner. Il m'a raconté qu'à une époque il faisait la navette entre la Hollande et l'Arabie Saoudite: dix-sept jours de camion. Il était très gentil, très tendre, je regrette encore de ne pas avoir fait une exception à ma stricte ligne de conduite et ne pas lui avoir dit oui.

Les parkings d'autoroute le week-end, avec les grands camions au repos comme des bêtes punies, me remplissent de nostalgie.

Bonsoir, Max.
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