Si quelqu'un doit jouer un jour auprès de moi le rôle que j'ai joué auprès
de Paul Rivière, il n'est pas encore né. Il naîtra dans trois ans.
Je n'ai rien su des derniers mois de Paul, ni de sa mort, parce que pour sa
famille je n'existais pas. Pendant dix ans j'ai déjeuné une fois par
semaine avec cet homme, il m'a raconté des souvenirs d'enfance, il a
partagé des soucis et des regrets, et pour sa famille je n'existe pas.
Il avait peur de la jalousie de sa femme (femme que j'ai rencontrée une
fois, moi-même accompagnée de mon mari. Janvier 2002, nous venions de
passer à l'euro, sujet de conversation). Il faisait appel à son ancienne
secrétaire pour venir l'aider à classer ses papiers, mais uniquement quand
sa femme était absente. Il avait si bien intégré que les femmes étaient
jalouses que j'avais découvert ces derniers temps qu'il me cachait que
cette ancienne secrétaire venait régulièrement l'aider depuis qu'il était
veuf (lui ayant un jour demandé, alors qu'il se plaignait de ses éternels
problèmes de classement: «—Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez eu une
excellente collaboratrice qui venait vous aider? Pourquoi ne pas l'appeler?
— Ah je t'avais parlé de ça? Elle vient, oui, de temps en temps...»). Il
me cachait aussi qu'il voyait régulièrement une connaissance commune,
rencontrée via le club littéraire de notre ancienne école. («— Vous avez
des nouvelles de Claude? Quelle femme extraordinaire (etc). — Ah bon, tu
l'apprécies? Eh bien j'ai déjeuné avec elle hier...»)
Bref, la jalousie faisait partie de sa vie.
Elle fait aussi partie de la mienne, je cache des situations pour
simplifier les explications à donner, par paresse. C'est aussi pour cela
que je n'ai pas appelé le petit-fils de Paul pour prendre des nouvelles, de
peur de tomber sur l'épouse de ce petit-fils, de m'embrouiller dans mes
explications, d'éveiller des soupçons qui n'avaient pas lieu d'être.
Aujourd'hui, nouvelle situation: je suis surveillée par une femme jalouse
qui me lit, décrypte mes moindres écrits (je n'ai sans doute pas de
lectrice plus attentive), essaie de deviner la "nature de mes relations"
avec X., nous traque lui et moi sur internet à travers toutes les traces
que nous nous plaisons à y laisser.
De temps en temps elle craque, elle envoie des lettres d'insultes à X.,
menace de se suicider, m'envoie des exhortations à bien m'occuper de X.,
s'excuse,... Oufffa!!
C'est aussi pour ce genre de raisons que j'ai perdu de vue mon meilleur ami
entre 20 et 23 ans: peur de la jalousie de son épouse. Nous avions tant
traîné ensemble, nous étions si inséparables, que j'ai découvert après (je
découvre toujours tout après) que tous nos amis pensaient que nous sortions
ensemble. (Le plus drôle c'est qu'ils n'ont jamais fait d'allusions. Sans
doute ne devions-nous pas donner l'impression de nous cacher, sans doute ne
prêtions-nous pas le flanc à l'allusion, si visiblement sereins ensemble...
Et pour cause, il n'y avait rien à cacher.)
Je n'imagine jamais rien sur personne. Cela me met dans des situations
ridicules (— Mais enfin, tu ne t'en doutais pas? — Tu sais, moi, tant
qu'on ne me dit rien, je ne suppose rien) mais tant pis.