Billets qui ont 'Dostoïevski, Fedor' comme nom propre.

Repos

Après la journée d'hier, nous avons programmé une journée de farniente. Je suis de nouveau réveillée à l'aube. Je m'installe sur la terrasse avec L'Idiot. En allant jusqu'au bout de la terrasse vers le nord ouest, j'ai remarqué que l'occupant de la chambre à qui j'avais fait peur le premier matin, assis sur une chaise, attend lui aussi le soleil. Nous sommes donc deux à attendre le soleil chaque matin. Je regrette de l'avoir chassé du meilleur endroit, je sais aussi que nous ne pouvons être deux au même endroit pour attendre. La solitude est essentielle.

Une fois le rite accompli, je me recouche. Je dors profondément quand H. me réveille à neuf heures moins cinq (fin théorique de petit déjeuner à neuf heures, mais c'est de la théorie). Il en restera des traces toute la matinée: yeux larmoyants (mais pourquoi? le sel?), incapacité à parler (fatigue intense à l'idée de former des mots), non-désir de me baigner…

Au petit déjeuner, je remarque une famille que je prends pour des Australiens: quatre enfants entre seize et vingt-cinq ans, blonds et très carrés, tous, les deux filles autant que les deux garçons. On dirait que les garçons ont oublié d'enlever leurs protections de football américain quand ils ont enfilé leur t-shirt.
Plus tard, en cherchant une place pour lire sur la pelouse, je remarque aux côtés du garçon qui a les cheveux longs un livre de la taille d'un petit Larousse. Qu'est-ce donc, les oeuvres complètes de Tom Clancy en version reliée? Je m'approche négligeamment: Systematic Theology.
(En fait ils sont hollandais. Ça va être quelque chose, le pasteur du XXIe siècle!)

En maillot de bain à l'ombre d'un palmier j'avance dans L'Idiot. C'est bien la première fois que j'arrive à dégager du temps pour lire en vacances. Ce n'est pas du tout ce que j'aurais pensé d'après le titre, et c'est presque guilleret après Crime et Châtiment et Les Frères Karamazov. Je songe à Lorenzaccio (la ressemblance entre Lorenzaccio et A Philippovna). «Le meurtre du père et le viol de la petite fille, dit la préface de Raymond Abellio, à propos des thèmes récurrents de Dostoïevski.

Repas à l'hôtel. Pas de buffet, nous commandons des plats au bar et nous mangeons sur la terrasse entre la pelouse et la mer. Après un cocktail (de l'ouzo bleu, ouzo, curaçao et limonade), une moussaka, des calamars frits et un café frappé, j'ai pratiquement une indigestion. Sieste. Cartes postales. Dîner. Belote. Je n'aurai pas nagé aujourd'hui.

Inner peace de H. devant la mer en attendant que O. revienne avec les cartes pour jouer à la belote.


La femme aux 5 éléphants

J'attendais qu'on me parle de Dostoïevski et de traduction, c'est un documentaire sur Svetlana Geier qui parle de Svetlana Geier.

Mais maintenant que vous êtes ainsi prévenus, vous ne serez pas déçus. Femme frêle aux cheveux blancs, inflexible sur les virgules ou l'imparfait.
J'ai beaucoup aimé l'homme qui la relit ligne à ligne: «Ich kapituliere». (voir la bande-annonce)
Cher monsieur, ce n'est pas exactement comme si vous aviez le choix.

La vie de Svetlana Geier comporte deux miracles, deux exceptions: un père sorti des geôles staliniennes, un passeport allemand accordé à une étrangère pendant la guerre.
Film lent, montage d'images d'archives, film qui suit une vie qui a suivi l'histoire: les purges, donc, la guerre, l'arrivée d'Hitler vu comme un libérateur par une partie de la population (et j'ai pensé à cette famine ukrainienne dans les années vingt ou trente dont on voit la trace sur les pyramides démographiques encore aujourd'hui), Babi Yar en quelque sorte occulté (A. choquée à la sortie: «— Mais comment a-t-elle pu travailler pour les Allemands qui avaient tué son amie? — Tu sais, elle le dit quand elle parle de son père: on oublie ce qui nous empêche de vivre»), et l'Allemagne: «Je serai toujours reconnaissante de ce que les Allemands ont fait pour moi», phrase étonnante, vaguement choquante pour des Français (en tout cas pour moi, tellement habituée à associer les Allemands à l'horreur).

Mais les Ukrainiens avaient connu Staline...

Les passages où elle parle de littérature ou ceux où on la voit traduire sont de purs enchantements.






Svetlana Geier est morte le 8 novembre 2010 (le film a été tourné en 2008). Elle avait eu le temps de finir la traduction des cinq éléphants.

FB IRL

Dimanche. Nous avons rendez-vous avec Patrick au Chat noir (rue Jean-Pierre Timbaud), mais finalement nous nous installons en face, dans un café vide.

Cette journée sera l'occasion d'apprendre bien des choses sur Patrick, en particulier qu'il est le traducteur-réviseur d'une biographie de Melville1 et le webmaster du site consacré à Claude Mauriac.
Nous discutons agréablement; nous faisons connaissance: après tout, je ne le connais que comme commentateur de mon blog et participant des lectures de L'Amour l'Automne chez Rémi, nous n'avons jamais eu l'occasion de nous parler plus de cinq minutes d'affilé.

Nous assistons à La Légende du grand Inquisiteur.

A la fin de la représentation, moment d'hésitation. Avec mon célèbre sens des relations sociales, j'hésite à aller me présenter, je sais (via FB) qu'une amie de Benoît est dans la salle, j'ai peur de déranger, de m'imposer. Seul le fait de savoir qu'il me sera impossible d'expliquer ensuite pourquoi je ne suis pas allée me présenter me décide à y aller. Je balbutie quelques mots à genou en aidant à éteindre les bougies.

On s'est bien amusé.

Nous avons évoqué la mémoire comme muscle, le costume d'inquisiteur taillé sur mesure (et le nombre de boutons), la tricherie au niveau du chapeau (les deux pompons remplacés par une ganse 2, la possibilité que Benoît prenne feu (le bûcher grandeur nature, la vengeance de Jésus, «Il revient et il n'est pas content»); le théâtre aujourd'hui qui ne «ne sent plus assez le cul», Cécile Sorel qui jouait au Français puis terminait sa soirée en descendant les marches des Folies Bergères, les danseuses des Folies Bergères (danseuses ou pas? (Sajani, danseuse, faisait la moue)), la possibilité de jouer la suite du Grand inquisiteur ou une adaptation des Discussions obstinées 3 dans un filet façon Théâtre des deux boules 4, l'organisation d'un happening à Bruxelles pour surprendre Jean-Yves en tee-shirt "Pranchère lovers" (j'ai songé confier cette organisation à Naoki),…

Benoît était le premier contact "pur FB" que je rencontrais.

Patrick, C. et moi déambulons aux Halles afin de s'acquitter d'une vieille promesse: boire une Guinness ensemble. Cela prend un peu de temps et nous finissons par échouer au Hall's Beer que je vais de ce pas ajouter à ma liste.


Note
1 : Herman Melville par Lewis Mumford, première biographie écrite lors de la redécouverte de Melville dans les années 20.

2 : Mais finalement, peut-être n'avions-nous pas les idées mal placées: Paul m'a appris hier que l'une des questions qu'on pose au pape lors de son intronisation est à peu près: "en avez-vous deux bien descendues?" (mais en latin, c'est tout de suite plus classe.) Est-ce une conséquence de la papesse Jeanne ?

3 : C.: — C'est quoi "Discussions obstinées"? Moi: — Un débat sur la pornographie. C.: — Ça ne m'étonne pas.

4 : C.: — C'est quoi le théâtre des deux boules? Moi: — Un cabaret porno où les ébats avaient lieu dans un filet au-dessus des spectateurs. On recevait de la sueur et autres… Benoît, mort de rire: — Ah tu connais?
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