Billets qui ont 'Kaurismäki, Aki' comme nom propre.

Les feuilles mortes

Depuis Leningrad cowboys go America, je suis une fan de Kaurismäki. Je ne sais même plus comment je l'ai vu la première fois, je pense que c'était au cinéma en plein air de La Villette, dans les années 90-93.

Un autre film m'a marquée: La fille aux allumettes. En regardant Les feuilles mortes, j'ai eu l'impression de voir le second volet d'un dyptique, le pendant positif de La fille aux allumettes. Il y a longtemps que je sais, depuis exactement L'homme sans passé et sa pomme de terre coupée en deux, que Kaurismäki estime que l'élégance consiste à ne pas sombrer dans le mélodrame — et c'est tout ce que j'aime chez lui.

Et donc Les feuilles mortes, avec son fond de guerre d'Ukraine comme La fille aux allumettes montrait en permanence Tian'-anmen, est un contrepoint empreint de sagesse au mécanisme implacable de La fille aux allumettes, avec là encore l'art de l'attente, marqué ici par les bouteilles vides autour de la femme, là par les mégots aux pieds de l'homme. Lenteur et rythme, tenue du récit à la limite du mutisme, dialogues absurdes qui veulent tout dire: «— La fille de l'autre soir, nous sommes presque mariés. — Elle s'appelle comment? — Je ne connais pas son nom».

Certains sont surpris du succès de ce film. Mais il y a un secret: les films emplis de clins d'œil aux cinéphiles ont toujours du succès auprès des cinéphiles — et la dernière image clopinante est merveilleuse.

Avec tout cela je ne vous ai sans doute pas exactement donné envie de voir ce film, mais ce n'était pas le but: les films de Kaurismäki, je les vois pour moi-même, pour me consoler.

K.

Je me souviens du père d'Eric proclamant que son cinéaste préféré commençait par un K.
— Kaurismaki ? Kieslowski ? Kurosawa ?
Il n'en revenait de tous ces noms; pour lui il n'y avait qu'un K: Kubrick.

J'ai vu le dernier Kaurismaki. Il est dans la lignée du Havre, plaidoyer pour les réfugiés, dénonciation de l'absurdité d'un système capable de déclarer Alep dans une situation non critique tout en montrant les bombardements à outrance, refus du manichéisme: un seul peut tout sauver, un seul peut tout perdre, tout se joue sur une décision spontanée, irréfléchie. Des couleurs et de la musique, une histoire sans fin. Kaurismäki.


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Agenda
Vu A. pour la dernière fois. Elle part à l'île Maurice le 9 avril. Intense sentiment de solitude au milieu de cette équipe déboussolée par la perte imminente de son chef (qui est aussi le mien, mais personne ne paraît s'en rendre compte) et l'absence d'informations sur le futur. Certains (certaines) vivent cela comme une trahison et en deviennent agressifs.

B., le patron fou de H., a téléphoné à l'un de ses plus gros clients pour lui dire qu'il était inutile de continuer à travailler avec sa société, que le projet xx ne serait jamais prêt à temps. En une heure tous les autres clients étaient au courant, et les partenaires. Les salariés en pleurs ont appelé H.: «que va-t-on devenir?»

Leningrad Cowboys Go America

Film du soir avec O., toujours en repassant.
Impossible de me souvenir où et comment j'ai découvert ce film. Une seule certitude, ce n'était pas en salle et les DVD n'avaient pas encore monopolisé le marché. Etait-ce une cassette trouvée chez Rhotull?
En tout cas, je sais que c'est lui qui plus tard me l'a copiée en format DVD grâce à du matériel de l'armée (ce n'était pas si facile à l'époque, nous sommes en 2002 ou 2003).

Voici les premières minutes du film. Des paysages gelés et un air slave. Comment vouliez-vous que je résiste?







Ici la bande-annonce, ou presque. Un road movie et de la musique. Tout ce que j'aime.
(Bonus: le garagiste blond, c'est Jim Jarmusch.)



Les Lumières du faubourg

J'aime Aki Kaurismäki. Moi qui ne prends plus la peine d'aller au cinéma, je m'efforce de ne pas rater la sortie de ses films. Je suis donc allée voir Les Lumières du faubourg il y a dix jours.
J'attendais tranquillement ce qui allait s'en dire sur les quelques blogs que je lis. C'est simple : rien.
Alors je vais essayer.

Le plus grand problème que je rencontre quand j'essaie de penser à ce film pour mettre mes quelques idées en ordre, c'est que je n'arrive pas à y penser de façon isolée : je n'arrive à penser aux Lumières du faubourg que par rapport à deux autres films, La fille aux allumettes, du même Kaurismaki, et Dancer in the Dark, de Lars von Trier.
Cela m'a gêné pendant le visionnage du film, cela me gêne encore : on dirait que ce film, au moins dans ma tête, n'a pas d'existence propre, il est la version masculine de La fille aux allumettes. J'ai l'impression d'un tryptique : à la question "Est-il possible d'être sauvé ? " (ou : "l'amour peut-il nous sauver?"), La fille aux allumettes répond non, L'Homme sans passé répond oui, les Lumières du faubourg répond peut-être.
Mon malaise, ou ma légère déception, provient sans doute de ce fait tout simple : il est difficile de s'entendre répondre "peut-être" quand la réponse précédente était "oui"…

Quant au film lui-même, il me semble que c'est un Dancer in the Dark réussi: même noirceur, même exploitation du faible par le fort, même impossibilité, purement morale de la part du faible (qui trouve là sa grandeur) de se justifier, même condamnation sociale… Mais Kaurismäki, à la différence de von Trier, n'en rajoute pas, il fait ni dans le baroque ni dans le drame et tend strictement vers l'inverse, vers le moins d'effets : comment pourrais-je en montrer moins encore? s'interroge la caméra, les acteurs pourraient-ils parler moins, bouger moins, qu'est-ce qui est vraiment indispensable? s'interroge le réalisateur.

Les images et les histoires de Kaurismäki obéissent toujours à une logique implacable. Chaque image parvient à être une totale surprise et une totale évidence : si les histoires extrêmement épurées de Kaurismäki, à la limite de la caricature, demeurent si expressives et si plausibles, c'est qu'elles obéissent impeccablement à des lois d'enchaînement de causes à conséquences que nous connaissons parfaitement, de même que nous savons que nous ne voulons pas reconnaître que nous les connaissons (et que nous allons aussi au cinéma dans l'espoir que cela se passera différemment à l'écran que dans "la vraie vie" (et de temps en temps, oui, il y a un miracle, comme dans L'Homme sans passé (mais cela peut arriver aussi dans "la vraie vie") et d'autres fois, non, il n'y a pas de miracle, un prêt bancaire sans caution ne sera pas accepté, non, ce n'est pas gratuitement qu'une jolie petite blonde drague un minable, oui, le minable se fera casser la figure s'il cherche noise à trois gros musclés, etc), et tout le poignant des Lumières du faubourg, c'est que nous savons à l'avance tout ce qui va se passer, inéluctablement, et que nous passons le film à espérer que nous nous trompons.

Lorsque je pense à ce film, je pense au mot "politique" (c'était déjà le cas pour L'Homme sans passé), dans le sens fort et noble du terme — et c'est pour moi un émerveillement, il n'arrive pas souvent que j'associe noblesse et politique. Nous assistons à une démonstration qui dénonce autant les travers insupportables d'une société qu'elle illustre avec douceur et fatalisme les illusions, les forces et les faiblesses de la gent humaine.
Lorsque je pense à ce film, je me dis que Kaurismäki raconte aujourd'hui ce que racontaient Hugo ou Zola ou Eugène Sue il y a plus d'un siècle à leurs contemporains, il réactualise la critique sociale à travers l'œuvre d'art, sans mièvrerie, avec tendresse et dureté.


Il faut que je retourne voir ce film pour essayer de comprendre un détail : par quel miracle, quelle image, quelle expression, savons-nous (le spectateur sait-il) de façon certaine au bout de trois secondes que la vendeuse de saucisses est amoureuse du héros? Comment Kaurismäki nous le fait-il comprendre? Pourquoi cela m'a-t-il paru si évident?
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