Mon histoire juive
Par Alice, mardi 24 février 2015 à 00:26 :: 2015
C'est un billet que j'avais l'intention d'écrire depuis longtemps, en général l'idée et le désir m'en viennent l'été quand je me dis que j'ai le temps. Puis je me dis que c'est ridicule et sentimental et j'abandonne.
C'est un billet que j'avais l'intention d'écrire depuis longtemps parce que je ne comprends pas la notion d'antisémitisme. Par "je ne la comprends pas", je veux dire que je ne la ressens pas.
Par conséquence je ne comprends pas non plus ce que je peux faire pour "lutter contre l'antisémitisme". Un noir, un jaune, un arabe, je les identifie visuellement. Mais un juif? A moins qu'il ne l'affiche, je ne vois pas comment je pourrais le savoir. Et je trouve étrange de faire "particulièrement" attention à quelqu'un à cause de ce genre de critères (sauf que je le fais — quand celui qui fait la manche dans le métro a de la barbe et un sarouel et que je lui donne un peu plus parce que je me dis que personne ne va lui donner. Discrimination positive. Je n'aime pas beaucoup la discrimination positive. Mon fond républicain s'y oppose spontanément. Ce n'est ni justice ni égalité de droit. C'est une compensation de "perte de chance", une notion qui me semble relever davantage du droit anglo-saxon que du droit romain.)
Première partie - J'ai grandi au Maroc jusqu'au CE2 (juin 1975 - j'en parle de temps en temps: l'autre raison de ne pas écrire ce billet est que j'ai l'impression de radoter). Pour des raisons de voisinage, je crois (plus je grandis moins c'est clair, chaque fois que je pose une question j'obtiens une réponse qui apporte un éclairage différent), je suis entrée en maternelle à l'école juive d'Ag*dir, j'y ai appris à lire, dans la classe de CP en balcon au dessus de la salle de prière (je ne sais pas quel mot convient. Ce serait sans doute l'équivalent d'une chapelle dans une école catholique. Etait-ce davantage, cela servait-il de synagogue?) J'avais quatre ans (deux ans d'avance), je ne comprenais pas ce qu'était cette salle dans laquelle nous n'avions pas le droit d'entrer (parfois les portes immenses étaient ouvertes et je glissais furtivement un œil en ayant l'impression de commettre un sacrilège — j'en rêve parfois), si haute de plafond que la classe en mezzanine était sans doute destinée à ne pas perdre d'espace.
Ma meilleure amie, Carole, était juive (nous discutions en classe, je me souviens qu'un jour, suite à une de mes phrases, elle m'avait expliqué gravement que "pieds" était une partie du corps qu'il ne fallait pas désigner chez eux, que c'était aussi sale que "fesse" pour nous — je n'ai jamais vérifié cette assertion depuis, mais j'y pense lors du lavage de pieds par Jésus dans l'évangile de Jean), il me semble que Natacha ne l'était pas (n'ai-je pas le vague souvenir qu'elle a fait sa première communion avant moi, car plus âgée?) Plus tard j'eus une autre amie dans une autre école, Arielle, que j'aimais beaucoup; secrètement je m'étais dit que j'appellerais ainsi ma fille si un jour j'en avais une (puis à vingt ans un ami me dit que cela faisait lessive (et Timothée shampoing) et c'est ainsi que mes enfants ne s'appellent ni Timothée ni Arielle.).
Carole venait chez nous, j'allais chez Carole. Son père devait travailler dans l'import-export1, il y avait dans la cour un immense entrepôt de caroubes que j'aimais escalader (oui, grimper sur ou dans le tas de caroubes qui atteignait presque le toit). Je croquais parfois dans une gousse, c'était sec, dur, avec un goût de caoutchouc brûlé dont je ne pouvais décider si je l'aimais ou pas. J'ai vu aussi une fois, sans doute quand le père de Carole faisait visiter l'usine à mes parents, un tapis roulant sur lequel défilaient des amandes décortiquées: il s'agissait pour les ouvrières de trier les amandes amères (je n'ai toujours pas compris à quoi elles étaient reconnaissables, mais j'y pense quand je tombe sur une amande amère — mais aujourd'hui cela n'arrive quasiment jamais: pourquoi?)
C'est chez elle que j'ai vu et mangé ma première grenade (entièrement égrénée par les soins de la Fatim, c'était si beau, ce rouge mouillé) et un Astérix en latin (stupéfaction). Un soir où j'étais restée dîner, j'assistai à une cérémonie solennelle où une coupe passait de main en main et à laquelle je fus invitée à boire moi aussi. Je m'étais sentie très fière et très honorée. Ce n'est que des années plus tard que je compris qu'il s'agissait sans doute d'un rite du sabbat.
Parfois c'était l'inverse, Carole restait chez nous. Je me souviens qu'un jour Carole s'était fait gronder par sa mère quand celle-ci avait appris que sa fille avait refusé du lapin: leur règle d'éducation était de manger ce qui était présenté s'ils n'étaient pas chez eux ou entre eux. (Je me souviens qu'à cette occasion mes parents avaient appris que les juifs ne mangeaient pas de lapin: "sabot fendu", dit le Lévitique (c'est sans doute dans le le Lévitique), que je lus douze ans plus tard). Je me souviens de conversations entre parents, notamment que les X. possédaient deux passeports, un pour les pays arabes et un pour Israël (ce que je ne compris que beaucoup, beaucoup, plus tard, en apprenant que les pays arabes refusaient les passeports tamponnés par Israël (je ne sais pas si c'est toujours le cas)).
Un jour, je posai la question à mes parents: «Qu'est-ce que c'est, un juif?» (Je n'ai posé que trois questions à mes parents, celle-ci est l'une des trois.) Réponse: «ce sont des gens qui ne croient pas que Jésus est le Fils de Dieu, ils attendent encore un Sauveur».
Ah. C'était clair (j'allais au catéchisme et ma foi avait été immédiate), c'était curieux mais parfaitement compréhensible: après tout, l'Evangile était plein de gens qui refusaient de suivre Jésus parce qu'ils ne le croyaient pas. Ils attendaient encore: c'était énigmatique et très intéressant, j'essayais d'imaginer l'attente.
Nous rentrâmes du Maroc, j'écrivis à Carole jusqu'en cinquième. Elle me dit qu'elle aimait beaucoup La brute de Guy des Cars; j'empruntai le livre, le trouvai mauvais et j'arrêtai d'écrire à Carole. (Mais quelle snobe j'étais!) (Plus tard, par ma mère qui revit la sienne en retournant à Ag*dir, j'appris qu'elle avait épousé à Paris le fils d'un rabin de stricte obédience qui passait son temps à servir de chauffeur à son père qui ne voulait pas conduire. Elle a divorcé quand son fils avait deux ans (fils du même âge que mon aîné).)
Fin de la première partie. Intermède.
Je lis Un sac de billes avec obéissance sans comprendre le nœud de l'affaire, sans comprendre qu'être juif vous valait d'être pourchassé, je lis le Journal d'Anne Franck sans comprendre pourquoi les profs s'esbaudissaient, s'il suffisait d'écrire "Cher journal" dans un cahier, je pouvais en faire autant (il faudrait que je le relise aujourd'hui.)
En quatrième, je découvre les camps de déportation en lisant Christian Bernadac, prêtée par une fille de la classe qui devait sa douloureuse popularité au fait d'avoir un an de retard et d'avoir perdu son père en cinquième dans un accident de mobylette sur le pont de Blois alors qu'elle était déjà orpheline de mère. Elle faisait partie de ces cancres prestigieux paraissant plus mûrs que les autres — et surtout que moi, la grosse tête avec un an d'avance qui aurait tant aimé voir autre chose que de l'indifférence dans ses yeux — donc je lisais Bernadac, Les mannequins nus, les camps de femmes et les expériences médicales. Mais ce sont des livres qui parlent surtout des résistants et des prisonniers politiques.
Conséquence secondaire: j'arrête de travailler l'allemand alors que j'étais excellente dans cette matière. (En terminale, je prendrai l'anglais en première langue alors que je ne l'ai jamais maîtrisé.)
Cette même année, 1979, Holocauste est diffusé. Le mardi, mes parents nous laissent seules, ils vont jouer (apprendre à jouer) au bridge. Nous restions seules pour regarder la télé, avec autorisation de nous coucher tard puisqu'il n'y avait pas école le lendemain. La seule interdicition que j'eus concerna Holocauste: il ne fallait pas regarder cela. Il y avait des choses qu'il était inutile de remuer fut à peu près l'explication que j'obtins quand je demandai la raison de cette interdiction.
Bizarrement je la respectai. Enfin, ce n'était peut-être pas si bizarre: j'en entendais parler à la radio et je me souviens d'une scène de viol dans un appartement: je suppose que j'ai dû essayer de regarder une fois et décider de respecter l'interdiction.
En terminale, un jour que le prof de philo était absent, j'allai seule voir mon premier film en salle qui n'était pas un Disney (je n'avais pas dû aller au cinéma depuis mes dix ans): Au nom de tous les miens. Je ne sais plus expliquer pourquoi. En avait-on parlé à la radio? Etait-ce parce qu'une autre amie de collège, perdue de vue depuis, ne jurait que par ce livre? Toujours est-il que je fus frappée par le ghetto de Varsovie, par les gâteaux donnés aux enfants mourant de faim, par l'arrivée au camp, les suicides de la première nuit et l'évasion, mais je n'en tirais toujours pas l'idée générale de l'antisémitisme, je ne voyais que la confirmation que les nazis étaient monstrueux.
Deuxième partie. Il fallut attendre la claque de Shoah, les deux séances de quatre et cinq heures dans une salle du 15e et la marche dans Paris jusqu'à mon internat du 5e, dans l'incapacité de prendre le métro, marche destinée à absorber le choc (et les visages polonais me rappelant mon grand-père faisaient partie de ce choc) pour que la haine du juif prenne corps pour moi.
La démonstration centrale du film était simple: il n'y avait pas de rapport entre un camp de concentration et un camp d'extermination. De l'un il pouvait arriver qu'on sortît vivant, dans l'autre on était mort trois heures plus tard.
Hilberg expliquait l'évolution de deux mile ans d'histoire: «Vous ne pouvez pas vivre parmi nous en tant que Juifs; vous ne pouvez pas vivre parmi nous; vous ne pouvez pas vivre.»
Je me mis à lire, beaucoup, mêlant témoignages et ouvrages plus théoriques. Le Hilberg quand il sortit en français (été 1988) (puis une deuxième fois, plus tard), Poliakov, Rudnicki, Primo Levi, Buber-Neumann, Aranka Siegal, Todorov, Pressac, Rudolf Hoess, Gitta Sereny, le livre noir de Grossman et Ehrenbourg,… jusqu'à ce qu'Hervé me demande un jour si ce n'était pas une obsession morbide et malsaine.
Je ne savais pas répondre à cette question, mais elle m'inquiéta: et s'il avait raison, si toutes ces lectures relevaient d'une jouissance maladive et sadique? Je n'en savais rien mais je ne voulus pas, par respect, prendre le risque. J'arrêtai mes lectures.
En 1995, je reprends mes études, plus exactement j'en termine la dernière année (après les avoir interrompues en 1989 pour travailler, me marier et mettre mes parents devant le fait accompli). Il se produit alors un incident bizarre. L'un de ceux avec qui je m'entends le mieux (ce n'est pas si facile, je détonne par mon alliance, même si je cache que j'ai un enfant) s'appelle Vincent T*nenb*um. Et un jour la conversation donne cela:
— Mais évidemment que je suis juif !
— Comment ça, évidemment ?
— Mais tu as vu mon nom ?
— Oui. Qu'est-ce qu'il a ton nom ?
A sa façon de me regarder pour vérifier que je n'étais pas en train de me moquer de lui, je compris que je devais être passée à côté de quelque chose d'énorme. Et c'est ainsi que j'appris, à vingt-cinq ans passés, qu'il existait des noms juifs, des noms à consonnance juive. Je n'y avais jamais fait attention, je ne savais pas que c'était significatif. Ce jour-là , je compris pourquoi ma mère riait parfois en parlant du frère de Carole, qui portait un nom du genre David Bensimon.
Tout cela pour dire que l'identification du "juif" est quelque chose qui ne m'effleure jamais, qui ne me vient à l'esprit que si l'on m'oblige à y penser.
J'en viens à ma question (car j'ai une question. Je raconte tout cela à cause de l'ambiance actuelle, de l'idée tout de même étrange à mon avis qu'Israël est un lieu plus sûr que la France, mais j'ai une question personnelle.) En avril 2012, après que RC eut annoncé qu'il voterait Le Pen, je découvris que Rémi en ferait autant. La raison qu'il donna fut l'affaire Merah, provoquant mon désarroi: impossible pour moi de comprendre qu'un universitaire et juriste puisse cautionner l'extrême-droite, surtout lui si sensible au fait que l'antisémitisme allemand était passé par la définition juridique du juif.
— Mais enfin, tu te rends compte qu'il a tué des enfants juifs?!
— Mais quel est le rapport avec le fait qu'ils soient juifs? Est-ce qu'ils ont plus de valeur que les miens parce qu'ils sont juifs?
Rémi2 m'a regardée d'un air profondément scandalisé.
Il était sincère, j'ai vu que ma question lui faisait horreur. Mais je n'ai toujours pas compris pourquoi. Est-il vraiment logique de rallier l'extrême-droite pour défendre les juifs? (Non, je suis sûre que non.) Ai-je vraiment dit quelque chose de scandaleux? Suis-je antisémite en pensant que mes enfants valent des enfants juifs, que des enfants juifs valent mes enfants, et surtout est-ce antisémite de ne pas voir, de ne pas faire, de différence, de ne pas comprendre la différence? (Pourquoi ai-je la sensation que ne pas voir ou ne pas faire la différence est sain, que ne pas la comprendre est une anomalie ou un handicap pour saisir notre monde contemporain? (Ou l'inverse? Si tout le monde était dans la même incapacité que moi, une partie du problème, voire tout le problème, serait-il résolu?))
1 : je trouve leur nom dans ce document en cherchant ce soir, mais ce ne sont peut-être que des homonymes.
2 : je donne le prénom pour ceux qui le connaissent. (Rien de confidentiel, il ne cache pas ses positions.)
C'est un billet que j'avais l'intention d'écrire depuis longtemps parce que je ne comprends pas la notion d'antisémitisme. Par "je ne la comprends pas", je veux dire que je ne la ressens pas.
Par conséquence je ne comprends pas non plus ce que je peux faire pour "lutter contre l'antisémitisme". Un noir, un jaune, un arabe, je les identifie visuellement. Mais un juif? A moins qu'il ne l'affiche, je ne vois pas comment je pourrais le savoir. Et je trouve étrange de faire "particulièrement" attention à quelqu'un à cause de ce genre de critères (sauf que je le fais — quand celui qui fait la manche dans le métro a de la barbe et un sarouel et que je lui donne un peu plus parce que je me dis que personne ne va lui donner. Discrimination positive. Je n'aime pas beaucoup la discrimination positive. Mon fond républicain s'y oppose spontanément. Ce n'est ni justice ni égalité de droit. C'est une compensation de "perte de chance", une notion qui me semble relever davantage du droit anglo-saxon que du droit romain.)
Première partie - J'ai grandi au Maroc jusqu'au CE2 (juin 1975 - j'en parle de temps en temps: l'autre raison de ne pas écrire ce billet est que j'ai l'impression de radoter). Pour des raisons de voisinage, je crois (plus je grandis moins c'est clair, chaque fois que je pose une question j'obtiens une réponse qui apporte un éclairage différent), je suis entrée en maternelle à l'école juive d'Ag*dir, j'y ai appris à lire, dans la classe de CP en balcon au dessus de la salle de prière (je ne sais pas quel mot convient. Ce serait sans doute l'équivalent d'une chapelle dans une école catholique. Etait-ce davantage, cela servait-il de synagogue?) J'avais quatre ans (deux ans d'avance), je ne comprenais pas ce qu'était cette salle dans laquelle nous n'avions pas le droit d'entrer (parfois les portes immenses étaient ouvertes et je glissais furtivement un œil en ayant l'impression de commettre un sacrilège — j'en rêve parfois), si haute de plafond que la classe en mezzanine était sans doute destinée à ne pas perdre d'espace.
Ma meilleure amie, Carole, était juive (nous discutions en classe, je me souviens qu'un jour, suite à une de mes phrases, elle m'avait expliqué gravement que "pieds" était une partie du corps qu'il ne fallait pas désigner chez eux, que c'était aussi sale que "fesse" pour nous — je n'ai jamais vérifié cette assertion depuis, mais j'y pense lors du lavage de pieds par Jésus dans l'évangile de Jean), il me semble que Natacha ne l'était pas (n'ai-je pas le vague souvenir qu'elle a fait sa première communion avant moi, car plus âgée?) Plus tard j'eus une autre amie dans une autre école, Arielle, que j'aimais beaucoup; secrètement je m'étais dit que j'appellerais ainsi ma fille si un jour j'en avais une (puis à vingt ans un ami me dit que cela faisait lessive (et Timothée shampoing) et c'est ainsi que mes enfants ne s'appellent ni Timothée ni Arielle.).
Carole venait chez nous, j'allais chez Carole. Son père devait travailler dans l'import-export1, il y avait dans la cour un immense entrepôt de caroubes que j'aimais escalader (oui, grimper sur ou dans le tas de caroubes qui atteignait presque le toit). Je croquais parfois dans une gousse, c'était sec, dur, avec un goût de caoutchouc brûlé dont je ne pouvais décider si je l'aimais ou pas. J'ai vu aussi une fois, sans doute quand le père de Carole faisait visiter l'usine à mes parents, un tapis roulant sur lequel défilaient des amandes décortiquées: il s'agissait pour les ouvrières de trier les amandes amères (je n'ai toujours pas compris à quoi elles étaient reconnaissables, mais j'y pense quand je tombe sur une amande amère — mais aujourd'hui cela n'arrive quasiment jamais: pourquoi?)
C'est chez elle que j'ai vu et mangé ma première grenade (entièrement égrénée par les soins de la Fatim, c'était si beau, ce rouge mouillé) et un Astérix en latin (stupéfaction). Un soir où j'étais restée dîner, j'assistai à une cérémonie solennelle où une coupe passait de main en main et à laquelle je fus invitée à boire moi aussi. Je m'étais sentie très fière et très honorée. Ce n'est que des années plus tard que je compris qu'il s'agissait sans doute d'un rite du sabbat.
Parfois c'était l'inverse, Carole restait chez nous. Je me souviens qu'un jour Carole s'était fait gronder par sa mère quand celle-ci avait appris que sa fille avait refusé du lapin: leur règle d'éducation était de manger ce qui était présenté s'ils n'étaient pas chez eux ou entre eux. (Je me souviens qu'à cette occasion mes parents avaient appris que les juifs ne mangeaient pas de lapin: "sabot fendu", dit le Lévitique (c'est sans doute dans le le Lévitique), que je lus douze ans plus tard). Je me souviens de conversations entre parents, notamment que les X. possédaient deux passeports, un pour les pays arabes et un pour Israël (ce que je ne compris que beaucoup, beaucoup, plus tard, en apprenant que les pays arabes refusaient les passeports tamponnés par Israël (je ne sais pas si c'est toujours le cas)).
Un jour, je posai la question à mes parents: «Qu'est-ce que c'est, un juif?» (Je n'ai posé que trois questions à mes parents, celle-ci est l'une des trois.) Réponse: «ce sont des gens qui ne croient pas que Jésus est le Fils de Dieu, ils attendent encore un Sauveur».
Ah. C'était clair (j'allais au catéchisme et ma foi avait été immédiate), c'était curieux mais parfaitement compréhensible: après tout, l'Evangile était plein de gens qui refusaient de suivre Jésus parce qu'ils ne le croyaient pas. Ils attendaient encore: c'était énigmatique et très intéressant, j'essayais d'imaginer l'attente.
Nous rentrâmes du Maroc, j'écrivis à Carole jusqu'en cinquième. Elle me dit qu'elle aimait beaucoup La brute de Guy des Cars; j'empruntai le livre, le trouvai mauvais et j'arrêtai d'écrire à Carole. (Mais quelle snobe j'étais!) (Plus tard, par ma mère qui revit la sienne en retournant à Ag*dir, j'appris qu'elle avait épousé à Paris le fils d'un rabin de stricte obédience qui passait son temps à servir de chauffeur à son père qui ne voulait pas conduire. Elle a divorcé quand son fils avait deux ans (fils du même âge que mon aîné).)
Fin de la première partie. Intermède.
Je lis Un sac de billes avec obéissance sans comprendre le nœud de l'affaire, sans comprendre qu'être juif vous valait d'être pourchassé, je lis le Journal d'Anne Franck sans comprendre pourquoi les profs s'esbaudissaient, s'il suffisait d'écrire "Cher journal" dans un cahier, je pouvais en faire autant (il faudrait que je le relise aujourd'hui.)
En quatrième, je découvre les camps de déportation en lisant Christian Bernadac, prêtée par une fille de la classe qui devait sa douloureuse popularité au fait d'avoir un an de retard et d'avoir perdu son père en cinquième dans un accident de mobylette sur le pont de Blois alors qu'elle était déjà orpheline de mère. Elle faisait partie de ces cancres prestigieux paraissant plus mûrs que les autres — et surtout que moi, la grosse tête avec un an d'avance qui aurait tant aimé voir autre chose que de l'indifférence dans ses yeux — donc je lisais Bernadac, Les mannequins nus, les camps de femmes et les expériences médicales. Mais ce sont des livres qui parlent surtout des résistants et des prisonniers politiques.
Conséquence secondaire: j'arrête de travailler l'allemand alors que j'étais excellente dans cette matière. (En terminale, je prendrai l'anglais en première langue alors que je ne l'ai jamais maîtrisé.)
Cette même année, 1979, Holocauste est diffusé. Le mardi, mes parents nous laissent seules, ils vont jouer (apprendre à jouer) au bridge. Nous restions seules pour regarder la télé, avec autorisation de nous coucher tard puisqu'il n'y avait pas école le lendemain. La seule interdicition que j'eus concerna Holocauste: il ne fallait pas regarder cela. Il y avait des choses qu'il était inutile de remuer fut à peu près l'explication que j'obtins quand je demandai la raison de cette interdiction.
Bizarrement je la respectai. Enfin, ce n'était peut-être pas si bizarre: j'en entendais parler à la radio et je me souviens d'une scène de viol dans un appartement: je suppose que j'ai dû essayer de regarder une fois et décider de respecter l'interdiction.
En terminale, un jour que le prof de philo était absent, j'allai seule voir mon premier film en salle qui n'était pas un Disney (je n'avais pas dû aller au cinéma depuis mes dix ans): Au nom de tous les miens. Je ne sais plus expliquer pourquoi. En avait-on parlé à la radio? Etait-ce parce qu'une autre amie de collège, perdue de vue depuis, ne jurait que par ce livre? Toujours est-il que je fus frappée par le ghetto de Varsovie, par les gâteaux donnés aux enfants mourant de faim, par l'arrivée au camp, les suicides de la première nuit et l'évasion, mais je n'en tirais toujours pas l'idée générale de l'antisémitisme, je ne voyais que la confirmation que les nazis étaient monstrueux.
Deuxième partie. Il fallut attendre la claque de Shoah, les deux séances de quatre et cinq heures dans une salle du 15e et la marche dans Paris jusqu'à mon internat du 5e, dans l'incapacité de prendre le métro, marche destinée à absorber le choc (et les visages polonais me rappelant mon grand-père faisaient partie de ce choc) pour que la haine du juif prenne corps pour moi.
La démonstration centrale du film était simple: il n'y avait pas de rapport entre un camp de concentration et un camp d'extermination. De l'un il pouvait arriver qu'on sortît vivant, dans l'autre on était mort trois heures plus tard.
Hilberg expliquait l'évolution de deux mile ans d'histoire: «Vous ne pouvez pas vivre parmi nous en tant que Juifs; vous ne pouvez pas vivre parmi nous; vous ne pouvez pas vivre.»
Je me mis à lire, beaucoup, mêlant témoignages et ouvrages plus théoriques. Le Hilberg quand il sortit en français (été 1988) (puis une deuxième fois, plus tard), Poliakov, Rudnicki, Primo Levi, Buber-Neumann, Aranka Siegal, Todorov, Pressac, Rudolf Hoess, Gitta Sereny, le livre noir de Grossman et Ehrenbourg,… jusqu'à ce qu'Hervé me demande un jour si ce n'était pas une obsession morbide et malsaine.
Je ne savais pas répondre à cette question, mais elle m'inquiéta: et s'il avait raison, si toutes ces lectures relevaient d'une jouissance maladive et sadique? Je n'en savais rien mais je ne voulus pas, par respect, prendre le risque. J'arrêtai mes lectures.
En 1995, je reprends mes études, plus exactement j'en termine la dernière année (après les avoir interrompues en 1989 pour travailler, me marier et mettre mes parents devant le fait accompli). Il se produit alors un incident bizarre. L'un de ceux avec qui je m'entends le mieux (ce n'est pas si facile, je détonne par mon alliance, même si je cache que j'ai un enfant) s'appelle Vincent T*nenb*um. Et un jour la conversation donne cela:
— Mais évidemment que je suis juif !
— Comment ça, évidemment ?
— Mais tu as vu mon nom ?
— Oui. Qu'est-ce qu'il a ton nom ?
A sa façon de me regarder pour vérifier que je n'étais pas en train de me moquer de lui, je compris que je devais être passée à côté de quelque chose d'énorme. Et c'est ainsi que j'appris, à vingt-cinq ans passés, qu'il existait des noms juifs, des noms à consonnance juive. Je n'y avais jamais fait attention, je ne savais pas que c'était significatif. Ce jour-là , je compris pourquoi ma mère riait parfois en parlant du frère de Carole, qui portait un nom du genre David Bensimon.
Tout cela pour dire que l'identification du "juif" est quelque chose qui ne m'effleure jamais, qui ne me vient à l'esprit que si l'on m'oblige à y penser.
J'en viens à ma question (car j'ai une question. Je raconte tout cela à cause de l'ambiance actuelle, de l'idée tout de même étrange à mon avis qu'Israël est un lieu plus sûr que la France, mais j'ai une question personnelle.) En avril 2012, après que RC eut annoncé qu'il voterait Le Pen, je découvris que Rémi en ferait autant. La raison qu'il donna fut l'affaire Merah, provoquant mon désarroi: impossible pour moi de comprendre qu'un universitaire et juriste puisse cautionner l'extrême-droite, surtout lui si sensible au fait que l'antisémitisme allemand était passé par la définition juridique du juif.
— Mais enfin, tu te rends compte qu'il a tué des enfants juifs?!
— Mais quel est le rapport avec le fait qu'ils soient juifs? Est-ce qu'ils ont plus de valeur que les miens parce qu'ils sont juifs?
Rémi2 m'a regardée d'un air profondément scandalisé.
Il était sincère, j'ai vu que ma question lui faisait horreur. Mais je n'ai toujours pas compris pourquoi. Est-il vraiment logique de rallier l'extrême-droite pour défendre les juifs? (Non, je suis sûre que non.) Ai-je vraiment dit quelque chose de scandaleux? Suis-je antisémite en pensant que mes enfants valent des enfants juifs, que des enfants juifs valent mes enfants, et surtout est-ce antisémite de ne pas voir, de ne pas faire, de différence, de ne pas comprendre la différence? (Pourquoi ai-je la sensation que ne pas voir ou ne pas faire la différence est sain, que ne pas la comprendre est une anomalie ou un handicap pour saisir notre monde contemporain? (Ou l'inverse? Si tout le monde était dans la même incapacité que moi, une partie du problème, voire tout le problème, serait-il résolu?))
1 : je trouve leur nom dans ce document en cherchant ce soir, mais ce ne sont peut-être que des homonymes.
2 : je donne le prénom pour ceux qui le connaissent. (Rien de confidentiel, il ne cache pas ses positions.)