La dernière vidange
Par Alice, dimanche 11 février 2007 à 23:44 :: 2007
Titre idiot, private joke: "Un vieux pleure dans son coin, son cinéma va fermer, c'était la dernière séance,…"
Mon garagiste va fermer.
Lorsque Ka a écrit un billet sur Mazda, j'ai failli en écrire un moi aussi. Mais Ka était célèbre, je ne le connaissais pas et mon blog existait depuis deux semaines, je n'ai pas osé.
Mon garagiste va fermer, je suis triste, vendredi j'ai cru que j'allais me mettre à pleurer entre un pneu et un bidon d'huile, avec l'indécence de ceux qui font étalage de leur émotion devant qui souffre plus qu'eux.
Ma première voiture, en 1989, fut une Mazda. A l'époque nous habitions Bordeaux. Mon beau-père — qui ne l'était pas encore — m'offrit cette voiture, ce qui me toucha beaucoup (Bon évidemment, c'était pour que je puisse entretenir son fils... Mais ne soyons pas mesquine. (Dans ma famille, le style était plutôt : "Ne lui offre rien, il va partir avec". (Ma mère me le dit un jour alors que j'offrais à H.... un peignoir.)))
J'ai adoré cette voiture. Elle était moche, la pauvre, couleur doré métallisé dévitalisé par le temps, elle avait alors dix ans. C'était une 323, mais les numéros resservent éternellement chez Mazda, cela ne donne aucune indication sur sa ligne générale: elle ressemblait à une Visa.
Elle avait un atout incomparable, c'était une propulsion, légère à la main, elle se conduisait avec deux doigts, une merveille. Elle craignait le froid, toussait beaucoup, mangeait de l'huile. Combien de fois ne me suis-je pas retrouvée le matin en escarpins et jupe serrée à examiner la jauge, à la grande réprobation des voisins, qui visiblement estimaient que ce n'était pas à moi de faire cela? Lorsque j'oubliais la clé à l'intérieur (cela m'arrivait régulièrement («Mais c'est pas vrai! Encore!»)), il suffisait de se procurer une paire de ciseaux pointus, d'introduire la lame la plus fine dans la serrure et de faire levier avec l'autre, doucement, en cherchant le déclic.
On nous l'a volée une première fois en 1990. Je rêvais la nuit qu'on la retrouvait dans un tel état que H. refusait que je voie la carcasse. On l'a retrouvée un mois plus tard, intacte, sur un parking.
En 1991, nous avons déménagé et nous nous sommes installés à Aubervilliers, carrefour des Quatre-chemins. Nous avons retrouvé l'arrière de la voiture enfoncé un matin. Accident de parking. Nous n'étions pas assurés tous risques. C'était grave pour nous, H. faisait son service militaire et j'étais au chômage; on tirait le diable par la queue. La voiture était garée devant le café en bas de chez nous, nous avons cuisiné le vieil Arabe qui le tenait, nous devions avoir l'air bien démunis et bien malheureux, il a dénoncé un de ses collègues de Pantin en nous faisant promettre de ne pas dire que c'était lui qui nous avait renseignés. Je me revois dans le café de ce collègue, à boire je-ne-sais-quoi, un constat dans mon sac, à me demander avec désespoir ce que j'allais faire s'il niait tout en bloc.
Il n'a rien nié, l'air honteux il a tout signé sans rien contester. C'est ainsi que nous avons découvert le garage Idoux à la Courneuve, concessionnaire Mazda et agréé par notre société d'assurances. L'expert a accepté de réparer notre voiture (ce n'était pas évident car elle avait tout de même douze ans, mais elle était "très propre", comme ils disent dans le métier (ce qui veut dire sans défaut de carosserie, car nos voitures ne sont pas lavées bien souvent...)), faisant de nous des clients fidèles et reconnaissants, et nous n'avons plus changé de garagiste, même lorsque nous avons déménagé à Villecresnes (94).
C'était un garage hors du temps, à l'extrémité de la ligne 7. A cent mètres du carrefour, on trouvait des ateliers coincés entre de petits pavillons de banlieue qui auraient fait bonne figure chez Gustave Lerouge ou Léo Malet. Il y avait au mur une photo que j'adorais, qui représentait le "vieil Idoux" et deux mécanos torse nu devant une traction avant. Nous n'amenions pas souvent la voiture chez eux puisque nous n'avions pas beaucoup d'argent, mais toujours elle en ressortait excellement réglée, consommant moitié moins d'essence pendant deux ou trois mois.
En 1993, lorsque nous avons voulu acheter une voiture, nous nous sommes naturellement adressés à ce garage. H. a été persuadé un temps que je l'avais laissé acheter ce qu'il souhaitait, avant que je ne lui avoue que je l'avais poussé à acheter ce que je voulais, c'est-à -dire une voiture à la ligne coupée en souvenir de la Fiat 124 que mon père possédait quand j'avais six ou sept ans (Fiat aux sièges baquets, au levier de vitesse en bois et au volant cerclé de cuir, avec le moteur à l'arrière).
Cette voiture aura bientôt 300 000 km. Maintenant qu'elle ne nous sert plus que pour de courts trajets, j'espère la garder encore dix ans. Pour l'anecdote, ajoutons que mon dernier fils y est né, ce qui fait que depuis qu'il a vu le film Tournage dans un jardin anglais, il rit beaucoup de savoir qu'à la question «Où es-tu né?» il peut répondre «Ici» n'importe où à condition d'être dans cette voiture.
En 1999, on nous a volé "la vieille". Cinq ou six autres voitures de valeur aussi faible ont été volées la même nuit dans la résidence. La police municipale nous a dit fortement soupçonner les manouches installés sur le territoire de la commune mais manquer de moyens pour aller faire une perquisition, c'était trop dangereux. Ce qui me fait le plus de peine, c'est de savoir que cette voiture qui fonctionnait encore a été au mieux dépecée, au pire incendiée. J'aurais préféré qu'elle soit volée par quelqu'un qui s'en serait servi. Ainsi, c'est juste stupide et méchant.
Cependant cette voiture nous rendit un dernier service: comme elle était assurée tous risques depuis plus de cinq ans (ridicule pour une voiture de cet âge, je sais. Mais je la prêtais beaucoup et je ne voulais pas que mes amis aient de problèmes), nous touchâmes une somme importante (13000 francs à l'époque) qui tombait à pic pour payer je ne sais plus quel facture ou acte notarié au moment où nous achetions la maison. L'âme de ma voiture survit dans un petit bout de la maison, me dis-je pour me consoler.
Il y a deux ans nous avons acheté une 626 d'occasion, voiture raisonnable des gens raisonnables que nous essayons de devenir. Je ne désespère pourtant pas d'obtenir un jour une MX-5 (la Miata). Le problème, c'est que la production de la ligne que j'aimais a cessé (une voiture adoucie comme une savonnette qui aurait trop séjourné dans l'eau), remplacée par une ligne beaucoup plus agressive qui ne m'intéresse pas. Il faudra donc chercher dans les voitures de collection... mais j'ai le temps.
Jeudi j'ai appris que le garage Idoux fermait: plus assez de clients sur place, à la Courneuve, trop grande fiabilité des Mazda (je le confirme), problème de place, de modernisation, de chèques impayés. J'y suis passée vendredi, j'ai vraiment cru que j'allais me mettre à pleurer, la nostalgie m'a saisie. Je regardais les rosiers et les volets clos, que restera-t-il de nous dans ce quartier, rien, et je n'y reviendrai sans doute jamais.
Mon garagiste va fermer.
Lorsque Ka a écrit un billet sur Mazda, j'ai failli en écrire un moi aussi. Mais Ka était célèbre, je ne le connaissais pas et mon blog existait depuis deux semaines, je n'ai pas osé.
Mon garagiste va fermer, je suis triste, vendredi j'ai cru que j'allais me mettre à pleurer entre un pneu et un bidon d'huile, avec l'indécence de ceux qui font étalage de leur émotion devant qui souffre plus qu'eux.
Ma première voiture, en 1989, fut une Mazda. A l'époque nous habitions Bordeaux. Mon beau-père — qui ne l'était pas encore — m'offrit cette voiture, ce qui me toucha beaucoup (Bon évidemment, c'était pour que je puisse entretenir son fils... Mais ne soyons pas mesquine. (Dans ma famille, le style était plutôt : "Ne lui offre rien, il va partir avec". (Ma mère me le dit un jour alors que j'offrais à H.... un peignoir.)))
J'ai adoré cette voiture. Elle était moche, la pauvre, couleur doré métallisé dévitalisé par le temps, elle avait alors dix ans. C'était une 323, mais les numéros resservent éternellement chez Mazda, cela ne donne aucune indication sur sa ligne générale: elle ressemblait à une Visa.
Elle avait un atout incomparable, c'était une propulsion, légère à la main, elle se conduisait avec deux doigts, une merveille. Elle craignait le froid, toussait beaucoup, mangeait de l'huile. Combien de fois ne me suis-je pas retrouvée le matin en escarpins et jupe serrée à examiner la jauge, à la grande réprobation des voisins, qui visiblement estimaient que ce n'était pas à moi de faire cela? Lorsque j'oubliais la clé à l'intérieur (cela m'arrivait régulièrement («Mais c'est pas vrai! Encore!»)), il suffisait de se procurer une paire de ciseaux pointus, d'introduire la lame la plus fine dans la serrure et de faire levier avec l'autre, doucement, en cherchant le déclic.
On nous l'a volée une première fois en 1990. Je rêvais la nuit qu'on la retrouvait dans un tel état que H. refusait que je voie la carcasse. On l'a retrouvée un mois plus tard, intacte, sur un parking.
En 1991, nous avons déménagé et nous nous sommes installés à Aubervilliers, carrefour des Quatre-chemins. Nous avons retrouvé l'arrière de la voiture enfoncé un matin. Accident de parking. Nous n'étions pas assurés tous risques. C'était grave pour nous, H. faisait son service militaire et j'étais au chômage; on tirait le diable par la queue. La voiture était garée devant le café en bas de chez nous, nous avons cuisiné le vieil Arabe qui le tenait, nous devions avoir l'air bien démunis et bien malheureux, il a dénoncé un de ses collègues de Pantin en nous faisant promettre de ne pas dire que c'était lui qui nous avait renseignés. Je me revois dans le café de ce collègue, à boire je-ne-sais-quoi, un constat dans mon sac, à me demander avec désespoir ce que j'allais faire s'il niait tout en bloc.
Il n'a rien nié, l'air honteux il a tout signé sans rien contester. C'est ainsi que nous avons découvert le garage Idoux à la Courneuve, concessionnaire Mazda et agréé par notre société d'assurances. L'expert a accepté de réparer notre voiture (ce n'était pas évident car elle avait tout de même douze ans, mais elle était "très propre", comme ils disent dans le métier (ce qui veut dire sans défaut de carosserie, car nos voitures ne sont pas lavées bien souvent...)), faisant de nous des clients fidèles et reconnaissants, et nous n'avons plus changé de garagiste, même lorsque nous avons déménagé à Villecresnes (94).
C'était un garage hors du temps, à l'extrémité de la ligne 7. A cent mètres du carrefour, on trouvait des ateliers coincés entre de petits pavillons de banlieue qui auraient fait bonne figure chez Gustave Lerouge ou Léo Malet. Il y avait au mur une photo que j'adorais, qui représentait le "vieil Idoux" et deux mécanos torse nu devant une traction avant. Nous n'amenions pas souvent la voiture chez eux puisque nous n'avions pas beaucoup d'argent, mais toujours elle en ressortait excellement réglée, consommant moitié moins d'essence pendant deux ou trois mois.
En 1993, lorsque nous avons voulu acheter une voiture, nous nous sommes naturellement adressés à ce garage. H. a été persuadé un temps que je l'avais laissé acheter ce qu'il souhaitait, avant que je ne lui avoue que je l'avais poussé à acheter ce que je voulais, c'est-à -dire une voiture à la ligne coupée en souvenir de la Fiat 124 que mon père possédait quand j'avais six ou sept ans (Fiat aux sièges baquets, au levier de vitesse en bois et au volant cerclé de cuir, avec le moteur à l'arrière).
Cette voiture aura bientôt 300 000 km. Maintenant qu'elle ne nous sert plus que pour de courts trajets, j'espère la garder encore dix ans. Pour l'anecdote, ajoutons que mon dernier fils y est né, ce qui fait que depuis qu'il a vu le film Tournage dans un jardin anglais, il rit beaucoup de savoir qu'à la question «Où es-tu né?» il peut répondre «Ici» n'importe où à condition d'être dans cette voiture.
En 1999, on nous a volé "la vieille". Cinq ou six autres voitures de valeur aussi faible ont été volées la même nuit dans la résidence. La police municipale nous a dit fortement soupçonner les manouches installés sur le territoire de la commune mais manquer de moyens pour aller faire une perquisition, c'était trop dangereux. Ce qui me fait le plus de peine, c'est de savoir que cette voiture qui fonctionnait encore a été au mieux dépecée, au pire incendiée. J'aurais préféré qu'elle soit volée par quelqu'un qui s'en serait servi. Ainsi, c'est juste stupide et méchant.
Cependant cette voiture nous rendit un dernier service: comme elle était assurée tous risques depuis plus de cinq ans (ridicule pour une voiture de cet âge, je sais. Mais je la prêtais beaucoup et je ne voulais pas que mes amis aient de problèmes), nous touchâmes une somme importante (13000 francs à l'époque) qui tombait à pic pour payer je ne sais plus quel facture ou acte notarié au moment où nous achetions la maison. L'âme de ma voiture survit dans un petit bout de la maison, me dis-je pour me consoler.
Il y a deux ans nous avons acheté une 626 d'occasion, voiture raisonnable des gens raisonnables que nous essayons de devenir. Je ne désespère pourtant pas d'obtenir un jour une MX-5 (la Miata). Le problème, c'est que la production de la ligne que j'aimais a cessé (une voiture adoucie comme une savonnette qui aurait trop séjourné dans l'eau), remplacée par une ligne beaucoup plus agressive qui ne m'intéresse pas. Il faudra donc chercher dans les voitures de collection... mais j'ai le temps.
Jeudi j'ai appris que le garage Idoux fermait: plus assez de clients sur place, à la Courneuve, trop grande fiabilité des Mazda (je le confirme), problème de place, de modernisation, de chèques impayés. J'y suis passée vendredi, j'ai vraiment cru que j'allais me mettre à pleurer, la nostalgie m'a saisie. Je regardais les rosiers et les volets clos, que restera-t-il de nous dans ce quartier, rien, et je n'y reviendrai sans doute jamais.