Je tape en voiture. C'est très pratique. Je suis installée au milieu à l'arrière et la clim me souffle sur les genoux, la sortie d'air est camouflée autant que possible par une casquette. Je suis en jean, j'ai découvert hier que les peaux collaient trop pour être trois en short côte à côte sur le siège arrière (jusqu'ici j'avais presque toujours conduit, préférant que ce soit H. qui prenne la responsabilité du pilotage: en cas de problème il proclame que la carte est fausse (ce qui peut être vrai), tandis que si je pilote je me plains de ne rien comprendre à la carte (et c'est sans doute que la carte est incompréhensible, mais il me reste toujours un doute).
Le problème de cette place arrière est qu'elle est légèrement surélevée, ce qui fait que j'ai le rétroviseur en face des yeux. Mais à part ça, ce n'est pas mal comme place.

Nous roulons depuis huit heures du matin vers l'ouest. Nous avons traversé (ou contourné, selon les interprétations: suivi la route) Concord, où se trouve le cimetière de Sleepy Hollow (Emerson, Thoreau, Alcott, Hawthorne sont enterrés là (les "transcendantalistes")). Le paysage change lentement, nous montons, nord des Appalaches.

Surprise en sortant de la voiture: nous avons regagné les degrés perdus à Boston et Gloucester, il fait aussi chaud qu'à New York, avec la même impression d'humidité.

Excellente visite de la maison d'Emily Dickinson, avec la même question du guide que celle que nous avons eu hier aux Sept pignons: «Qui connaît Emily Dickinson?» Nous sommes deux à lever la main (quel motif guide la visite des autres? Cela m'intrigue). La visite s'appuie sur des poèmes et des lettres d'Emily Dickinson, présentée comme le poète (en passe d'être reconnu) le plus important des Etats-Unis (pensée pour Whitman), dont la maison attire des visiteurs du monde entier (il est émouvant d'imaginer des gens du monde entier converger vers Amherst au nom d'Emily Dickinson, comme il est émouvant d'avoir vu des Argentins, des Australiens ou des Japonais trouver la route de Cerisy, guidés par un instinct mystérieux et sûr (je songe aux saumons remontant les cours d'eau, aux anguilles traversant l'Atlantique: quel instinct guide les intellectuels amoureux?))

Le père d'E. Dickinson avait promis à sa future épouse "un bonheur rationnel" (a rational happiness).

Et tandis que j'écris cela midi est passé, nous avons déjeuné et repris la voiture. Nous roulons vers Pittsfield. Nous continuons de gagner peu à peu en altitude, le bleu du ciel devient très pâle; parfois la route atteint un plateau — prairies et maisons, toujours en bois —, puis monte encore entre les arbres tandis que des montagnes se dessinent devant nous — des montagnes basses, impression de Vosges.

Emily avait un frère aîné et une sœur puînée. Enfant, elle habita une maison près du cimetière, et la guide de commenter: «Elle voyait au moins un enterrement par jour (death by the window), ce qui a sans doute impressionné sa nature sensible d'enfant».
Personne ne sait exactement pourquoi elle se mit à s'habiller en blanc, mais la guide remarque en riant que c'était une option plus hygiénique que le noir, car les taches se voient aussitôt. Dans le même temps elle ne sortit plus de la maison. Il faut dire que sa robe ressemblait plus ou moins à une chemise de nuit et était loin des jupons et corsets requis par l'habillement féminin en société. Elle intriguait ses voisins qui cancanaient, elles s'en moque dans ses lettres (mais je n'ai pas compris les lettres-poèmes; dès que la syntaxe se désarticule, je me perds à l'oral).

Nous ne possédons que les lettres envoyées par Emily Dickinson, car sur son lit de mort elle a demandé à ce que celles qu'elle avait reçues soient détruites. Concernant ses poèmes (sa famille et ses amis savaient qu'elle écrivait, ce n'était pas un passe-temps mais une occupation à plein temps, elle envoyait des poèmes, elle en offrait pour les anniversaires), sa sœur dut faire un choix, car E. Dickinson n'avait émis aucun souhait. Finalement les lettres furent rassemblées et les poèmes publiés, avec beaucoup de difficultés car il en existait de multiples versions.

Une salle est destinée à montrer la façon dont E. Dickinson travaillait au cours des mois, reprenant un poème, ajoutant une croix et une sorte de note de bas de page lorsqu'elle songeait à un autre mot possible: elle ne choisissait pas, ce qui a reporté sur les éditeurs la responsabilité d'établir la version "définitive" (''qui évidemment dans ses conditions n'existe pas. Il existe une édition annotée qui présente toutes les notes et versions possibles. C'est un livre de référence universitaire qui coûte une fortune (pense la guide qui nous en donne le prix que je n'ai pas compris)'').
Nous sont montrés aussi l'absence de titre des poèmes (les 1775 poèmes sont référencés par leur premier vers), l'usage des majuscules, des tirets, de la ponctuation en général, des fausses rimes (assonances).
Je suppose que la guide doit être doctorante. Je n'ose pas discuter. Il va être temps que je prenne de vrais cours de conversation en anglais (Echange: conversation sur Proust en français contre conversation en anglais sur Joyce, Pound ou Melville.)

L'association a plusieurs projets: reconstituer la bibliothèque d'Emily Dickinson dont elle possède l'inventaire en faisant appel à tous les bibliophiles qui trouveraient par hasard (ou pas) un de ses livres chez un bouquiniste ou une vente par lot (cela s'est déjà produit et elle en a déjà récupérés) et remonter la serre (E. Dickinson était une botaniste éclairée) dont elle possède les panneaux de verre d'origine et les plans.

Dîner après avoir dépassé Albany. Orage. Nous venons de perdre dix degrés, de trente à vingt. Nous suivons l'Hudson (prise de conscience que nous sommes exactement à la vertical de New York (ça y est, je me souviendrai de quel côté est la rivière: ouest de Manhattan): le Massachussets est l'État qui déborde à l'Est de la verticale de l'Hudson). Panneau: Utica 48 miles.





Le pare-brise de la voiture est propre: où sont les insectes?

J'achète des livres, les poèmes, les lettres (édités par Johnson, puisque ''Travers Coda'' indique que c'est lui qui a établi la première édition respectant l'utilisation des tirets), une biographie.

Il ne pleut plus. Ciel dégagé, soleil couchant.





Ensuite direction Arrowhead près de Pittsfield pour voir la maison de Melville (pour des photos d'Arrowhead (et autres sites littéraires et artistiques), voir ici). Je suis un peu déçue de ne pas y trouver la correspondance Melville-Hawthorne que j'attendais là après mon échec aux Seven Gables hier. La visite guidée commence dans vingt minutes, nous discutons avec l'homme au comptoir. La conservation de la maison dépend entièrement des visiteurs (elle reçoit parfois un legs) (à Déborah qui me dit que les tee-shirts sont chers, je réponds que c'est un moyen de soutenir l'association) et le caissier trouve la saison bonne pour l'instant: 64 visiteurs hier, un jour de semaine.

La visite m'apprend des détails que je saurais sans doute si j'avais lu la biographie traduite par Patrick (celle de Mumford) et je culpabilise un peu.
A l'horizon, au nord, le mont Greylock est presque invisible dans la brume de chaleur. Nous apprenons que le père de Melville était riche, que sa femme était hollandaise, et que Melville comme sa femme avaient des héros de la guerre d'Indépendance dans leurs ancêtres. L'un d'entre eux a participé à la Boston tea party.

Le père de Melville est mort ruiné, et Melville dut travailler à onze ans. Il fit plusieurs métiers, dont celui de garçon de ferme chez son oncle Thomas dans la région d'Arrowhead, ce qui explique que Melville songea à cette région quand il fut devenu célèbre et riche après la publication de Typee. (Sans doute paya-t-il la maison deux fois son prix tant il était anxieux d'acquérir Arrowhead, qui était alors une petite ferme en activité.)
Il n'y avait alors aucun arbre sur le terrain car le bois était vendu pour faire du charbon, et les pins que nous voyons, plus que centenaires, ont été plantés par Melville (une photo montre les pins plus petits que les hommes).

Melville arriva dans la ferme avec le manuscrit de Moby Dick qu'il déclarait alors terminé. Mais il y travailla encore un an et l'on pense que l'influence d'Hawthorne, qui habitait à quelques miles et qu'il rencontra au cours d'une promenade, l'amena à remanier profondément le manuscrit.
C'est sa femme qui se chargeait de mettre ses brouillons au propre, il y eut sans doute des erreurs de transcription que nous ne pouvons retrouver car il ne reste aucun manuscrit. Sans doute Melville les a-t-il détruits, car dès qu'il avait fini un livre il s'en désintéressait, laissant sa femme et sa sœur s'occuper de la relecture et de la publication. Les généticiens travaillent aujourd'hui à partir de l'édition américaine, considérée comme plus fiable que les éditions anglaises.

Les romans suivants furent des échecs et une dizaine d'années après, Melville dut revendre Arrowhead à son frère. Sa femme, sa sœur et un homme de loi (j'ai oublié son nom) furent des soutiens constants tandis que sa mère lui enjoignait de trouver "un vrai travail", ce qu'il fit pendant les dix-neuf dernières années de sa vie. Il mourut oublié et ce n'est qu'en 1923, après que sa dernière fille, Fanny, eut donné le manuscrit de ''Billy Budd'' à un critique, que son œuvre commença à être lentement réévaluée.

La maison ne comprend presque rien ayant appartenu à Melville; elle a été transformée après sa vente: puisque Melville était un écrivain raté, il n'y avait aucune raison de conserver quoi que ce soit en particulier.

Je découvre qu'il est possible de soutenir les baleines en payant pour une plaque d'immatriculation particulière. Le mont Greylock est à une demi-heure, mais à cette heure-là la route doit être fermée (??). Il est le point le plus haut du Massachussets.

Au moment de partir, un homme sur le parking nous voyant cartes déployées nous donne quelques indications:
— Vous voulez la route la plus rapide ou des lieux intéressants?
— La plus rapide, nous avons déjà fait beaucoup de détours, nous venons d'Amherst.
— Ah oui? Qu'avez-vous visité?
— La maison d'Emily Dickinson.
— Ma femme y travaille.
J'ai vraiment l'impression que tous ces gens sont des universitaires bénévoles.

Nous dînons dans un fast-food sur la route 90. En sortant j'aperçois une sorte de journal gratuit, HotelCoupons. Comme un ami nous avait prévenu que le couponing est pratiquement une monnaie parallèle aux Etats, je l'attrape en passant.
C'est ainsi que nous dormons dans un hôtel entre Utica et Rome, à Oriscany.

D'après Google Maps, nous sommes à trois heures et quart des chutes du Niagara. Tout le monde nous dit que c'est plus beau du côté canadien, mais je ne crois pas que nous puissions traverser la frontière avec la voiture de location. Pour une raison que j'ignore, l'étude de location de maxi-camping-car m'avait appris que les loueurs l'interdisaient formellement.

H. me dit qu'il ne montera pas dans les bateaux qui s'approchent des chutes: l'année dernière l'un d'entre eux c'est retrouver sous la chute et les passagers sont tous morts. De même, il y a trois semaines, un homme s'est assis sur la balustrade de sécurité et est tombé en arrière: mort. (Je précise que c'est H. qui veut voir les chutes.)
C'est un point qui contredit l'idée que l'on se fait des Américains qui seraient "tout sécuritaires": nous constatons plutôt l'inverse, vos actes sont de votre responsabilité, vous êtes prévenus de ce qui peut vous arriver, et ensuite, à vous de choisir votre comportement (par exemple, j'ai été surprise qu'on ne vérifie pas mon permis de conduire: mari et femme peuvent conduire, je suppose que si je conduis sans permis, c'est mon problème. De même, les piscines ne sont pas surveillées dans les hôtels, c'est écrit en gros, les consignes sont affichées, et ensuite, à dieu vat.