La cuillère
Par Alice, mercredi 25 octobre 2006 à 18:54 :: 2006
I unlocked the medecine chest in the second bathroom, and out fluttered a message advising me that the slit for discarded safety blades was too full for use. I opened the icebox, and it warned me with a bark that 'no national specialities with odors hard to rid of' should be placed therein. I pulled out the middle drawer of the desk in the study ? and discoverd a catalogue raisonné of its meager contents which included an assortment of ashtrays, a damask paperknife (described as 'one ancient dagger brought by Mrs Goldsworth's father from the Orient'), and an old but unused pocket diary optimistically maturing there until its calendric correspondencies came round again. Among various detailed notices affixed to a special board in the pantry, such as plumbing instructions, dissertations on electricity, discourses on cactuses and so forth, I found the diet of the black cat that came with the house :Peu avant sa mort, ma grand-mère commença à distribuer ses biens, à répartir ses meubles et ses objets entre ses enfants et ses petits-enfants.
Mon, Wed, Fri : Liver
Tue,Thu,Sat: Fish
Sun: Ground meat
(All it got from me was milk and sardines; it was a likeable little creature but after a while its movements began to grate on my nerves and I farmed it out to Mrs Finley, the cleaning woman.) But perhaps the funniest note concemed the manipulations of the window curtains which had to be drawn in different ways at different hours to prevent the sun from getting at the upholstery. A description of the position of the sun, daily and seasonal, was given for the several windows, and if I had heeded all this I would have been kept as busy as a participant in a regatta. A footnote, however, generously suggested that instead of manning the curtains, I might prefer to stift and reshift out of sun range the more precious pieces of furniture (two embroidered armchairs and a heavy 'royal console') but should do it carefully lest I scratch the wall moldings. I cannot, alas, reproduce the meticulous schedule of these transposals but seem to recall that I was supposed to castle the long way before going to bed and the short way first thing in the morning. My dear Shade roared with laughter when I led him on a tour of inspection and had him find some of those bunny eggs for himself.
Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des v.47-48
Ce fut Aureliano qui conçut la formule grâce à laquelle ils allaient se défendre pendant des mois contre les pertes de mémoire. Il la découvrit par hasard. Expert en insomnie puisqu'il avait été l'un des premiers atteints, il avait appris à la perfection l'art de l'orfèvrerie. Un jour en cherchant la petite enclume qui lui servait à laminer les métaux, il ne se souvint plus de son nom. Son père le lui dit : «C'est un tas.» Aureliano écrivit le nom sur un morceau de papier qu'il colla à la base de la petite enclume : tas. Ainsi fut-il sûr de ne pas l'oublier à l'avenir. Il ne lui vint pas à l'idée que ce fût là un premier symptôme d'amnésie, parce que l'objet en question avait un nom facile à oublier. Pourtant, quelques jours plus tard, il s'aperçut qu'il éprouvait de la difficulté à se rappeler presque tous les objets du laboratoire. Alors il nota sur chacun d'eux leur nom respectif, de sorte qu'il lui suffirait de lire l'inscription pour pouvoir les identifier. Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu'il avait oublié jusqu'aux événements les plus marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en pratique dans toute la maisonnée, et l'imposa plus tard à l'ensemble du village. Avec un badigeon trempé dans l'encre, il marqua chaque chose à son nom : table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole. Il se rendit dans l'enclos et marqua les animaux comme les plantes : vache, bouc, cochon, poule, manioc, malanga, bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l'oubli, il se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l'on reconnaîtrait chaque chose grâce à son inscription, mais où l'on ne se souviendrait plus de son usage. Il se fit alors plus explicite. L'écriteau qu'il suspendit au garrot de la vache fut un modèle de la manière dont les gens de Macondo entendaient lutter contre l'oubli : Voici la vache, il faut la traire tous les matins pour qu'elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec du café et obtenir du café au lait. Ainsi continuèrent-ils à vivre dans une réalité fuyante, momentanément retenue captive par les mots, mais qui ne manquerait pas de leur échapper sans retour dès qu'ils oublieraient le sens même de l'écriture.
Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, p.56 éd Points Seuil
Un jour, elle me tendit une cuillère à soupe, longue, pointue, profonde, lourde et noircie, ce qui me fait penser qu'elle doit être en argent, même si ce qu'elle me dit alors rend cette supposition improbable :
— C'est le plus vieil objet de la maison. Elle appartenait au père de pépé, il a fait la campagne de Russie avec.
Je ne me souviens plus : a-t-elle parlé du père de mon grand-père ("le père de pépé") ou du grand-père de mon grand-père? Et qu'est-ce que la campagne de Russie? Cela avait forcément un autre sens pour elle, polonaise née en 1913, que pour moi. Je n'ai pas osé lui poser la question, l'instant était trop émouvant et elle m'avait prise par surprise.
Je regarde la cuillère. J'aimerais qu'elle sache parler, qu'elle me dise où elle est allée, dans quelles conditions, ce qu'elle a connu avec mon arrière-grand-père ou mon arrière-arrière-grand-père.
Je me dis qu'il n'y a que moi qui sache ce qu'elle est. Si je me fais écraser demain, si le ciel me tombe sur la tête, personne ne saura ce qu'est cette cuillère (et moi, je le sais déjà si peu). Parfois je songe qu'il faudrait que je rédige une petite notice, que je l'attache à la cuillère. Mais alors il faudrait en attacher à tant de choses, à tant d'objets usés, abîmés, sans importance, conservés parce qu'ils ont une histoire qui représente un poids de souvenirs, mes souvenirs.
Et je songe "à quoi bon", que valent des souvenirs transmis ainsi, artificiellement, sans une inscription (une ré-inscription, une nouvelle inscription) dans les souvenirs de la ou les générations suivantes? A quoi bon transformer la maison en musée, puisque tout est destiné à disparaître dans l'oubli, et que si tout ne disparaissait pas ainsi, nous serions bientôt noyés dans les souvenirs des autres, sans rien qui nous appartienne en propre?
Et je reste inquiète, à me demander ce que deviendront tous ces objets aimés quand il n'y aura plus personne pour les aimer.