Billets qui ont 'Poe, Edgar Allan' comme nom propre.

De Baltimore à Philadelphie

Première réveillée, je tape sur mon blog le plus longtemps possible. Comme tout le monde se plaint d'être fatigués, je laisse dormir. De toute façon, de moins en moins de choses sont prévues pour la fin du voyage, deux visites à Poe à Baltimore et Philadelphie, et finalement une rencontre avec un vieil "ami" Facebook, de l'époque où Gunther intervenait beaucoup, je pense (aujourd'hui, je n'accepte plus beaucoup d'amis totalement inconnus). Il restera un Australien et Red Shuttleworth à rencontrer.

Hier soir, nous avons donc dépassés Baltimore d'une dizaine de miles. J'insiste pour faire demi-tour et aller sur la tombe de Poe.
La highway est mauvaise, les voitures en mauvais état, tout est miteux et pauvre. Les maisons sont basses, d'un seul étage, mitoyennes, à l'anglaise ou comme dans les corons. Pas de végétation. Nous passons dans un quartier grec (panneau indicateur à l'appui), approchons de la ville.

«This year thousands of men will die from stubbornness.» J'aime bien cette pub sur le bord de la route rencontrée pour la première fois en quittant les chutes du Niagara (c'est en fait le nom de la ville, Niagara Falls).

Parking. Galerie marchande. La première enseigne que nous voyons est un Cheesecake factory:
— Regarde, comme dans Big Bang Theory!
— Quoi? De quoi tu parles?
— Mais si, tu sais bien, c'est l'endroit où travaille Penny.

Et comme il est onze heures et demie, nous déjeunons dans un Cheesecake factory sur le port. En face de nous se trouvent des pédalos, dont de merveilleux pédalos en forme de dragons. Nous déjeunons (très bien) en décidant qui feraient du dragon (quatre places) et qui pédaleraient (deux des quatres places).





Hélas, tous nos plans minutieusement élaborés tomberont à l'eau (ou plutôt pas) car la passerelle d'accès nous sera fermée au nez: le bateau à moteur (celui qui justement aurait dû nous récupérer si nous tombions à l'eau) est en panne. Déception.

Dans notre dos, l'immeuble de The Examiner: — Ah tiens, c'est le journal de la fin du Diable s'habille en Prada.

Nous partons pour la tombe de Poe, guidé par l'iPhone.
— Le cimetière devrait être ici.
Je suis arrêtée à un feu rouge. Hôpital en diagonal à gauche, hauts immeubles massifs (nous sommes en plein centre ville), briques rouges à droite, briques rouges à gauche.
— Mais si regarde, c'est une église, le cimetière est autour!

C'est minuscule, en plein cœur de la ville, exactement l'inverse du cimetière découvert hier soir dans mes phares. Cette situation a elle seule valait le détour. La tombe se situe tout de suite à l'entrée, sorte de monument plutôt vilain. Poe la partage avec sa femme Virginia et sa tante qui l'avait accueilli quand il s'était fait renvoyé de West Point. Mais en avançant dans le minuscule cimetière envahi de lierre (très joli contre la brique rouge), nous découvrons tout au fond la première tombe de Poe, à côté de celle de son grand-père. Celle de l'entrée a sans doute été érigée quand Poe est devenu connu.

Etape suivante, la maison de Poe, ou plutôt celle de sa tante. Maintenant je veux la voir, je veux voir sa situation même si selon internet elle sera fermée (mais après tout, nous ne sommes pas "à l'abri d'un coup de chance"). Ce qui m'intrigue (ou plutôt ce qui me laisse présager de ce que nous allons voir) ce sont les dernières lignes du site donnant des indications de lieu: «Note: Use caution when parking in an urban environment. Common sense dictates that you lock your car and keep any valuables out of sight» (Soyez prudents quand vous vous garez en environnement urbain. Le bon sens recommande de fermer sa voiture et de ne pas laisser d'objets de valeur en vue): c'est évidemment toujours vrai, mais habituellement on ne l'écrit pas.

Effectivement, en s'éloignant de la tombe, nous quittons très vite les hauts buildings administratifs. Maisons basses mitoyennes comme elles sont de règle ici, quartier noir, pauvreté (mais pas de tags ou de vitres cassées, ce n'est ni sale ni délabré; c'est pelé sous la chaleur, personne ou presque dans la rue, pas de végétation sauf de l'herbe trop haute dans les arrières-cours, cela donne un sentiment de solitude, d'éloignement, comme si l'on avait glissé dans une autre réalité. A quoi tient une impression d'opulence? A quelques coup de pinceau, des rideaux aux fenêtres, un air pimpant dont je n'arrive pas à déterminer la cause.)

La maison est à un angle de rues, face à un terrain vague. C'était donc la maison de la tante de Poe, minuscule si l'on compte qu'au moins quatre personnes y vivaient (la tante, sa fille et sa mère, Poe). Personne dans les rues, des voisins bruyants se disputent dans une maison mitoyenne, porte ouverte (il fait très chaud). Briques rouges.
Fermée.

Nous partons pour Philadelphie.
Pour une fois nous arrivons tôt, nous prenons un motel à quatre heures de l'après-midi à Essington, près de l'aéroport. (Deux jours: nous n'aurons pas à faire et défaire les valises demain matin, cela repose). A. et O. préfèrent rester ici, nous partons faire un tour à Philadelphie avec Déborah.

Surprise, Love de Robert Indiana au détour d'un buisson, sur une place.
Nous errons, achetons une carte mémoire pour appareil photo dans un magasin indien dont un mur entier est tapissé de boîtes de bâtons d'encens et un autre de bouteilles d'essence de parfum (la mémoire de l'odeur me prend à la gorge); dans une vitrine des poudres de perlimpimpin pour bander plus longtemps (une corne de rhinocéros sur l'un des paquets qui ressemble à des paquets de tabac à priser).

Voiture. Avant de rentrer, j'émets le vœu de voir le boathouse row signalé par le guide vert (et soudain je comprends que "row" veut également dire "rang" ou "en file", tandis qu'à Mystic Port l'homme des barques avait utilisé "crew" («Oh, you crew»), c'est-à-dire "équipe": very appropriate). Le plan d'eau est magnifique, paisible, serein, des doubles glissent sur l'eau, la route le suit et semble quitter la ville très ville (je veux dire que nous ne sommes plus en milieu urbain, mais que d'un point de vue administratif, ce doit être encore Philadelphie).
Il est temps de faire demi-tour et de rentrer. Mais c'est moi qui guide et H. qui conduit, et cela sera notre perte: je ne suis jamais très inquiète, partant du principe qu'on finira bien par rentrer («We are lost, we are French!» ont appris à crier les enfants en chœur quand je conduis) tandis que H. aime la précision et rentrer directement en suivant les instructions de l'iPhone.
Les gens conduisent vite, plus vite qu'on ne l'a jamais constaté en ville; je n'ai qu'une crainte, c'est de prendre une route qui nous fasse traverser le Delaware sur le Whitman Bridge. Je ne comprends pas ce qu'indique l'iPhone, je donne une indication un quart de seconde trop tard, nous nous retrouvons à rouler vers le nord, de l'autre côté du plan d'eau. C'est très beau, mais étroit, eau d'un côté, roche de l'autre, impossible de faire demi-tour.

Demi-tour malgré tout au niveau du zoo. Errance, visiblement les routes que nous voulons atteindre sont en tunnel dont nous ne trouvons pas les entrées. Nous finissons par croiser un panneau indiquant l'aéroport (ce n'est pas si facile, il n'y a qu'une seule route, puisqu'il faut réussir à monter sur un pont, un autre pont que le Whitman (d'où ma crainte de me tromper). Tant qu'on ne monte pas sur ce pont, l'aéroport est hors de portée). Nous rentrons, il fait nuit.

Il y a un Denny's à côté du motel. Nous nous réjouissions de pouvoir tester les repas après les petits déjeuners.
Grave erreur (ne jamais vendre la peau de l'ours): trois quart d'heure d'attente (ce fut si long que j'étais résolue à aller voir en cuisine et à m'en aller si je découvrais qu'aucun plat n'était en préparation contrairement aux promesses répétées de la serveuse. J'étais en train d'y aller quand les plats sont arrivés) et une nourriture détestable (pour ma part un goût atroce d'huile trop utilisée).
Nous partons dormir, laissant H. faire la peau de l'assistant gérant.

Richmond

Musée de la Confédération

H. est gêné par le caractère partisan de ce musée qui est une ode à la gloire de l'armée conférée, je suis émue par le soin quasi-religieux avec lequel nous sont présentés l'uniforme de Lee, son lit de camp, des objets ayant appartenu aux différents généraux (j'ai oublié tous les noms), le sabot d'un cheval blanc légendaire pour les faits accomplis (mais lesquels? J'ai oublié aussi): reliques amoureusement conservées, nostalgie, robes des dames, vêtements de veuvage, famine, incendie… Comment ne pas penser à Autant en emporte le vent?

Le soir Chip nous dira sa fierté d'homme du sud, «Je ne peux que condamner l'esclavage, et je ne peux pas regretter cela, mais je regrette ces hommes, leur élégance morale, leurs façons de vivre…»
Nouveaux riches contre aristocratie de vieille lignée, nord contre sud, bourgeoisie contre noblesse, le capitaine de Borodino contre Saint Loup.



Musée Edgar Poe

Le plus grand musée Poe, annonce fièrement le tract. Si c'est réellement le cas, c'est effrayant: une petite pièce plus des objets. Il faut dire que Poe bougeait beaucoup, plus encore que Joyce: neuf lieux d'habitation en treize ans de présence à Richmond.
J'apprends que Poe s'était enrôlé comme soldat, et qu'il avait acquis en deux ans le grade de sergent-major, grade le plus haut qu'un engagé pouvait atteindre, généralement en dix-sept ans. Devant ce succès, Poe s'inscrit à West Point, mais n'ayant pas les moyens financiers d'y rester, il s'en fit renvoyer.
Je ne savais pas qu'il avait cette fibre militaire.

Il épousa sa femme quand elle avait treize ans, elle mourut à vingt-quatre (sa mère et son frère sont morts à cet âge), il mourut deux ans après, en 1849 (né en 1809: je me souviens que Poe est l'un des exemples donnés par Humbert Humbert, avec celui de Byron. Et puis bien sûr Annabelle Lee).

Poe n'a pas habité là mais dans la mesure du possible les meubles présentés l'ont connu. Tout est rassemblé là aussi avec un soin infini, l'histoire des objets nous est racontée (ainsi nous voyons sa canne parce que Poe l'a laissée chez un ami quelques jours avant sa mort, emportant par erreur celle de l'ami qui la conserva à titre de souvenir après la mort de Poe. D'héritage en héritage, elle parvint à un descendant qui en fit don au musée ou à la fondation). (Malheureusement les photos sont interdites à l'intérieur (parce que le musée ne possède pas tous les copyright, nous explique-t-on) et il n'y a pas de carte postale disponible pour compenser cette interdiction (ce qui est pour moi incompréhensible: à quoi bon interdire les photos si ce n'est dans le but d'en retirer quelque argent?)

On nous informe que le mur du jardin contient des briques du bâtiment qui abritait le journal où travailla Poe, que les tessons de verre en haut du mur reproduisent un dispositif décrit dans William Wilson… (Photos ici) Là encore, une disposition de l'ordre du sentiment religieux est à l'œuvre. Au total, c'est un minuscule musée à visiter pour le soin infini que l'on sent mis à toute chose, mais aussi parce qu'il donne le sentiment que la vie de Poe était moins lugubre qu'on tend à se l'imaginer (il faut se souvenir que Poe est l'inventeur de la mise en scène de sa propre vie à des fins de promotion littéraire), entre sa femme vive et gaie, ses collègues journalistes, ses années militaires.



Soirée

Le soir repas de fête avec Ruth, Lucy et leurs maris. Chip m'impressionne par son calme et sa gentillesse. Nous rions beaucoup et racontons beaucoup d'anecdotes. Dans les années 90, nous avions hébergé Ruth et Chip chez ma sœur à Paris et ils ont conservé un souvenir émerveillé de... un yaourt au citron laissé dans le frigo par ma sœur!
Jeux de mots, prononciation, souvent lorsque se présente un problème je tends à ma précipiter sur mon ordinateur. Je suis tout de même très accro.

Quand j'avais quitté Ruth en juillet 1984, elle avait pour projet d'apprendre le russe, parce que, m'avait-elle dit, elle voulait utiliser un autre alphabet que le nôtre. (Elle mettait ce désir sur le compte d'être née au Japon).
Elle l'a fait, et visiblement a passé plusieurs semaines en URSS (à l'époque) pour parfaire son russe.

Elle nous raconte un souvenir extraordinaire: elle était à Moscou lors du coup d'Etat contre Eltsine en août 1991. Les rues étaient bordées de chars, son avion partait le jour même, elle a pris un taxi avec ses amies, elle pensait «nous n'y arriverons pas, nous allons rester ici», le taxi roulait, tout était silencieux, les chars bordaient la route, ils sont arrivés à l'aéroport.
— Bien sûr, nous n'avions pas le droit de prendre les chars en photo. J'ai fait semblant de pendre une amie et Natalia en photo, je leur faisais signe de la main de se serrer, en fait je cadrais le char derrière elle.

Et je pensais qu'elle était follement téméraire, que c'était un coup à finir dans les geôles soviétiques.

Au féminin

Complément suite à un commentaire reçu par mail.

Il y a une auditrice, aussi. Jeune, intelligente. Blonde, forte poitrine. Je me dis que ce ne doit pas être facile tous les jours (de faire comprendre qu'on est pas une potiche). Elle n'a pas l'air d'en souffrir. Peut-être que je date.
Elle mâche du chewin-gum (très discrètement).
Elle s'appelle Annabelle, je complète "Annabelle Lee" sans même y songer, et ma pensée dérive vers Poe et Lolita. Je me demande si elle connaît. Je ne sais pas si j'oserai lui poser la question à la fin de sa mission.

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