Billets qui ont 'grand-mère maternelle' comme nom propre.

Les canapés

Vous traversez l'espace des salons et tu penses à tout ce qu'il t'a raconté: le canapé, c'est la mort de l'homme, etc. Et combien tu as été prise au dépourvu lorsqu'il t'a démontré comment tu passerais de ton petit convertible utilitaire et étudiant à un vaste salon de cuir, parce que afficher sa réussite est inévitable.

Thierry Beinstingel, Ils désertent, p.113
J'ai ri, parce que nous avons un canapé en cuir. Mais il n'est pas le signe de notre réussite, plutôt de celle de mes parents: nous l'avons récupéré quand ils voulaient en changer au bout de dix ans (il en a vingt aujourd'hui).

Cette évocation de convertible m'a rappelé une autre histoire: la réaction de ma grand-mère devant le choix de notre premier canapé. Elle nous avait donné de l'argent pour cet achat lors de notre emménagement à Paris, et pensant lui faire plaisir, je lui avais conscienceusement envoyé une photo du canapé que nous avions choisi: un Togo vert vif.
Lors de notre visite suivante, elle me demanda:
— Alors ton canapé, il est comment?
— Mais tu le sais, je t'ai envoyé une photo!
Elle a marmonné à sa façon: —Ah bon…
Et j'ai compris qu'elle avait espéré avoir rêvé, que je lui répondrais que je m'étais trompée de photo ou que nous avions changé d'avis, qu'elle ne pouvait admettre qu'il soit vert, et qu'il ne soit pas convertible "parce que c'est pratique".

Peut-être que nous "afficherons notre réussite" avec notre prochain canapé. Le cuir de l'actuel commence à partir en miettes sur les accoudoirs (quand je regarde notre intérieur de bric et de broc, je me dis qu'il ne fait pas du tout "adulte (qui affiche sa réussite)", tout est posé là en fonction de ce qui compte (les livres et l'ordinateur, le bois pour la cheminée), et le reste part à l'abandon, les murs gris comme si nous fumions trois paquets par jour et la peinture qui craquelle et les fils d'araignées (que j'aime bien, en fait: tout fil me rappelle "les fils de la Vierge" de la première page des Lettres de mon moulin (mais je les enlève quand même)).
Je ne suis pas pressée d'en changer, de toute façon je ne m'assois jamais dedans.

Est-ce l'effet d'une phrase de mon autre grand-mère?
Mes grands-parents avaient changé leur canapé et ses fauteuils inusés par un autre canapé de velours à grosses fleurs avec une paire de fauteuils. Une fois les meubles livrés, j'ai demandé à ma grand-mère du fond d'un fauteuil:
— Tu ne les essaies pas? Ils sont très confortables.
— Oh non, je ne m'assois jamais.

Avec un choc, j'ai réalisé alors (j'avais moins de vingt ans) que je n'avais jamais vu ma grand-mère assise ailleurs que sur une chaise dans la cuisine pour le tilleul vespéral. Sinon, elle était debout.
J'y ai souvent pensé au moment de la mort de notre chatte. Je ne m'asseyais jamais parce que je ne voulais pas qu'elle s'installât sur mes genoux parce que je savais que dans quelques minutes je me relèverais (les enfants) et que cela me ferait de la peine de la déloger, ou que je n'en aurais pas le courage et que je resterais assise entraînant un retard dans toutes les tâches à accomplir.
Mais ces tâches étaient-elles si importantes? (Ce n'est pas rhétorique, je n'en sais vraiment plus rien.) Ma chatte est morte et cela faisait des mois que je ne l'avais pas prise sur les genoux.

Mon fils me surprend

O. s'est acheté un chapeau blanc aux Etats-Unis. Il le porte et ils se voient, lui et son chapeau, puisqu'il mesure 1,85m à 14 ans.

Lui qui était très soucieux du regard des autres, attentif à s'habiller comme les autres, à se fondre dans la masse, à ne pas se différencier (ne pas avoir la télé et être en CHAM, ça suffit comme bizzareries) m'a expliqué il y a peu de temps que depuis qu'il a son chapeau, ça lui est devenu égal. Quand on le regarde, il se dit que c'est à cause de son chapeau et il le supporte sans broncher.

Mardi, il avait oublié son chapeau.

Mercredi, quai du RER:
— Et ton chapeau, tu l'as oublié?
— Mais non, mais il est blanc, tu comprends…
— ??? Euh...
— Mais si, à cause de mémé…

Bref, j'ai compris qu'il portait le deuil.

Ma grand-mère maternelle

Je crois que Six feet under m'a appris à faire les oraisons funèbres. J'ai l'impression un peu perturbante que désormais je vais être chargée de celles de la famille.

Je ne me sens pas le goût d'écrire ici celle que j'ai prononcée aujourd'hui, parce que je l'ai prononcée, justement (ce qui est dit se dissout). Un jour peut-être.

Une page se tourne.

Visite à ma grand-mère

— Nous n'avons plus de congélateur. Quand nous avons voulu changer le vieux, la vendeuse nous a prévenues qu'avec le nouveau gaz utilisé, il fallait que la température de la pièce où se trouvait le congélateur soit supérieure à dix degrés. Nous, dans la laiterie, il gèle parfois, l'hiver.
— Elle nous a suggéré d'installer un radiateur dans la pièce…
— …pour tenir chaud au congélateur.




L'état de ma grand-mère s'est profondément dégradé en six mois. Elle ne tient plus sur ses jambes mais l'oublie et se lève; elle tombe et se blesse, mes tantes l'attachent dès qu'elles doivent s'éloigner (pour aller chercher le courrier par exemple). Elle ne comprend plus ce qu'on lui dit, ce qui n'est pas nouveau (il y a longemps qu'elle est sourde), mais on ne comprend plus ce qu'elle dit, ce qui est tout à fait neuf et très étonnant quand on a en mémoire sa forte personnalité. Mes tantes sont épuisées.

Le fils de Léa

Du côté de ma grand-mère maternelle, les femmes paraissent indestructibles. Presque centenaire, mon arrière-grand-mère, dont j'ai un souvenir vague, est réputée avoir encore braconné sur les terres du château de M*** la veille de sa mort.

Ma grand-mère a quatre-vingt-treize ans. Elle s'ennuie, elle se plaint, elle supporte mal l'inactivité à laquelle la contraignent ses forces déclinantes et ses filles liguées "pour qu'il ne lui arrive rien". (Mais si l'on s'insurge devant cette tyrannie, ma tante Jacqueline répond: «Et s'il lui arrive quelque chose, qui s'en occupera?» Alors lâchement, nous nous taisons.)
Ma grand-mère s'ennuie, elle devient sourde, elle aimerait que cela s'arrête, c'est long, elle s'ennuie.
Ma grand-mère va bien, aussi bien que je nous souhaite à tous d'aller à cet âge, et même aujourd'hui.

Sa sœur Léa va un peu moins bien. Elle a fêté ses quatre-vingt-dix-neuf ans fin juillet. Elle peine à marcher, elle est en maison de retraite où elle décida un beau jour de se retirer, sans raison précise. A l'époque elle était parfaitement autonome.
Mais si ses jambes la trahissent, elle a gardé sa tête et son entêtement. Ma tante Jacqueline soupire: «On va aller lui souhaiter son anniversaire, elle va encore nous dire des méchancetés sur tout le monde. D'ailleurs les autres se plaignent, il y a une femme qui ma dit que Léa voulait tout le temps jouer à la belote, et qu'une fois en place, elle refusait de laisser jouer les autres, qu'elle ne voulait pas tourner.»
Ça me fait rire, ça ne me paraît pas bien méchant et plutôt drôle.
D'un autre côté je ne vis pas avec elle.

Mon premier souvenir net de Léa remonte à 1996, je l'avais vue aux quatre-vingts ans de ma grand-mère. Elle était veuve depuis de longues années. Elle parlait tout le temps du «gosse», ce qui m'avait paru étrange. Renseignement pris (discrètement dans la famille), il s'agissait de son fils, un bon à rien (sic), qui après avoir coulé son épicerie (sic), vivait chez sa mère.
«Mais il a quel âge?»
Le gosse avait soixante ans.

La semaine dernière un mail m'attendait. «Le gosse» s'était suicidé.



(Et je relis ses lignes en me demandant si je fais du sensationalisme. Sur le coup j'étais très en colère contre ce cousin: quel imbécile, qu'allions-nous dire à sa mère? (Crise cardiaque, a décidé le psychologue de la maison de retraite.)
Maintenant, je me dis que qu'il a sans doute passé une vie entière à se faire traiter de bon à rien. Que s'est-il passé pour qu'il décide que cela devait cesser? Est-ce que je m'écris un roman?)

Repas de famille

Ma grand-mère (à ma tante) : — J'ai comme tout mal au dos avec le matelas que tu m'as donné.
Ma tante :— Que tu as récupéré sur le trottoir, oui. Moi, j'étais en train de le jeter.
Ma grand-mère, se tournant vers nous pour nous expliquer :— Mais il était comme tout propre, c'était dommage de le jeter. Alors je l'ai pris et je l'ai ajouté sur mon lit.
H., incrédule, moralisant et cachant son envie de rire : — C'est important de bien dormir. A quatre-vingt-dix ans, vous avez peut-être gagné le droit à un matelas neuf !
Ma tante : — Mais elle en a un! Elle l'a mis ici (dit-elle en désignant un lit déguisé en canapé dans le salon).
Moi, ayant peur de comprendre : — Tu dors sur un matelas destiné à la poubelle et tu as mis le neuf dans le salon où personne ne dort ?

Etc.

Les 90 ans de ma grand-mère

J'ai désormais deux bagues anciennes :
- l'une est la bague que mon grand-père paternel offrit à ma grand-mère pour leurs 50 ans de mariage. Ma grand-mère avait laissé cette bague à ma mère en lui demandant de me la remettre après sa mort.
- l'autre est la bague de fiançailles de ma grand-mère maternelle ; elle me l'a donnée hier.

Lorsque je tends les mains, je vois deux destins; l'émotion m'étrangle.
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