Billets qui ont 'mon grand-père' comme nom propre.

Souvenirs géographiques

Week-end chez mes parents en présence de ma tante maternelle qui cherche la tombe d'un de ses oncles tué en Albanie durant la première guerre mondiale (relique familiale: le portefeuille troué de la balle mortelle). Le lieu présumé de sa mort, Voskopojë, semble de toute beauté (toujours cet étonnement qu'un lieu mythique ne soit finalement que terrestre. Je me souviens de ma surprise et de ma déception, enfant, que franchissant une frontière, ce soit exactement pareil de l'autre côté: dès lors, à quoi bon?)

Je parle de "ma" cuillère. D'après ma mère, elle aurait plutôt appartenu au grand-père de mon grand-père (né en 1911 : la cuillère aurait connu la guerre russo-polonaise de 1831? un arrière-arrière-grand-père né à peu près en 1810? Cela me paraît un peu court: l'arrière-grand-père de mon grand-père?)

Au passage je note ici le nom du village de mes grands-parents paternels: Ozegow (ainsi je ne l'oublierai plus, ou plutôt je saurai où le retrouver). Ce doit être particulièrement sans intérêt: rien sur Flickr.

Dernier lieu: le lac de Constance. Le père de mon grand-père maternel y était cantonné pendant la guerre de 1870 (ça alors! je ne me souvenais absolument pas que cette guerre avait connu des batailles hors du territoire français) et en a ramené deux pipes bavaroises au tuyau en porcelaine.

(On en concluera que les guerres étaient l'occasion de sortir de chez soi.)

Pologne

Vu le film de Wajda sur Walesa. Portrait qui ne cherche pas à le flatter, et qui sera à compléter du livre de sa femme, Rêves et secrets. J'entends le "Lekou" diminutif de Lech qui me rappelle le Stachkou, diminutif de Stanislas, que j'ai si souvent entendu crier à travers la cour.

Je sais si peu de choses sur la Pologne. La première fois que j'en ai vu les paysages, c'est dans Shoah, le film de Lanzmann. Ce film a été terrible pour d'autres raisons: certains visages polonais étaient exactement ceux de mon grand-père. Ce que je regardais, c'était un album de famille, et l'état des routes, les chevaux, me rappelaient ce qu'on nous racontait sur la ferme dans les années 50.

Puis Rudnicki, Les fenêtres d'or.

— Mais mémé n'aime pas les juifs !
— Oui, tu ne le savais pas ?

Kieslowsky, Tu ne seras pas luxurieux, et la phrase (lors d'un interview, pas dans ce film): «je pensais ne faire des documentaires qui ne pouvaient intéresser que les Polonais, et puis je me suis rendu compte qu'on était triste ou qu'on avait mal aux dents de la même façon partout dans le monde.»

Puis Wajda, l'un des plus beaux films que j'ai vus, Kanal, un film en noir et blanc dans les égoûts, un film où le noir devient lumière.
Et à la fin les touristes. Auschwitz, encore et toujours, mais cette fois-ci, à l'époque contemporaine.

Conrad. Souvenirs me ramène au silence de mon grand-père et à l'humour de la branche paternelle. L'introduction de Souvenirs, les guerres russo-polonaises, et cette cuillère que ma grand-mère m'a donnée en me disant que c'était le plus vieil objet de la maison, qu'elle appartenait au père ou au grand-père de mon grand-père qui l'avait avec lui quand «il avait fait la guerre contre les Russes». Mais quelle guerre? Il y en a eu tant. (Trop tard, je ne saurai jamais.)

Puis l'année dernière Szczygiel, Voyage en Pologne de Döblin et cette année Kapuscinski.

Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. A son accession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie.

Ryszard Kapuscinski, Le Shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010.
Est-ce savoir quelque chose de la Pologne? Sans doute pas. Mais je ne sais rien d'autre.

Manger du cheval

C'est toujours mieux que de manger de la vache enragée. Unanimement autour de moi personne ne comprend tous ce foin. Tant que la viande n'est pas avariée...

Je songe à ce passage de Souvenirs où l'oncle de Joseph Conrad raconte qu'il a mangé du chien, ce qui me faisait penser à mon grand-père (polonais) qui s'enorgeuillissait d'être capable de reconnaître dans tous les cas de la viande de cheval — pour refuser de la manger.


''Pourquoi les chevaux se sont-ils cachés chez Findus?
— Because they can't find us'' (répondent les chevaux).

Anniversaire

Mon grand-père aurait eu cent ans aujourd'hui. Je vais me coucher.

Stachkou

Mon grand-père s'appelait Stanislas.

Quelle surprise de découvrir son surnom soudain transcrit, et son orthographe: «la femme de ce satanique Stanislas Przybyszewki, "Staczu"» (Demeures de l'esprit - Danemark Norvège, p.190).

«Stachhhkou!», c'était le cri de ma grand-mère à l'heure des repas, retentissant dans la cour de la ferme appelant mon grand-père en train de scier, découper, souder, dans son atelier, odeurs de fer chaud et de graisse de tracteur, étincelles jaillissantes, mon grand-père tenant devant lui son antique masque de soudeur (nous ne devions pas regarder, mais comment ne pas regarder des étincelles jaillissantes? feu d'artifice à portée de main).

(Et lorsque je pense à ce cri, je pense aussi à «Les enfants, où sont les enfants?», trouvé chez Colette, qui traduit si bien l'inquiétude perpétuelle que nous tombions dans le puits.)

Evocation

Chaque fois que je me souviens des Souvenirs de Conrad, il me semble revoir mon grand-père. L'humour anglais ajouté au mutisme polonais, cela devait être quelque chose. (L'idée a quelque chose d'irreprésentable).

Pour Chondre

Mon grand-père est mort en 1997 d'un cancer de la vessie. Ce fut long et douloureux, physiquement mais aussi moralement. Il n'acceptait pas la déchéance de l'hôpital (des choses toutes simples, comme d'être nu dans une chemise d'hôpital devant les infirmières), et des années plus tard, mon oncle pleurait encore de remords en évoquant pépé le suppliant de le ramener chez lui pour mourir: «Pourquoi je ne l'ai pas fait? Je ne savais pas qu'il restait si peu de temps».
Mon grand père était shooté à la morphine, mon père disait en souriant : «Je ne sais pas ce qu'ils lui donnent, mais je ne l'ai jamais vu aussi bavard.»

Mon grand-père est donc mort. L'année précédente, il avait fêté ses soixante ans de mariage.
L'une des phrases dont je me souviendrai toute ma vie est une réflexion de ma grand-mère: «Il était malade depuis longtemps, quatre ou cinq ans. Parfois quand j'allais le chercher pour déjeuner [nous sommes à la ferme], je le trouvais plié de douleur, assis sur un seau. Nous n'avons rien dit parce qu'on voulait qu'on nous laisse tranquilles.»

Cette dernière phrase me fend le cœur. Elle vise ma mère, qui ne vit heureuse que dans le malheur, s'agitant alors avec beaucoup d'efficacité (reconnaissons-le: on ne peut la prendre en défaut pour tout ce qui concerne l'organisation matérielle) pour tout organiser à son idée, et pour faire la morale.1 (A sa décharge, il faut savoir que maman est la femme au caractère le plus faible de la famille: elle ne peut prendre sa revanche que lorsque tou(te)s les autres sont affaibli(e)s par la maladie. (Et encore. Elle n'a jamais eu le dessus avec ma grand-mère, sa belle-mère.))

Pour ma part, j'ai fait promettre à H., s'il m'arrivait quoi que ce soit, de la banale appendicite à la maladie la plus grave, de ne pas prévenir mes parents, pour n'avoir pas à supporter ma mère.

Ceci dans une sorte de contrepoint au billet de Chondre, dont je partage l'éclat de rire (je le comprends tout à fait), sans savoir cependant ce que je déciderais ensuite (sans doute d'aller voir le malade, malgré tout, moins par compassion que pour n'avoir rien à me reprocher).



Note
1 : Elle est du genre à être déçue si un grand fumeur ne souffre pas (à en mourir) d'un cancer du fumeur. Un beau caractère proustien, en somme, à la Françoise.

L'alliance

Elle est née le 18 octobre 1913, quelque part en Pologne.
Elle est morte fin juillet 2001, à Vierzon. Les dates de mort m'échappent toujours.
Elle s'est mariée en février 1936, le 8, il me semble. Elle est arrivée en France peu après, seule. Elle venait travailler, gagner de l'argent, avant de repartir en Pologne habiter la maison que pépé avait commencé à construire (il parlait très peu, mais un jour il m'a expliqué qu'il avait commencé à fabriquer les briques pour cette maison avant de devoir partir. Ça m'avait beaucoup impressionnée: fabriquer les briques avant de fabriquer la maison… J'aimais l'idée de faire cuire les briques comme on fait cuire le pain.)
Il l'a rejointe en France, je ne sais pas pourquoi.
La guerre a éclaté, les blocs se sont figés, ils sont restés en France.
Un soir dans la cuisine, alors que nous buvions le tilleul destiné à améliorer leur condition cardiaque, ma grand-mère a découvert que mon grand-père n'avait pas porté son alliance durant la période où ils avaient été séparés, elle en France, lui en Pologne, cinquante ans plus tôt.
Elle lui a fait une scène.

La comtoise

Une fois à la retraite, mon grand-père répara la comtoise du salon. Il était le seul à avoir droit de la remonter, le seul d'ailleurs à savoir où était la clé.
Quand mon grand-père est mort, il n'y a eu plus personne pour remonter la comtoise. Ma grand-mère était sourde, elle ne s'en rendait pas compte, cela ne lui manquait pas. Quant à moi, le silence du salon me frappait chaque fois au cœur.
Je n'ai jamais osé demander où était la clé pour remonter la pendule. La mort de mon grand-père fut le silence des horloges.
Quand ma grand-mère est morte, mon oncle, de par son droit d'aînesse, emporta la comtoise. Avec la petite somme d'argent tirée de l'héritage que mon père me donna, j'ai acheté une comtoise.
Je ne supporte pas qu'elle s'arrête.
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