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Il y a dix ans

J'ai rencontré Guillaume sur le site de la SLRC, à l'automne 2002. Il y a dix ans, nous discutions faux ami et façon de traduire "versatile" quand j'eus l'idée de faire une recherche sur Google.

Il y a dix ans, jour pour jour, je suis tombée sur Matoo et dans le monde merveilleux des blogs, non que les blogs soient merveilleux, mais à l'époque il n'y avait qu'eux, nous avions dix ans de moins, c'était sans fond, il devenait possible de regarder dans l'âme des autres et d'y trouver de la consolation.

C'est à ce moment-là que j'ai pris le nom d'Alice pour intervenir chez Matoo (au départ je n'étais donc qu'une commentatrice, je n'ai jamais eu vocation à être autre chose que commentatrice, mes blogs doivent leur existence au fait que la SLRC m'a découragée): en 2004 l'affaire Camus était proche, je commentais beaucoup sur la SLRC, je craignais de mettre Matoo dans l'embarras si quelqu'un s'apercevait de mes mauvaises fréquentations.

La gare de Vigneux

J'ai un souvenir de la gare de Vigneux, celui de ma dernière cuite (en date), ma deuxième, donc, la première datant de 1989 — je venais de trouver du travail, c'était un soir de chili con carne et de tequila rapido, août ou septembre 1989 à Talence.

Décembre 2004, sans doute le 6, la saint Nicolas. J'avais dîné avec R., peut-être à la Coupole ou à l'une des brasseries proches. Nous avions bu une bouteille, il pleurait un ami qui s'était suicidé en septembre, et moi une amie morte en novembre.
Je me souviens avoir refusé un dessert mais demandé une autre bouteille de vin.
Et je me souviens l'avoir bue pratiquement seule et très vite, trop vite, le temps qu'il mange son dessert.

Sans doute m'a-t-il raccompagnée en taxi à la gare de Lyon, je ne m'en souviens pas mais c'était le genre de choses qu'il faisait.

J'étais ivre morte. Bizarrement je ne me souviens de rien et j'ai des souvenirs très précis par flash. Je sais que je suis tombée de tout mon long, parce que je me souviens du ciment froid contre ma joue, mais cette image, je ne l'ai reconstituée que le lendemain en tâtant des zones douloureuses — pommette, genou,… — et la sensation du ciment froid sur ma joue.

Je suis montée dans le train, je me suis endormie, mon téléphone a sonné, H. s'inquiétait, il était aux alentours de minuit. Je l'ai rassuré, j'arrivais (à l'époque nous n'avions qu'une seule voiture, il devait venir me chercher à la gare). Je me suis rendormie, réveillée quand le train s'arrêtait — à Vigneux.
Je m'étais trompée de train.

Je suis descendue du train, j'ai appelé H., très ennuyée. Et je l'ai attendu. J'avais un grand manteau bleu ciel, tricoté main, j'étais assise sur les marches, je pleurais comme un veau: «elle est moooorrrte». Il faisait très froid, un jeune grand noir tout désemparé tentait de me consoler: «faut pas pleurer, Madame». «—Qu'est-ce que tu fais là? Tu ne rentres pas chez toi? —Je dors dans la rue, Madame, mais faut pas pleurer». Et je le regardais sans rien dire, il ajoutait encore à ma désolation, avec sa gentillesse et la perspective qu'il passe la nuit dehors par ce froid.

H. est arrivé, nous sommes partis, à un feu rouge j'ai ouvert la portière et j'ai vomi la bouteille de vin.
Nous sommes rentrés, H. ne me fit pas un seul reproche et n'en reparla jamais.

Anniversaire

Il y a deux ans, j'assistais à l'enterrement de Jacqueline.
C'était une amie d'enfance, lorsque nous avions treize ans, elle était ma coéquipière en double scull. C'est sans doute la personne qui m'a le mieux connue dans tout ce que peut avoir d'effroyable ma hargne et ma mauvaise humeur. Je me souviens de son sourire, de ses phrases, de son égalité d'humeur, d'un extraordinaire coup de soleil après une régate dans le golfe du Morbihan, de ses cigarettes, de ses yeux lointains, de la voix de Jérôme au téléphone "elle m'a quitté", de son fils mal élevé, de son frère incontrôlable, de son amour pour Juan Rulfo et Pedro Paramo, bien avant qu'il ne soit réédité (c'est ainsi que je le connais). Elle était tailleur de pierres.

J'ai appris sa mort un matin, juste avant de partir travailler. Le téléphone a sonné, H. a décroché, parlé, raccroché. Il est venu me voir :
— Jacqueline est morte.
Je l'ai regardé sans comprendre :
— Impossible, je suis en train de lui écrire.

Je me suis souvent demandée ce que j'avais voulu dire. Rien d'autre que "je suis en train de lui écrire", je suppose. J'avais commencé une carte pour son anniversaire, le 17 septembre. Deux mois plus tard elle n'était toujours pas terminée.
Est-ce que je crois réellement que si j'avais envoyé cette carte, cela aurait changé quelque chose? (rupture d'anévrisme, imparable).

J'ai été bouleversée. J'avais l'impression d'avoir perdu mon double, une sorte de preuve ou d'épreuve de moi-même. Je n'avais personne à qui en parler, les personnes les plus proches étant celles qu'il faut le plus protéger de nos accès de désespoir (les moins proches étant indifférentes, il ne reste donc personne (l'un des avantages des blogs, comme de l'auto-stop : pouvoir écrire sans que ce soit ni important, ni indifférent)).

J'ai fait deux choses : j'ai acheté les séries disponibles de Six feet under dont j'avais entendues parler sur les blogs de Matoo et de Ron, et j'ai littéralement tagué le blog de Gvgvsse.

Je savais que H. n'approuverait pas que je regarde Six feet under. Je n'ai jamais su s'il craignait réellement que je devienne folle ou si ce n'était pour lui qu'une façon de parler. Il est vrai que je le crains parfois moi-même, mais je suppose que cela arrive à tout le monde (ou bien non? Comment savoir?) J'ai donc regardé tous les épisodes (deux ou trois séries disponibles, à l'époque) en cachette, quand il n'était pas là. Cela me berçait. La première série surtout s'attache beaucoup à l'accueil des personnes qui viennent de perdre un être cher. Je me suis noyée dans les épisodes, je les ai regardés des nuits entières. Ce téléfilm est magique, à un ou deux personnages près, je m'identifie à tous : comment un scénariste a-t-il réussi cela? Quelle connaissance de l'âme humaine cela demande-t-il? Je reste sidérée par cet exploit.

A Noël (2004), j'ai découvert le blog de Gv. Il (le blog) avait alors deux ans et demi. Pour des raisons inexplicables, tant sa forme que la part donnée à la nostalgie (il n'avait pas encore son métier d'agent secret, je crois, ou c'était juste le début (je ne vais pas vérifier)), au regret, à une certaine tristesse et à la bataille menée pour ne pas y céder, aux objets (le parquet, la salle de bain rose, le parapluie orange, les pattes de moustique, les docksides...), aux flambées d'allégresse, à la façon de parler de la mort, de la quête de l'amour, de la musique, une façon intime, "de l'intérieur", chaude, rassurante, je me suis profondément attachée à ce blog. Il n'y avait pas de "mouchard" (cette liste dans la marge qui dénonce les derniers commentaires), alors j'ai écrit tranquillement et intensivement. J'avais totalement oublié, ou négligé, qu'un blog est aussi un blogueur.
Plus tard j'ai eu honte.
J'ai encore honte.
Heureusement Gv n'a jamais paru trop m'en vouloir.

Et puis la douleur de la perte s'est estompée. Il ne reste que la sensation qu'une porte s'est fermée, que certains souvenirs sont désormais obsolètes, sans raison d'être. Il reste la sensation aiguë de l'irréversible et de l'urgence : faire ce qui nous passe par la tête même si ce n'est pas totalement raisonnable, même si cela "ne se fait pas", tant que c'est beau, bon ou joyeux : après tout quelle importance, nous sommes mortels.
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