lundi 8 juin 2009
Yvan
Par Alice, lundi 8 juin 2009 à 11:33 :: 2009
Entre six et huit ans, j'ai beaucoup joué dans les dunes avec Yvan. On lisait le journal de Mickey, il préférait Mandrake et moi Guy l'Eclair, il était mon principal fournisseur de Langelot.
Bien sûr nous jouions aux agents secrets. Le méchant dans les Mandrake de l'époque s'appelait Le Cobra. Pendant longtemps la signature d'Yvan s'est terminée par un cobra.
Il avait les yeux très bleus, un visage rond, sa sœur lui avait cassé une incisive avec une boucle de ceinture.
Il avait une particularité incroyable à mes yeux : il ne mentait jamais, même pour se tirer d'un mauvais pas, même pour éviter de se faire gronder. Je l'admirais beaucoup pour cela, j'aimais ne pas dire où j'allais et je mentais beaucoup, ou pour reprendre l'argument d'un petit garçon : — Pourquoi tu ne m'as pas dit où tu allais? — Parce que tu me l'aurais interdit.
(J'ai bien peur de fonctionner encore sur ce mode.)
Mais ce trait de caractère qui semblait si bien répondre à ce qu'on attendait de nous quand nous avions six ou huit ans n'a pas tardé à lui poser des problèmes. A l'usage, on se rend compte que ne jamais mentir n'est possible que si 1/ on est parfait 2/ on vit dans un monde parfait.
Plus tard, alors que séparés par des centaines de kilomètres nous avions perdu contact, sa mère racontait à la mienne les problèmes rencontrés :
« Il n'avait pas fait son devoir de math, mais quand la prof lui a demandé s'il l'avait oublié à la maison, il a répondu qu'il ne l'avait pas fait.»
ou
« Quand l'inspecteur lui a dit qu'il marquait trop le stop, il a répondu que la dernière fois on lui avait reproché de ne pas l'avoir assez marqué.» (Tant et si bien qu'il a raté son permis quatre fois et qu'on a vu le moment où il devrait repasser le code).
Il a passé deux semaines en classe préparatoire (math sup) avant de décréter que c'était une boîte de fous et qu'il ne restait pas chez les dingues. C'était vrai, bien sûr, et dans un sens je l'admirais d'avoir le courage de tirer les conséquences pratiques de ce que nous pensions tous, d'un autre côté je lui en ai un peu voulu de céder si facilement: à quoi bon les héros de notre enfance si c'était pour abandonner si vite?
Etc, etc. Il a fait plusieurs CDD mais n'a jamais réussi à se faire embaucher de façon définitive. Avec sa maîtrise MIAGE, cela doit faire plus de quinze ans qu'il est au RMI, qu'il vit dans un foyer, qu'il vient tondre la pelouse chez ses parents (agrégés de math et de français) le week-end. Eux ne parlent jamais de lui, il n'apparaît même pas sur les photos du mariage de sa sœur.
Où est-il, que fait-il, nous n'osons pas poser la question.
(J'ai trouvé son frère sur FB. Il vit en Australie et ressemble incroyablement à son père. Lui ne doit pas se souvenir de moi. Il était si jeune quand j'ai quitté le Maroc: trois ans, quatre ans? Il était la terreur des apéritifs familiaux, il terminait tous les verres restés sur la table ce qui était un peu dangereux vu son âge. C'est drôle de contempler la photo d'un parfait inconnu vivant à des milliers de kilomètres en sachant cela de lui.)
Nous avons appris il y a quelques jours que V. quittait E., après plus de vingt ans de vie commune. J'ai aussitôt pensé à Yvan: pourvu que E. ne se laisse pas glisser.
Bien sûr nous jouions aux agents secrets. Le méchant dans les Mandrake de l'époque s'appelait Le Cobra. Pendant longtemps la signature d'Yvan s'est terminée par un cobra.
Il avait les yeux très bleus, un visage rond, sa sœur lui avait cassé une incisive avec une boucle de ceinture.
Il avait une particularité incroyable à mes yeux : il ne mentait jamais, même pour se tirer d'un mauvais pas, même pour éviter de se faire gronder. Je l'admirais beaucoup pour cela, j'aimais ne pas dire où j'allais et je mentais beaucoup, ou pour reprendre l'argument d'un petit garçon : — Pourquoi tu ne m'as pas dit où tu allais? — Parce que tu me l'aurais interdit.
(J'ai bien peur de fonctionner encore sur ce mode.)
Mais ce trait de caractère qui semblait si bien répondre à ce qu'on attendait de nous quand nous avions six ou huit ans n'a pas tardé à lui poser des problèmes. A l'usage, on se rend compte que ne jamais mentir n'est possible que si 1/ on est parfait 2/ on vit dans un monde parfait.
Plus tard, alors que séparés par des centaines de kilomètres nous avions perdu contact, sa mère racontait à la mienne les problèmes rencontrés :
« Il n'avait pas fait son devoir de math, mais quand la prof lui a demandé s'il l'avait oublié à la maison, il a répondu qu'il ne l'avait pas fait.»
ou
« Quand l'inspecteur lui a dit qu'il marquait trop le stop, il a répondu que la dernière fois on lui avait reproché de ne pas l'avoir assez marqué.» (Tant et si bien qu'il a raté son permis quatre fois et qu'on a vu le moment où il devrait repasser le code).
Il a passé deux semaines en classe préparatoire (math sup) avant de décréter que c'était une boîte de fous et qu'il ne restait pas chez les dingues. C'était vrai, bien sûr, et dans un sens je l'admirais d'avoir le courage de tirer les conséquences pratiques de ce que nous pensions tous, d'un autre côté je lui en ai un peu voulu de céder si facilement: à quoi bon les héros de notre enfance si c'était pour abandonner si vite?
Etc, etc. Il a fait plusieurs CDD mais n'a jamais réussi à se faire embaucher de façon définitive. Avec sa maîtrise MIAGE, cela doit faire plus de quinze ans qu'il est au RMI, qu'il vit dans un foyer, qu'il vient tondre la pelouse chez ses parents (agrégés de math et de français) le week-end. Eux ne parlent jamais de lui, il n'apparaît même pas sur les photos du mariage de sa sœur.
Où est-il, que fait-il, nous n'osons pas poser la question.
(J'ai trouvé son frère sur FB. Il vit en Australie et ressemble incroyablement à son père. Lui ne doit pas se souvenir de moi. Il était si jeune quand j'ai quitté le Maroc: trois ans, quatre ans? Il était la terreur des apéritifs familiaux, il terminait tous les verres restés sur la table ce qui était un peu dangereux vu son âge. C'est drôle de contempler la photo d'un parfait inconnu vivant à des milliers de kilomètres en sachant cela de lui.)
Nous avons appris il y a quelques jours que V. quittait E., après plus de vingt ans de vie commune. J'ai aussitôt pensé à Yvan: pourvu que E. ne se laisse pas glisser.