En juin, ma mère avait demandé à H. si nous pouvions héberger le beau-frère d'une amie à elle. Ma mère, toujours drama-queen: «parce que tu comprends, il est titulaire pour la première fois, avant il travaillait avec des adultes, il va se retrouver en lycée professionnel, j'ai un mauvais pressentiment, il est nommé à Y*rres alors qu'il habite P*zenas, comment il va faire,
(etc, etc)».
Sans y réfléchir à deux fois H. avait dit oui, nous pouvions le dépanner, cela semblait naturel, il faut s'entraider, nous avons une grande maison; après tout H. avait campé un mois chez une copine en arrivant à Paris, et ma sœur deux mois chez nous.
Plus tard j'ai eu ma mère au téléphone et j'ai découvert que l'homme en question avait quarante ans, ce qui n'était pas le jeune homme en détresse que j'avais imaginé.
En juillet, il était venu prendre l'apéritif pour faire connaissance. Il était accompagné de son frère habitant Etampes, de sa belle-sœur habitant Vincennes (oui, ils ne vivent pas sous le même toit), de sa femme et de ses deux enfants de sept et neuf ans. Nous avions discuté de tout et de rien pendant trois heures et ils étaient repartis.
J'avais trouvé bizarre qu'il ne squatte pas chez son frère l'été afin de trouver un studio dans les environs. J'avais trouvé bizarre qu'il n'habite pas chez son frère plutôt que chez nous à la rentrée en se faisant les heures de transport nécessaires tous les jours (à la guerre comme à la guerre). J'étais jalouse de la qualité de vie que nous allions lui offrir, bien meilleure que la nôtre: aller au lycée à vélo, travailler à deux kilomètres de chez nous à vol d'oiseau.
Maintenant il est là, du dimanche soir minuit au vendredi huit heures du matin. Il n'est pas désagréable, même s'il m'agace par son manque de jugeotte (je lui demande de se charger d'acheter du pain — je dois lui répéter chaque fois, le soir où j'oublie il ne le fait pas; il nous prépare un gratin dauphinois de sa propre initiative — et épluche un kilo de pommes de tere pour six personnes dont deux garçons de seize et vingt-deux ans (ajoutons que ce genre d'estimation, à mon sens, tombe exactement dans
ce qu'il doit apprendre à ses élèves).
Je découvre des choses sur moi-même. Je découvre à quel point mon enfance m'a traumatisée, à quel point j'ai du mal à supporter un professeur de lycée professionnel à ma table le soir, après une journée de travail: c'était le métier de mes parents que cela a rendu très malheureux, la maison était atrocement triste; je découvre que je fais une véritable allergie aux professeurs de lycée (et je me dis qu'une fois de plus, c'est toujours ce qu'on redoute qui arrive. C'est fascinant (même si je ne savais pas que je le redoutais)). Il a presque des vertus cicatrisantes car lui semble heureux de ses élèves, de ses collègues, de son métier. Cela semble l'intéresser, voire le passionner, ce qui me fait plaisir, contrebalance les mauvais souvenirs qu'il fait remonter par sa seule présence.
Il ressemble à ces personnages de film gentils, discrets, nonchalants, dont on ne peut se débarrasser. Dois-je lui demander où en sont ses recherches d'appartement?
— Oui, pour son propre bien, me répond Jean, spontanément. (Et cette spontanéité me rassure et m'encourage).
— Est-ce qu'il vous dérange? me demandent mes compagnons de table.
(Je leur ai exposé le problème pour avoir leur avis car je me sens égoïste. On veut faire sur couchsurfing, on se demande si on ne pourrait pas accueillir une ou deux adolescentes parmi les chrétiens d'Orient, et on ne supporte pas un gentil prof… Quand je pense aux gens qui cachaient des Juifs au péril de leur vie pour une durée indéterminée…)
— Un peu. Nous avons aussi la copine de mon fil à la maison; c'est ridicule, mais ça pose des problèmes de serviettes de toilette, je n'ai pas la place de les faire sécher… J'ai réorganisé les salles de bain en garçons/filles quand H. n'est pas là, O. lui a laissé sa chambre en attendant que A. retourne à Lisieux et il campe au grenier
(mais il ne se plaint pas. Ce qu'il y a de bien avec les enfants, c'est que tout leur semble naturel, tout est toujours possible. Mais il est en première, il n'a plus de bureau, où va-t-il faire ses devoirs?)
Surtout, je ne peux plus me promener "
en queue de chemise", comme disent les québéquois, et puis on ne peut plus se laisser aller en bout de course, sortir les pâtes le mercredi jeudi vendredi une fois que les provisions du marché sont épuisées, vivre comme ça vient avec notre façon très personnelle de hiérarchiser les choses et les événements importants à nos yeux…
Bon, je vais lui demander demain s'il a commencé à démarcher les agences immobilières (je sais que non). Il faut qu'il soit parti en février («surtout ne lui dis pas ça, sinon il va rester jusque là!»), car A. n'a pas les mêmes dates de vacances que nous et nous n'aurons plus de chambre à prêter (je ne vais pas refaire camper un enfant pour lui faire de la place).
Agenda
- sortie en skiff. Magnifique bassin, temps magnifique. En nage tout l'après-midi et encore maintenant que je tape ces lignes.
- passage à l'expo Marcheschi. Des pétrés beaucoup plus noirs qu'avant. Pas osé demander le prix.