Hommage
Par Alice, vendredi 14 juin 2024 à 22:02 :: 2024
Nous sommes remontés à pied de gare de Lyon à l'entrée rue des Rondeaux, seule accessible puisque les agents du Père Lachaise sont en grève. Nous avons poireauté sur le trottoir longtemps tandis qu'arrivaient les divers groupes, famille, Oulipiens, Pirouésiens, pataphysiciens. Les entrées se font un quart d'heure avant la cérémonie, impossible d'aller se promener entre les tombes en attendant. Un murmure parcourt l'assistance, certains reconnaissent des visages dans le groupe d'en face, dont Olivier Bezancenot: qui donc se fait enterrer là ? (Eric Hazan, l'éditeur de La Fabrique. «Il a fait un très bon livre sur Paris», me glisse Alain, mais hélas il y a en a plusieurs, La traversée de Paris, peut-être?
Passage des barrières, indifférence brutale des agents de sécurité (mais pourquoi des agents de sécurité? Ils craignent une émeute lors d'un enterrement? Qui sont ces gens, n'ont-ils aucune common decency? Entendu la question posée à un jeune homme «— Et vous c'est pour quoi? — Je viens chercher les cendres de ma mère.» Plus tard je l'ai vu s'éloigner entre les tombes main dans la main avec une jeune fille, dans une atmosphère d'Italie, ces photos de voie romaine entre les arbres dans une lumière d'après-midi.)
C'est l'entrée des hommages aux soldats étrangers qui se sont battus pour la France, tchèques, belges, italiens, polonais, russes. Monuments.
Crématorium (j'ai enfin compris que le Père Lachaise était le crématorium de Paris. J'étais toujours surprise qu'il y ait tant de cérémonies au Père Lachaise). Fidèles à eux-mêmes, les Oulipiens m'indiquent d'un geste, sur le mur d'en face: «Perec est ici».
Salle de recueillement, auditorium. Le cercueil est en bas, un écran vidéo diffuse des images merveilleuses de Maurice. Mon Dieu, mais quelle touffe de cheveux, noirs, bouclés, entourant une tonsure, quelque chose comme le professeur Tournesol en hippie. Hirsute, magnifique, absurde.
Elisabeth prend la parole la première et nous apprend les derniers mots de Maurice sur son lit de mort, «quatre mots tout simples, une vérité première, une protestation véhémente et une description exacte de la situation dans laquelle il se trouvait, tant du point de vue psychologique que du point de vue pratique ou du point de vue géopolitique. Je dirais même du point de vue philosophique, et bien évidemment pataphysique. [...] : "C'est le bordel"».
Hommages successifs entrecoupés de chansons, populaires ou airs d'opéra, Maurice fredonnait toujours. Il était mathématicien, roi du tiramisu (ai-je goûté son tiramisu? Sans doute que oui, chez Nicolas). J'apprends son engagement aux côtés du FLN (j'aurais aimé qu'il me raconte), des anecdotes sur mai 68 (acheté 600 œufs pour les balancer sur les CRS? Mais voilà à quoi il faut revenir: des œufs, de la farine, des petits suisses. Mettez de la joie dans vos protestations, arrêtez de vous blesser, ce n'est pas un jeu).
C'est avec sa fille que je comprends soudain le point commun des trois derniers enterrements auxquels j'ai assistés: René, mon beau-père, Maurice. «Papa a servi de père à tous les copains copines qui passaient à la maison». Une générosité invisible, naturelle, rassurante. D'en bénéficier faisait découvrir à quel point on en avait besoin et on en manquait. Ils comblaient un manque inconnu, une errance de l'âme.
Un café proche a été réservé. Chacun prend un verre et papote. Patrick nous apprend qu'il s'est renseigné pour se faire enterrer avec ses parents: pas de problème, c'est une concession familiale payée jusqu'en 2041, il y a droit sans l'autorisation de ses frères. Il rit: «la dame de la mairie a été très gentille, elle m'a dit: "surtout, n'oubliez pas de venir la renouveler en septembre 41.» (Il est né en 1948.)
Nous aurons droit à un éclat de la part de policiers: notre attroupement les gêne pour passer, entre la porte du bistro et les tables de la terrasse: «Dégagez le passage, laissez un passage pour la circulation». Ils iront jusqu'à verbaliser un grand type au look gardien de chèvres qui, je suppose, s'abstiendra de faire un esclandre par respect pour la famille.
Mais qui les forme, n'ont-ils reçu aucune éducation à la maison? Le degré zéro de l'empathie. Je n'ose imaginer leur comportement en banlieue avec des moins blancs et moins âgés que nous. Honte sur eux.
Départ. Nous embrassons Babeth, qui nous apprend cette chose réconfortante: la dernière journée de Maurice a été heureuse, il était très heureux de sa journée à la campagne chez Nicolas.