Elle a 43 ans aujourd'hui. Ma seule amie d'hypokhâgne, celle que les professeurs ne m'ont pas pardonnée, d'ailleurs. («Mais pourquoi avez-vous changé de place?» Qui m'avait posé cette question et pourquoi, quand j'avais changé de place pour m'installer à côté d'elle? Je ne sais plus.)

Celle qui était si timide qu'elle riait nerveusement quand la prof d'anglais l'interrogeait — et celle-ci a cru jusqu'au bout que F. se moquait d'elle. (F. était très douée en anglais.)

Celle avec qui j'ai mangé beaucoup de croque-monsieurs.

Celle qui avait lu tout Duras, tout Woolf et tout James — dommage que je n'ai pas suivi son exemple à l'époque, j'aurais pris un peu d'avance — mais les Duras que je lisais lui appartenaient. J'ai encore dans ma bibliothèque son Vie et Destin et le Arendt sur le totalitarisme. Elle m'avait prêté Temps et Récit I dont j'avais entièrement gommé les soulignages à main levée pour les remplacer par des traits à la règle.

Celle dont nous avons corrigé en urgence sur atari (logiciel: "Le Rédacteur") le mémoire de DEA d'histoire (L'assassinat du président McKinley) (et déjà mes tics de relecteur).

Celle à cause de qui j'habite où j'habite aujourd'hui, ses parents nous ayant prêté leur maison en 1992 pendant qu'eux-mêmes partaient en vacances, nous permettant d'échapper à notre appartement quelques semaines et de découvrir cet endroit de la région parisienne.

Celle dont je possède un pendentif, une croix dans un cœur, donné par sa mère à la naissance de ma fille, parce qu'elle ne croyait plus que F. aurait des enfants (puisque ce pendentif était destiné à une fille de F.)

Celle à qui j'ai raccroché violemment au nez un jour de 1995, en décembre sans doute, exaspérée que célibataire sans enfant, elle ne soit jamais disponible pour nous voir et ne fasse preuve d'aucune souplesse dans son emploi du temps.

Celle que j'ai revue dans un café en 2000, après l'avoir rappelée parce qu'elle me manquait, qui m'a avouée qu'elle était lesbienne et qu'elle n'avait pas osé nous le dire, qu'elle avait coupé les ponts avec toutes ses anciennes connaissances.

Celle qui ne m'a plus jamais répondu, que je n'ai pas revue depuis, dont le prénom/nom existe à une dizaine d'exemplaires sur FB — j'ai écrit à toutes, en vain.

Evidemment je pourrais aller sonner chez sa mère, qui d'après l'annuaire est sans doute veuve.

Mais cela n'a guère de sens d'insister.