Alice du fromage

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Billets qui ont 'résistance' comme mot-clé.

mercredi 14 mars 2012

Mardi déprimant

Les mardis sont le pire jour de la semaine. Dans un sens, il est assez instructif d'essayer de comprendre comment le "pilotage d'un projet" a réussi à si parfaitement démotiver un groupe de personnes de bonne volonté, entreprenant et joyeux.

Si seulement on ne me posait pas de question, si seulement on me laissait traverser les réunions hebdomadaires en silence. C'est terrible ces gens qui veulent absolument votre avis, puis se mettent en colère s'il ne va pas dans leur sens. Que souhaitent-ils, une approbation formelle? Je ne sais pas faire cela, le saurais-je que je ne le ferais pas. Question d'honnêteté vis-à-vis de moi-même. «Romantisme!», comme disait X plus ou moins en forme d'insulte.

Pour le reste la situation est curieuse: mon entreprise est en vente, le groupe qui la possède ne donne aucun renseignement à la direction générale, mon patron, qui en fait partie, est vexé comme un pou et (de ce fait?) fait un déni de la vente («SI l'on est vendu, répond-il à mes objections dans le cadre du projet. Mais si on ne l'est pas?»), on apprend par la presse la ''short-list'' des repreneurs éventuels, puis quelques jours plus tard la proposition du management d'une solution indépendante (comprendre: un montage financier avec quelques grosses sociétés de réassurance qui éviterait de faire disparaître notre enseigne du marché).

Ce matin au café je discutais avec un salarié embauché en 1981, un autre en 1983:
— Un jour on a vu arriver Attali à la cafeteria: «Je peux payer un café en liquide? — Ah non, il faut des tickets. — Et comment on achète des tickets? — Mmm, la vente, c'est le lundi.» Après il en faisait acheter par sa secrétaire, il venait de temps en temps. A l'époque, les directeurs faisaient le tour des bureaux le matin.
— Et l'on touchait chaque année une dotation pour une blouse… Aux archives, j'avais une blouse et deux paires d'espadrilles.

J'aime bien les entreprises. «Rien de ce qui est humain ne m'est étranger», ou plutôt tout ce qui est humain m'intéresse.

vendredi 4 août 2006

Résister en poésie

Madame Squ*n*bol, ma professeur de français de première, était très maigre. Elle devait avoir une quarantaine d'années, était toujours entre deux dépressions causées par la trop grande désinvolture de ses élèves envers la littérature. Elle s'habillait de couleurs vives, de vêtements "chics", et ma mère ne manquait jamais, lorsque nous nous promenions en ville, de me faire remarquer lorsque nous passions devant certaine boutique : «C'est ici que s'habille Madame Squ*n*bol».

Son livre préféré était L'Oiseau bariolé, de Jerzy Kosinski, et j'ai pensé à elle lorsque j'ai appris le suicide de Kosinski un jour de mai, bien plus tard.

Je lui dois en particulier la découverte de Jules Laforgue.

Elle reste avant tout pour moi l'adolescente de quinze ans qui a eu l'idée, pour protester contre la nourriture infecte du réfectoire, de se lever au milieu d'un repas et de réciter Une charogne.
Elle a été renvoyée trois jours.
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses.
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

Charles Baudelaire
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