Alice du fromage

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Billets qui ont 'témoignage' comme mot-clé.

mardi 7 avril 2015

Orthodoxe

Nous attendons la prof de latin. (Elle ne viendra pas, elle est malade.) Conversation dans le couloir.
Je la rapporte parce que même si mon récit est faible et ne rend pas compte de la discussion, elle va dans le même sens que Congar ou Kertész, ce monde qui se partage entre Orient et Occident, entre latins, saxons et slaves (en ce qui concerne l'Europe), ces lignes de fond ethniques et culturelles que l'on veut ignorer au nom de l'universel et qui s'obstinent, qui constituent des fondamentaux pour comprendre notre monde (je suppose qu'il doit exister l'équivalent en Asie, au Moyen-Orient… En Afrique, c'est l'inverse, à tort ou à raison l'occidental moyen considère qu'il n'y a que des tribus… Et pourtant je sais qu'il y a au moins les peuples des plaines et les peuples des montagnes).

— Joyeuses Pâques !
— Ah non, moi je suis orthodoxe, c'est la semaine prochaine!
— [Rires. Commentaire sur son sweat.]
— Au Liban, j'avais passé l'examen pour être arbitre de baskett.
— […]
— Je voulais entrer au séminaire, mais mon évêque ne voulait pas. Il ne me croyait pas, alors j'ai fait un master de finances, comme le voulaient mes parents. Qu'est-ce que je me suis ennuyé! Alors j'ai passé l'examen d'arbitre de baskett.
— […]
— C'était bien, sauf qu'au Liban, on est très famille, et là, j'étais tout seul le dimanche.
— […]
— Non, mais la famille, elle vient te voir quand tu joues, qu'il y a un enjeu, qu'il y a des compétitions, mais personne ne vient quand tu arbitres!
— […]
— Oui, j'ai fini mon master, et mon évêque ne voulait toujours pas, il pensait que je plaisantais. Il disait oui à tous les autres, et pas à moi. Je travaillais dans une banque. «Démissionne», il m'a dit. Alors le lendemain j'ai démissionné. Alors il m'a envoyé en France alors que les autres faisaient leur séminaire sur place à Beyrouth.
— […]
— Il m'a envoyé à Saint-Serge, c'était horrible, là-bas, c'est Moscou, l'Europe de l'Est, c'est pas la France, au bout d'un an je n'en pouvais plus, c'est pas le même monde. Alors mon évêque m'a mis ici.
— Et tu ne veux pas aller à Rome?
— Oh non, Rome, c'est pour le carnet d'adresse, pas pour des études sérieuses. Il faut venir à Paris, à Liévain, en Allemagne…

mardi 24 mars 2009

Claude Lanzmann

J'ai vu Claude Lanzmann au Collège de France cette après-midi. J'appréhendais ce moment, il a la réputation d'être tranchant et prétentieux, or c'est un de mes héros personnels à cause de son œuvre.

Je me souviens de la première fois que j'ai vu Shoah, loin dans un quartier de l'ouest parisien, en 1986, et mon retour à pied dans les rues désertes, traversant la moitié de Paris jusqu'à la rue Cardinal Lemoine pour tenter de me remettre du choc (et la semaine suivante, recommençant pour la deuxième partie).
Je découvrais l'extermination. Jusqu'ici je ne connaissais que les camps de concentration (confusion encore bien répandue, qui fait dire à Paul, 87 ans «On n'exagère pas un peu? Beaucoup sont revenus, non? » Et le cœur serré devant cette trace vivante d'antisémitisme français à la Bernanos, j'explique: «Non, ce n'était pas la même chose. Très peu sont revenus des camps d'extermination, on a des listes quasi-exhaustives, de trente à trois cents noms…» Mais je ne sais s'il me croit.).

Je lisais mal l'anglais, à l'époque. J'ai repéré le nom de Raul Hilberg. J'ai tenté (en vain) de commander son livre chez Brentanos.
Il est sorti l'année suivante, en 1988 (La destruction des Juifs d'Europe). Je travaillais chez Mollat, je l'ai lu aussitôt. Je me souviens de ma lecture hallucinée, des sondernkommandos, des bus, des trottoirs, du soleil, de tout ce mélange irréel, des gestes quotidiens qui occupaient toujours la même place.

J'ai revu Shoah deux fois, en Dvd désormais, chez moi, toujours seule, la nuit. C'est un film que je trouve insupportable de regarder à plusieurs. (Et cette après-midi, malaise à ce que les extraits soient projetés sans que la lumière ne soit éteinte). Désormais j'en comprends la structure, qui m'avait échappée lors de sa diffusion en salle. Désormais je comprends les accusations de montage, la colère des historiens qui me fait rire. Désormais je considère que Lanzmann a été insupportablement violent avec les gens qu'il a filmés, provoquant les larmes, n'arrêtant jamais la caméra.
Ce film est monstrueux.
Et je bénis Lanzmann de l'avoir fait.
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