mardi 11 décembre 2012
Chapeau, jeune homme
Par Alice, mardi 11 décembre 2012 à 23:43 :: 2012
Fini la Tactique du diable achetée hier. Tout cela n'est pas très sérieux, je serais censée travailler sur Phèdre à fond jusqu'à samedi. Tant pis (déjà passé une micro-évaluation vendredi midi. C'est l'aspect étrange du cursus. A nos âges… Il y en a un qui a abandonné, il n'est présent qu'en auditeur libre, il ne veut pas écrire les dissertations et passer les oraux. Il est médecin, «passer des examens me gonfle». Mais il y a dans la soumission aux règles un exercice spirituel, aussi.)
RER. Deux banquettes de trois places en vis-à-vis, nous sommes trois, assis en quinconce comme il se fait naturellement (cela préserve l'espace pour les coudes et les jambes (pour ceux qui penseraient que voyager en transport en commun n'implique pas une adaptation et des rites)). Je suis au milieu.
Le jeune homme en face à ma gauche près de la fenêtre a un visage petit, blanc, un visage de porcelaine un peu trop immobile, inexpressif, des lunettes carrées à monture noire épaisse, de gros écouteurs, une touffe de cheveux presque au carré, presque bouclée. Il porte un blouson d'aviateur et une sacoche de cuir brun à reflets rouges, magnifique d'usure.
Son téléphone sonne. Il soulève un écouteur, se penche en avant et se met à parler doucement. Je ferme les yeux. Au début je crois qu'il s'agit d'ingrédients de cuisine. Il se tait, il écoute.
— Tu es malheureuse?
— …
— Il te manque?
— …
Sa voix reste égale, presque un murmure. Qui est-ce? Une amie? Sa sœur?
Peu à peu, c'est lui qui va parler, qui va occuper toute la conversation.
— Ecoute, en ce moment il est blindé de boulot. Si vraiment il te manque, dis-lui, mais pas maintenant, c'est inutile, il ne sera pas à l'écoute, il travaille. Il faut que tu attendes un mois, qu'il ait davantage de temps.
— …
— Ecoute, ne t'en fais pas. Tu as peur qu'il te remplace? Il ne faut pas avoir peur. Soit il travaille tant qu'il n'a le temps pour rien d'autre, soit il croise quelqu'un qui lui plaît et tu seras fixée, tu sauras que c'est inutile d'insister.
Les yeux fermés, je souris à peine intérieurement, c'est plutôt de la mélancolie, cette voix si apaisante qui prône le bon sens, a-t-elle la moindre chance d'être entendue? Comme il est patient, croit-il qu'il peut la convaincre (moi non, j'imagine l'autre bout du fil, le cœur qui bat, le désespoir et l'impression que le sol se dérobe, et toutes ces paroles qui glissent, qui glissent, ne comblant rien du vide) ou ne fait-il que ce qu'il pense devoir faire, par devoir, par tendresse, parce qu'il faut essayer, donner sa chance à l'improbable, je m'endors je crois, puisque je me réveille. Il parle encore.
— … Si vraiment tu te sens trop mal, va voir une amie, mais pas pour ressasser, hein. Pour parler d'autre chose.
Je ne sais plus comment il termine. Il se redresse, se renfonce dans son siège, remet son casque, et sort un folio de la poche de son blouson. La rose tatouée de Tennessee Williams.