vendredi 8 avril 2011
Dérive
Par Alice, vendredi 8 avril 2011 à 14:46 :: 2011
Hier, 19h35 - J'arrive que le quai du RER A à la Défense, un peu plus bondé que normal. Une rame est arrêtée de chaque côté du quai, portes ouvertes, pleine, attendant de démarrer. Les écrans indiquent que les pompiers interviennent à Fontenay, que le trafic est interrompu entre Vincennes et Fontenay.
Peu m'importe, je descends aux Halles.
Alors les hauts-parleurs annoncent que les trains ne partiront pas: le trafic est interrompu sur toute la ligne. Aussitôt je reprends les escalators, me faufile dans les portillons pour passer dans la zone du métro (il est possible de sortir du métro sans ticket, tandis que pour sortir du RER il faut utiliser le ticket qui a permis d'entrer et les contrôleurs guettent souvent. Or je n'ai pas de ticket, je n'ai pas mis mon manteau et j'ai oublié ma carte navigo dans sa poche); je calcule le meilleur itinéraire pour rejoindre Paris en prenant en compte que le millier de personnes contenu dans les rames va prendre ces mêmes escaliers et faire les mêmes calculs.
Je choisis de prendre le train jusqu'à Saint-Lazare, cette possibilité est souvent oubliée par les usagers du RER. Je fraude encore. Je préviens les enfants de dîner sans m'attendre, je ne sais pas à quelle heure je rentrerai.
J'attends. J'achète des mars. Je mange un mars. Pas de cigarette.
Train. Il fait beau, comme prévu il y a de la place, je suis assise, je m'endors.
«Gare Saint Lazare», la voix traverse l'épaisseur de mes rêves, mouvement de panique et déception, je pensais être chez moi, mon sommeil ayant enregistré le bruit du train: quand le train s'arrête, je suis chez moi. Non, je suis à Saint Lazare. Je descends des escaliers, je remonte sur un quai parallèle à notre arrivée, j'aperçois des contrôleurs en bout de quai, ils semblent contrôler ceux qui prennent le train (et pour cause: j'ai changé de quai par le tunnel souterrain, je ne suis plus sur le quai d'un train que les passagers quittent (ce n'était pas pour frauder mais pour éviter la foule, gagner du temps)), je ne prends pas le risque, je fais demi-tour, je descends, sors rue de Rome, prends la ligne 14, note au passage dans le hall une rangée de barrières grises gardées par cinq ou six agents de la RATP sans comprendre ce qu'ils protègent ainsi (y a-t-il des travaux, un accident?)
De l'autre côté des portillons, encore des contrôleurs, assez loin. Mais j'ai des tickets métro, j'en ai acheté un carnet en constatant que je n'avais pas ma carte, les tickets de métro permettent de sortir de l'enceinte du RER dans Paris (zone 2) (mais pas à la Défense: zone 3. A quoi reconnaît-on un Parisien? Il sait que le RER de la Défense est en zone 3 et le métro en zone 2. Régulièrement il délivre des prisonniers du RER innocemment entrés dans le RER en zone 1-2 (c'est-à-dire dans Paris) et ne pouvant plus en sortir à la Défense (alors que s'ils avaient pris le métro ils n'auraient pas eu de problème) (astuce pendant que j'y suis: il y a souvent des contrôleurs à la sortie du RER à la Défense (ben tiens: après ce que je viens d'expliquer vous comprenez pourquoi), si vous n'avez pas de billet pour sortir, passez dans la zone du métro au niveau du palier intermédiaire, entre la très longue volée d'escaliers qui vient du quai du RER et la plus courte qui arrive au "raz de dalle".))
Je monte dans la rame, ne sors pas mon livre, rêvasse. Est-ce que je vais jusqu'à gare de Lyon, comme il est très simple avec la ligne 14 (le changement est très rapide), ou est-ce que je m'arrête aux Halles (changement nettement plus long)? J'opte pour les Halles, toujours en partant du principe que beaucoup de personnes bloquées à la Défense arriveront directement gare de Lyon: il s'agit de les court-circuiter en prenant le RER en amont.
Dans les couloir je croise des policiers, ça fait beaucoup d'uniformes pour un seul soir, mais que se passe-t-il?
Je franchis les portillons, j'entends «la circulation du RER B est interrompu en direction de St-Rémy-les-Chevreuse et Robinson. Ça m'est égal, mouvement de joie, absence de pitié, schadenfreude, le D circule.
L'accès de l'escalier qui descend sur le quai du D est barré par une bande de plastique rouge et blanc. J'ai joué j'ai perdu j'aurais dû rester dans le métro 14. Bande de menteurs, vous aviez dit le RER B! Je m'apprête à passer dessous mais une grosse dame genre juive pied noir me précède en maugréant. En se penchant pour passer sous la bande elle manque de tomber je la vois dévaler, dévaler, les marches de l'escalier... Elle se reprend, nous descendons les marches. Le quai est désert, au loin quelques uniformes sont en train d'évacuer les dernières personnes, le panneau indique "ZUCO 02mn", c'est mon train, ma direction (parmi les multiples branches possibles), j'espère que les uniformes ne nous ont pas vues, ou qu'ils vont venir lentement, deux minutes...
Je m'assois.
Ils sont là, un blanc un noir en bleu marine.
— Vous ne pouvez pas rester là Madame, on évacue le quai.
— Ça m'est égal, je veux me suicider sous une rame. La Chute. La Chute, mais sans arme, juste pour voir.
— Oui, mais pour l'instant, vous ne pouvez pas rester là.
—Non. j'en ai marre. Je monte le ton, j'ai dans l'oreille les blackettes hystériques, j'essaie de leur ressembler juste assez, pas trop mais suffisamment. Déjà à la Défense il n'y avait plus de train et maintenant ici… Ma voix tremble naturellement, j'aime bien l'effet. Je sens le souffle qui manque, le coeur qui se serre, les manifestations du stress. C'est bien. C'est ce qu'il faut. J'en ai marre.
Le noir insiste:
— Il faut partir.
— Je ne partirai pas sauf si vous me portez. Est-ce qu'il en a le droit? Est-ce qu'il oserait? Image nuptiale de seuil franchi, les escaliers royaux du RER D… Curiosité. Ulysses déteint.
— Je ne vous porterai pas Zut mais on peut vous amener un fauteuil… Vous pourrez vous reposer avec des petits gâteaux? Jane Austen maintenant, de la porcelaine à fleurs et des langues de chat.
— Je ne veux pas partir. Je veux exploser. Boum! Geste de mains. Je ne veux plus de tout ça. Laissez-moi. Longtemps je me suis dit que j'allais être arrêtée pour agression sur un agent RATP. Maintenant je me dis que je vais finir à Sainte-Anne. Repos. Rémi viendra me voir avec Bernard et ils me raconteront des anecdotes psychiatriques. Nous rirons. Le Maître et Marguerite.
Le blanc cède, conciliant, se tourne vers son collègue:
— Viens, on va la laisser.
Le noir insiste:
— Il n'y a plus de train, madame. Ils ne s'arrêtent plus.
Une rame arrive, ralentit. Va-t-elle s'arrêter? Jusqu'où sont-ils butés, jusqu'où voudront-ils avoir raison, les ai-je suffisamment convaincus que je perdais la tête pour qu'ils ne veuillent pas avoir raison à tout prix?
Le train s'arrête. J'en rajoute une petite couche s'il ne me laisse pas le prendre, je perds entre une demi-heure et une heure, le suivant ne s'arrêtera sans doute pas, il faudra que j'aille reprendre le métro.
— C'est mon train, putain. J'ai des enfants. Vous allez m'empêcher de le prendre?
Ils s'écartent.
— Allez-y.
Je monte.
Train.
Soleil. Le ciel est presque du même bleu que les toits en zinc. Cités ouvrières. J'essaie d'imaginer avant, avant les maisons, ou même avec les maisons des années trente, les rangés de maisons identiques. Il en reste quelques-unes.
La fin du monde (avec l'accent écossais): qui veut danser le rigodo, le rigodo, le rigodon?
Je suis heureuse de ne pas avoir abandonné dans les boeufs du soleil.
Les enfants sont gentils, ils prennent soin de moi. Ils m'appellent pour savoir où je suis, j'arrive à Villeneuve, en concluent que je ne suis plus loin: «On te prépare à manger aussi, alors». Jambon-pâtes, ça me fait rire (mais avec du pesto). Ma fille me surveille, me gronde parce que je me couche trop tard (je n'ai plus le courage de me coucher, ça m'ennuie, les gestes m'ennuient. Beaucoup de gestes m'ennuient (mais je ne lui explique pas cela)) et me réveille le matin. Je ne proteste pas, c'est étrange cette impression que quelqu'un assume la vie à ma place.
Aujourd'hui, matin - Voiture grise, celle qui est accidentée, car le pneu de la blanche m'inquiète. En arrivant en vue du quai, nous savons que quelque chose se passe mal. Les trains de 7h06 et 7h21, c'est-à-dire ceux qui vont dans le nord, sont supprimés. Cela signifie que les autres trains sont plus pleins, bien sûr, qu'on ne peut pas s'assoir, mais surtout que lorsqu'on a une correspondance aux Halles, il faut prendre la ligne A (ou 1 ou 14 en cas de problèmes…) entre gare de Lyon et les Halles. Un changement de plus dans ce chaos, un risque de plus de mise en satellite dans le grand n'importe quoi.
Peu m'importe, je descends aux Halles.
Alors les hauts-parleurs annoncent que les trains ne partiront pas: le trafic est interrompu sur toute la ligne. Aussitôt je reprends les escalators, me faufile dans les portillons pour passer dans la zone du métro (il est possible de sortir du métro sans ticket, tandis que pour sortir du RER il faut utiliser le ticket qui a permis d'entrer et les contrôleurs guettent souvent. Or je n'ai pas de ticket, je n'ai pas mis mon manteau et j'ai oublié ma carte navigo dans sa poche); je calcule le meilleur itinéraire pour rejoindre Paris en prenant en compte que le millier de personnes contenu dans les rames va prendre ces mêmes escaliers et faire les mêmes calculs.
Je choisis de prendre le train jusqu'à Saint-Lazare, cette possibilité est souvent oubliée par les usagers du RER. Je fraude encore. Je préviens les enfants de dîner sans m'attendre, je ne sais pas à quelle heure je rentrerai.
J'attends. J'achète des mars. Je mange un mars. Pas de cigarette.
Train. Il fait beau, comme prévu il y a de la place, je suis assise, je m'endors.
«Gare Saint Lazare», la voix traverse l'épaisseur de mes rêves, mouvement de panique et déception, je pensais être chez moi, mon sommeil ayant enregistré le bruit du train: quand le train s'arrête, je suis chez moi. Non, je suis à Saint Lazare. Je descends des escaliers, je remonte sur un quai parallèle à notre arrivée, j'aperçois des contrôleurs en bout de quai, ils semblent contrôler ceux qui prennent le train (et pour cause: j'ai changé de quai par le tunnel souterrain, je ne suis plus sur le quai d'un train que les passagers quittent (ce n'était pas pour frauder mais pour éviter la foule, gagner du temps)), je ne prends pas le risque, je fais demi-tour, je descends, sors rue de Rome, prends la ligne 14, note au passage dans le hall une rangée de barrières grises gardées par cinq ou six agents de la RATP sans comprendre ce qu'ils protègent ainsi (y a-t-il des travaux, un accident?)
De l'autre côté des portillons, encore des contrôleurs, assez loin. Mais j'ai des tickets métro, j'en ai acheté un carnet en constatant que je n'avais pas ma carte, les tickets de métro permettent de sortir de l'enceinte du RER dans Paris (zone 2) (mais pas à la Défense: zone 3. A quoi reconnaît-on un Parisien? Il sait que le RER de la Défense est en zone 3 et le métro en zone 2. Régulièrement il délivre des prisonniers du RER innocemment entrés dans le RER en zone 1-2 (c'est-à-dire dans Paris) et ne pouvant plus en sortir à la Défense (alors que s'ils avaient pris le métro ils n'auraient pas eu de problème) (astuce pendant que j'y suis: il y a souvent des contrôleurs à la sortie du RER à la Défense (ben tiens: après ce que je viens d'expliquer vous comprenez pourquoi), si vous n'avez pas de billet pour sortir, passez dans la zone du métro au niveau du palier intermédiaire, entre la très longue volée d'escaliers qui vient du quai du RER et la plus courte qui arrive au "raz de dalle".))
Je monte dans la rame, ne sors pas mon livre, rêvasse. Est-ce que je vais jusqu'à gare de Lyon, comme il est très simple avec la ligne 14 (le changement est très rapide), ou est-ce que je m'arrête aux Halles (changement nettement plus long)? J'opte pour les Halles, toujours en partant du principe que beaucoup de personnes bloquées à la Défense arriveront directement gare de Lyon: il s'agit de les court-circuiter en prenant le RER en amont.
Dans les couloir je croise des policiers, ça fait beaucoup d'uniformes pour un seul soir, mais que se passe-t-il?
Je franchis les portillons, j'entends «la circulation du RER B est interrompu en direction de St-Rémy-les-Chevreuse et Robinson. Ça m'est égal, mouvement de joie, absence de pitié, schadenfreude, le D circule.
L'accès de l'escalier qui descend sur le quai du D est barré par une bande de plastique rouge et blanc. J'ai joué j'ai perdu j'aurais dû rester dans le métro 14. Bande de menteurs, vous aviez dit le RER B! Je m'apprête à passer dessous mais une grosse dame genre juive pied noir me précède en maugréant. En se penchant pour passer sous la bande elle manque de tomber je la vois dévaler, dévaler, les marches de l'escalier... Elle se reprend, nous descendons les marches. Le quai est désert, au loin quelques uniformes sont en train d'évacuer les dernières personnes, le panneau indique "ZUCO 02mn", c'est mon train, ma direction (parmi les multiples branches possibles), j'espère que les uniformes ne nous ont pas vues, ou qu'ils vont venir lentement, deux minutes...
Je m'assois.
Ils sont là, un blanc un noir en bleu marine.
— Vous ne pouvez pas rester là Madame, on évacue le quai.
— Ça m'est égal, je veux me suicider sous une rame. La Chute. La Chute, mais sans arme, juste pour voir.
— Oui, mais pour l'instant, vous ne pouvez pas rester là.
—Non. j'en ai marre. Je monte le ton, j'ai dans l'oreille les blackettes hystériques, j'essaie de leur ressembler juste assez, pas trop mais suffisamment. Déjà à la Défense il n'y avait plus de train et maintenant ici… Ma voix tremble naturellement, j'aime bien l'effet. Je sens le souffle qui manque, le coeur qui se serre, les manifestations du stress. C'est bien. C'est ce qu'il faut. J'en ai marre.
Le noir insiste:
— Il faut partir.
— Je ne partirai pas sauf si vous me portez. Est-ce qu'il en a le droit? Est-ce qu'il oserait? Image nuptiale de seuil franchi, les escaliers royaux du RER D… Curiosité. Ulysses déteint.
— Je ne vous porterai pas Zut mais on peut vous amener un fauteuil… Vous pourrez vous reposer avec des petits gâteaux? Jane Austen maintenant, de la porcelaine à fleurs et des langues de chat.
— Je ne veux pas partir. Je veux exploser. Boum! Geste de mains. Je ne veux plus de tout ça. Laissez-moi. Longtemps je me suis dit que j'allais être arrêtée pour agression sur un agent RATP. Maintenant je me dis que je vais finir à Sainte-Anne. Repos. Rémi viendra me voir avec Bernard et ils me raconteront des anecdotes psychiatriques. Nous rirons. Le Maître et Marguerite.
Le blanc cède, conciliant, se tourne vers son collègue:
— Viens, on va la laisser.
Le noir insiste:
— Il n'y a plus de train, madame. Ils ne s'arrêtent plus.
Une rame arrive, ralentit. Va-t-elle s'arrêter? Jusqu'où sont-ils butés, jusqu'où voudront-ils avoir raison, les ai-je suffisamment convaincus que je perdais la tête pour qu'ils ne veuillent pas avoir raison à tout prix?
Le train s'arrête. J'en rajoute une petite couche s'il ne me laisse pas le prendre, je perds entre une demi-heure et une heure, le suivant ne s'arrêtera sans doute pas, il faudra que j'aille reprendre le métro.
— C'est mon train, putain. J'ai des enfants. Vous allez m'empêcher de le prendre?
Ils s'écartent.
— Allez-y.
Je monte.
Train.
Soleil. Le ciel est presque du même bleu que les toits en zinc. Cités ouvrières. J'essaie d'imaginer avant, avant les maisons, ou même avec les maisons des années trente, les rangés de maisons identiques. Il en reste quelques-unes.
La fin du monde (avec l'accent écossais): qui veut danser le rigodo, le rigodo, le rigodon?
Je suis heureuse de ne pas avoir abandonné dans les boeufs du soleil.
Les enfants sont gentils, ils prennent soin de moi. Ils m'appellent pour savoir où je suis, j'arrive à Villeneuve, en concluent que je ne suis plus loin: «On te prépare à manger aussi, alors». Jambon-pâtes, ça me fait rire (mais avec du pesto). Ma fille me surveille, me gronde parce que je me couche trop tard (je n'ai plus le courage de me coucher, ça m'ennuie, les gestes m'ennuient. Beaucoup de gestes m'ennuient (mais je ne lui explique pas cela)) et me réveille le matin. Je ne proteste pas, c'est étrange cette impression que quelqu'un assume la vie à ma place.
Aujourd'hui, matin - Voiture grise, celle qui est accidentée, car le pneu de la blanche m'inquiète. En arrivant en vue du quai, nous savons que quelque chose se passe mal. Les trains de 7h06 et 7h21, c'est-à-dire ceux qui vont dans le nord, sont supprimés. Cela signifie que les autres trains sont plus pleins, bien sûr, qu'on ne peut pas s'assoir, mais surtout que lorsqu'on a une correspondance aux Halles, il faut prendre la ligne A (ou 1 ou 14 en cas de problèmes…) entre gare de Lyon et les Halles. Un changement de plus dans ce chaos, un risque de plus de mise en satellite dans le grand n'importe quoi.