Motivons-nous pour retourner travailler

Ce mail, daté du 25 août, m'attendait:
Bonjour Alice,
j'espère que tu as passé de bonnes vacances.
C'est juste pour te dire de venir avec une petite laine lundi, parce que j'ai eu quelques problèmes avec la clim durant le mois d'août.
J'ai eu TRES froid, et j'ai fait venir les techniciens 5 fois dans le mois (ils me détestent).
Au mois de juillet, j'avais eu le même problème, avec les conséquences inverses : la climatisation ne marchait pas, il faisait TRES chaud. Cela m'était à peu près indifférent, mais le stagiaire qui partageait mon bureau paraissant suffoquer, j'avais fini par appeler un réparateur, beau, ce qui était inattendu mais plaisant. (J'avais d'ailleurs eu la satisfaction qu'il me fît du plat (je me suis crue dans une pub coca-cola): c'est très bon pour le moral.)

Mon problème est le suivant : que mettre pour avoir chaud? (car je ne doute pas qu'il fasse très froid, je connais les caprices de cette climatisation).

Retour

Rentrés à 4 heures du matin. Il fait 17° dans la maison. Allumé le chauffage.

Il manque une chatte (sur deux). En revanche, la chatte des voisins a élu domicile dans la maison, je n'ai pas encore réussi à la faire sortir.

Bonne surprise, la maison était à peu près en ordre quand nous sommes partis, ce qui est rare (cela est dû à une invitation que nous avions lancée et oubliée : la veille de notre départ, notre ami O. appelle et demande innocemment : «Faut-il que j'apporte quelque chose ce soir (ie, vin, dessert)?» Euh… pourquoi tu viens? Bref, panique à bord, ménage et rangement en deux heures de temps (c'est à peu près tout ce qui peut m'amener à faire attention aux contingences matérielles. Il y a belle lurette que j'ai décidé de les négliger).
Finalement, c'est bien.

A peine arrivée, j'ai ouvert Rannoch Moor que je n'avais pas emporté en vacances («Mais qu'est-ce que tu fais?») : en feuilletant l'anthologie poétique de Gide dans la Pléiade chez un ami, j'avais trouvé la phrase suivante de Corinne de Mme de Staël en exergue à un poème de Jules Laforgue (Complainte des débats mélancoliques et litéraires) : «On peut encore aimer, mais confier toute son âme est un bonheur qu'on ne retrouvera plus.» J'étais persuadée d'avoir lu cette phrase dans Rannoch Moor, mais où?1 2

Cherché dans les alentours de la page 142. Rien. Peut-être voir du côté du voyage en Écosse? (Je sais, tout cela ne fait que prouver que ce "repérage" des livres est illusoire : ce n'est jamais ce qu'on cherche qui s'y trouve. Je ne suis pas si naïve, je l'ai toujours su. Mais c'est aussi parce qu'on sait bien mieux ce qui s'y trouve qu'on est toujours en train de chercher autre chose. Ça n'a au fond pas grande importance, tout cela n'est jamais que prétexte et encore prétexte.)

Matin.
Bu un thé. Gratté la tête du chat. Constaté un peu désabusée que je reçois désormais des catalogues qui proposent des ceintures de maintien, des charentaises et des protections pour énurétiques. Musé un instant sur les services marketing de ces sociétés par correspondance. Ce ne doit pas être très amusant d'y travailler.

Détail : la seule carte postale dans le courrier est due à une erreur du facteur (erreur de ville). Je la reposterai demain.


Notes
1mise à jour le 06/05/2007 : cette phrase se trouve p.216 d'Été.
2mise à jour le 03/01/2008 : Corée l'absente, p.554.

JM

Lorsque j'ai eu JM au téléphone fin juillet (j'étais en train de boire une Guinness en catimini avant de reprendre le RER, histoire d'oublier la chaleur), nous sommes tombés d'accord sur un point : nous étions tout de même très nuls. Nous avions réussi à ne pas nous contacter, ni par mail, ni par téléphone, depuis janvier, depuis la traditionnelle présentation des v?ux des pontes de notre société, v?ux si arrosés que j'avais dormi chez JM plutôt qu'affronté la corvée du retour chez moi (et le lendemain, promenade tranquille jusqu'au bureau dans Paris hivernal qui s'éveille, dans les vêtements de la veille dans lesquels j'avais dormi).

J'ai vidé la batterie de mon téléphone avec JM et nous avons déjeuné ensemble le lendemain.
JM travaillait avec moi dans une petite filiale partagée entre deux grosses sociétés, l'une des sociétés en a racheté toutes les parts, nous sommes devenus salariés de l'autre, dans un service où nous avons été très malheureux, où il est encore très malheureux (j'ai changé de poste et de service au bout de deux ans, le temps de faire le deuil de notre filiale d'origine très aimée). JM, c'est le collègue avec qui j'allais boire une Guinness en terrasse dès qu'il faisait beau, en regardant et commentant les passant(e)s. Quand il a acheté sa moto il est devenu pénible, plus de Guinness : il fallait des cafés qui permissent de surveiller la bécane… heureusement, son inquiétude n'a duré qu'un temps. Je fume les mêmes cigarettes que lui, pour la bonne raison que lorsque j'ai commencé à fumer, c'est à lui que je taxais des cigarettes. Nous nous voyons peu désormais, étant sur des sites éloignés, et nous ne pensons pas à nous téléphoner, assurés que nous sommes de nous croiser à l'occasion.

Lorsque nous nous sommes revus en juillet, nous avons (naturellement, car que faire d'autre?) parlé du passé (de mes anciens collègues, donc de ses actuels collègues), du futur, nous avons médit, un peu bu, beaucoup ri. Il m'a fait de la peine, aussi. Il a constaté:
— Donc pour toi, tout va bien?
— Oui, touchons du bois, je ne sais pas combien de temps ça durera, mais pour l'instant ça va, ça n'a même jamais été aussi bien. Comme disait je ne sais plus qui, je ne sais pas ce que nous avons fait dans une vie précédente, mais nous avons dû être des chics types pour avoir autant de chance.
Il a ri (son rire est célèbre) et répondu :
— Je ne sais pas ce que j'ai fait dans une vie précédente, mais j'ai dû faire de sacrées crasses!
Je me suis moralement mordu la langue et promis de ne plus jamais utiliser cette phrase idiote, en sachant bien à quoi il faisait allusion: ses quarante ans passés, sa solitude affective et ses désillusions professionnelles. Toujours la même interrogation devant certaines personnes adorables: pourquoi sont-ce justement elles qui sont seules, et en souffrent?
Il partait en vacances en moto au mois d'août.

Hier, Céline m'a laissé un message : JM est à l'hôpital. "Le cœur ou la moto?", me demandé-je en l'appelant. (JM a une malformation cardiaque). Crise cardiaque, œdème pulmonaire, coma artificiel, loin de Paris parce que ça lui est arrivé en vacances et qu'il est intransportable.

Je déteste ce sentiment d'impuissance et d'absurdité, cet éternel pourquoi.

Vacances

Au fond, un triangle de mer bleue, légèrement à droite, le phare de l'île du Levant. Le moutonnement des arbres, l'étonnante variété de leurs verts, couleur et matière, disposés en taches rondes, arbousiers, chênes, pins parasols, argentés des oliviers et des mimosas, quelques toits de tuiles gris et beiges. Le ciel au-dessus de cela remplissant les deux tiers du tableau. Et puis la piscine entourée de lauriers-roses, et puis cette villa, et puis ce balcon où j'attends (vraiment sans impatience) que les autres se lèvent, et puis cet hôte…

Le plus merveilleux dans tout cela, c'est d'être là par pure amitié, sans avoir rien eu à demander, à réserver, à calculer.


La bataille du crépi

Le château de Jarcieu présente plusieurs caractéristiques intéressantes :

- il est si difficile à trouver que l'association qui le gère a mis une affichette à l'entrée : "Nous ne sommes pas responsables de la signalétique routière, si vous avez eu du mal à nous trouver, nous en sommes désolés."

- les deux derniers propriétaires, frères, "n'avaient pas les mêmes goûts", nous a indiqué pudiquement le guide : une ligne partage la façade au-dessus de la porte principale; à gauche la façade est crépie, à droite la pierre est apparente.
Le frère préférant le crépi vivait sur place, le frère préférant la pierre ne venait que pour les vacances.

- j'ai enfin vu la mythique tasse pour droitier. Dans le petit musée de la faïence attenant au château se trouve une tasse à chocolat pour moustachu : à environ un centimètre du bord à l'intérieur du récipient une plaque de porcelaine ferme un tiers de la tasse en ne laissant qu'un étroit passage pour le liquide à l'endroit où l'on pose les lèvres. Cette plaque empêche le liquide de toucher les moustaches. La position de la plaque par rapport à l'anse prévoit que la tasse soit tenue de la main droite.



- Exposition sur les éventails. Langage des éventails.
- Lieu où fut signé l'édit de Roussillon par Charles IX, fixant le début de l'année au 1er janvier pour toute la France.

Conseil de rédaction

Il y a quelques jours j'ai été émue par cette requête Google: "comment écrire une belle lettre d'amitié". Depuis, les requêtes de ce type ("écrire cartes de vacances", "quoi écrire sur une carte") se multiplient.

Je vais donc ajouter un conseil personnel aux conseils de Parlez mieux, écrivez mieux:

Si vous ne savez quoi écrire, choisissez un détail, une anecdote, survenus dans les les six ou douze dernières heures. Evitez absolument de vouloir résumer au dos d'une carte postale les six derniers mois à un ami à qui vous ne donnez jamais de nouvelles : aucun événement survenu dans les six derniers mois ne vous paraîtra assez important pour être raconté six mois après, et vous aurez l'impression de n'avoir rien à dire.
En revanche, le pastis du midi précédent fera un très bon sujet, une fois que vous aurez précisé où, quand, avec qui, en faisant quoi, vous l'avez bu.
Le curieux de ce conseil, c'est que de fil en aiguille vous vous retrouverez rapidement à en avoir trop à raconter, dans l'obligation d'écrire sur toute la carte postale, d'en commencer une deuxième, de courir acheter des enveloppes au Monoprix du coin...

(L'écriture entraîne l'écriture, ici vous aurez droit à une citation de Paul Valéry quand je serai rentrée chez moi, promis.)


ajout le 16 août 2007 (tout vient à point à qui sait attendre.)
Ricardou parle du «simple entrain d'un porte-plume»:

J'entre dans un bureau où quelque affaire m'appelle. Il faut écrire, et l'on me donne une plume, de l'encre, du papier qui se conviennent à merveille. J'écris avec facilité je ne sais quoi d'insignifiant. Mon écriture me plaît. Elle me laisse une envie d'ECRIRE. Je sors. Je vais. J'emporte une excitation à écrire qui se cherche quelque chose à écrire.

Paul Valéry, Tel Quel II, Littérature, cité page 65 de Pour une théorie du Nouveau roman, de Jean Ricardou


A voir

La photo du jour.

Nostalgie geekeste

En juillet, des fourmis se sont installées sous le toit. H. a vidé le grenier pour les déloger et ce faisant a redécouvert sous les combles ses ordinateurs NeXT, un cube, une "pizza", trois écrans. Il les a redescendus d'un étage.
Aujourd'hui, sous prétexte de faire du rangement, il a décidé de les rebrancher. Il a fallu retrouver les claviers, les souris, ouvrir les capots, passer les cartes électroniques à l'aspirateur pour les débarrasser des araignées et des cadavres de fourmis (bugs!).
La station, puis le cube, ont redémarré du premier coup. H. est heureux.

J'aime beaucoup ses articles. De temps en temps je vais les relire. Il me semble que celui qui voudrait comprendre dans quelle ambiance j'ai vécu entre vingt et trente ans, vingt et trente-cinq, peut-être vingt et quarante, n'aurait qu'à lire ça. Je ne suis pas informaticienne, je n'ai jamais programmé une seule ligne, mais j'étais là. Je me souviens des galères, des diagnostics incompréhensibles. J'attendais en silence, j'avais un livre ou j'allais jouer au tarot. J'avais appris à multiplier par trois ou par cinq tous les temps qu'on me donnait : "j'en ai pour une demi-heure" signifiait que j'avais deux heures devant moi, peut-être trois. Et les nuits, toutes les nuits blanches, sous prétexte que la communication avec les Etats-Unis marchait mieux la nuit… Un court récit de ce type me remplit de nostalgie :
Ce terminal était rapide : dix caractères par seconde. Je l'avais monté à onze, ce que l'ASR-33 supportait, même s'il faisait un drôle de bruit (mais impossible d'aller jusqu'à douze). Cette vitesse correspondait à une transmission de 110 bauds, ce qui est la raison pour laquelle tous les programmes de télécommunication du monde doivent encore supporter cette vitesse lamentablement lente : quelque pauvre hère pourrait encore avoir, quelque part, un télétype. L'ordinateur disposait de disques durs d'environ 20 mégaoctets. Les trois quarts de ces disques étaient interdits pour une raison purement politique l'administrateur essayait d'obtenir un disque plus gros, et tentait d'appuyer sa demande par des plaintes d'utilisateurs mécontents, plaintes qui, il l'espérait, se multiplieraient à cause de l'espace disque insuffisant et l'aideraient à faire aboutir sa demande. Ma mémoire de masse personnelle consistait en bandes de papier perforé. Elles offraient une inépuisable source d'amusement : à la fin de la journée, on ramassait les minuscules confettis dans le perforateur et on les jetait dans les cheveux de quelqu'un. Quoi qu'on fit, l'électricité statique les maintenait dans la chevelure jusqu'à la fin du semestre. Même aujourd'hui, j'ai de ces bandes de papier dans ma boîte à souvenirs, et les regarder me fait chaud au coeur. Ma femme Sandy veut que je les jette. Argh j'avais aussi acheté une bande magnétique (!) et avais demandé aux opérateurs système d'enregistrer mes fichiers dessus. Ce qui avait probablement occupé deux mètres sur les 800 de la bande, mais quelle sensation !
Ce que je préfère, c'est cet éditorial, qui théorise un certain nombre de mes observations, y compris hors du monde de l'informatique :
Deuxieme Loi De Small (dite "Loi du chaos grandissant") :
"Dans un ensemble de données informatiques, le désordre va toujours en augmentant. Toute tentative de réparation ne fait qu'augmenter encore le désordre."

Je vous donne des conseils, je vous dis que ma Seconde loi est intuitivement évidente, que je l'ai toujours su… En fait, en un instant d'égarement et de naïveté, j'ai tenté de la violer, avec le brillant succès qu'on imagine. Que je vous raconte.

Il y a quelque temps, j'ai décidé que les différentes versions de la vingtaine de fichiers de Spectre 3. 1 commençaient à devenir ingérables. L'horodatage des fichiers par l'horloge interne du ST ne marche pas très bien pour moi (pour une raison que j'ai mis un bon bout de temps à découvrir). Et souvent, il me fallait aller compulser les différentes versions d'un fichier pour savoir laquelle était la bonne, la dernière! J'ai alors décidé, bêtement, sans réfléchir, de créer le disque dur parfait bien propre. J'ai donc pris un disque neuf mais déjà rôdé, qui avait assez tourné pour avoir dépassé le stade de la mortalité infantile. Et j'ai commencé à mettre chaque fichier à l'endroit approprié, accompagné de commentaires et de documentations. J'ai créé des dossiers, un par version de Spectre: "1.51", "1 .75","1.9F","2. 3K", "2.65", "2.65C", "3. O", "3.1Dev", plus toutes les versions intermédiaires que seuls ont vues les bétatesteurs. (Chaque saut de numéro de version constitue autant de sueur et de larmes passées en test et en débogage).

Pendant des jours et des jours, j'ai fouillé dans mes disquettes et mes cartouches Syquest. J'ai exhumé de vieilles versions, les ai vérifiées, copiées dans les bons dossiers. Un boulot fastidieux et rébarbatif où j'ai dépensé beaucoup d'énergie et de Pepsi.

Dans chaque dossier, j'ai tout vérifié en assemblant les fichiers et en recréant la version correspondante de Spectre, que j'ai ensuite comparée aux disques de productions, dont Sandy a été assez maligne pour garder un exemplaire pour chaque version, en me menaçant des pires châtiments si je ne les lui rendais pas promptement. Et chaque dossier a ensuite reçu un fichier de documentation.

Etais-je sot : j'ai même poussé le vice jusqu'à inclure sur ce disque les 19 versions bêta de Spectre 3. O. Puisque j'étais en train de faire LE disque parfait, autant les y mettre, n'est-ce pas ? Après tout, certaines applications Apple avaient montré une fâcheuse propension à tourner sur une version bêta mais pas sur la suivante (comme Pagemaker qui s'était mis à planter sur l'avant-dernière version bêta de Spectre 3. 0 ? un mauvais souvenir, il nous a fallu supprimer ce bogue en un temps record).

J'ai aussi récupéré ici et là des fichiers divers, comme des docs sur le clavier du Macintosh et les codes qu'il émettait. Comme les autres, il aboutirent dans des dossiers soigneusement documentés. Inutile de dire que tout cela a pris un grand nombre de mégaoctets.

Pour être sûr d'éviter les corruptions spontanées de fichiers, j'ai passé les fichiers à l'utitaire ARC. ARC compresse les fichiers, mais surtout, il calcule un CRC (Cyclic Reduncant Check, somme de contrôle redondant cyclique) pour chaque fichier. Il s'agit d'une sorte de signature du fichier, obtenue en calculant un polynôme avec chaque octet du fichier. Modifier un simple bit ou intervertir deux octet modifie le CRC, et il est presque impossible de modifier accidentellement le fichier en conservant le même CRC. J'ai donc fait une liste de tous les fichiers avec leur CRC. En cas de doute sur l'intégrité d'un fichier, je pouvais recalculer son CRC et voir s'il correspondait à celui de la liste.

Enfin, j'ai relancé un programme qui recalculait le CRC pour chacun des 1500 fichiers et le revérifiait par rapport à la liste. J'ai imprimé les fichiers de documentation pour en conserver une version sur papier.

Poussant un soupir satisfait, je me suis étiré, empli de la béatitude du devoir accompli. Je savais où se trouvait chaque fichier à cette seconde précise, et était certain de son intégrité. Il ne restait plus qu'à faire une sauvegarde de ce petit bijou d'ordre et de rigueur, qu'il m'avait fallu un bon mois pour fignoler… >En organisant ainsi tant de données, j'avais naturellement rempli mon barrage à ras bord, créant une situation d'entropie minimale et d'organisation maximale. J'avais défié les lois du chaos et violé la seconde loi de la thermodynamique appliquée à l'informatique. J'avais construit un château de cartes de vingt mètres de haut.

L'univers n'attendait que l'occasion de m'apprendre à vivre. Notez bien qu'avec l'astuce des CRC, le coup classique de la corruption sournoise des fichiers devenait impossible, car j'aurais pu le détecter. Il ne restait plus qu'une possibilité.

Comme vous le savez si vous avez lu mon article précédent, les lois de l'univers qui le vouent au chaos se mirent en oeuvre par l'intermédiaire de la mécanique quantique, et engendrèrent un continuum spatio-temporel dans lequel était inscrit mon tragique destin. Le destin en question consistant bien sûr à recevoir le fameux château de cartes sur la tête afin de niveler cet arrogant delta de haute organisation.

Innocemment, j'ai éteint le système pour y connecter un lecteur de bande magnétique. J'ai mis le lecteur et j'ai rallumé.

Le disque dur n'a pas réagi à l'allumage.

Mes cheveux se sont dressés sur ma tête et j'ai été pris de sueurs froides.

Pendant une semaine, j'ai tout essayé pour ressusciter ce disque. J'ai remplacé son circuit imprimé interne, son alimentation, je l'ai fait tourner à la main, je l'ai secoué pour décoller les têtes, enfin tout. En vain. Il était mort. Et je n'avais pas de sauvegarde. C'était la seule possibilité, elle s'était réalisée. Le delta avait été nivelé d'un coup. Paf.

Meuh non, dites-vous, j'ai malencontreusement envoyé une décharge d'électricité statique a ce pauvre disque, ou alors c'est le câble SCSI qui n'était pas bon, ou encore l'alimentation qui a claqué a l'allumage et a bousillé le disque… Ben voyons. Non, désolé, ça ne prend plus, les coïncidences, j'en ai trop vues. C'étaient les lois inexorables de l'univers qui venaient de frapper.

Depuis lors, j'ai pris l'habitude de ne jamais faire d'effort pour organiser mon disque dur. Oh, certes, je sais plus ou moins où sont mes fichiers, mais je me garde bien de trop augmenter mon niveau d'organisation, et d'attirer l'attention des implacables gardiens des lois de l'entropie. En outre, je laisse toujours une partition a l'état de chaos complet sur mon disque. Ce sacrifice aux dieux du désordre m'a jusqu'à présent évité leurs foudres.

Je sais, je sais, ça a l'air idiot. Mais en tout cas, ça marche. Mon taux de pannes de disques est a son niveau historique le plus bas. Un de mes lecteurs, un Syquest souffrant d'un problème de moteur de rotation, a même eu l'extrême obligeance d'avoir une embellie finale et de se remettre à fonctionner, ce qui m'a permis d'y récupérer des mégaoctets de données prises sur des serveurs télématiques, au prix d'innombrables heures de téléchargement. Le Syquest a ensuite définitivement rendu l'âme, cinq minutes après que j'y ai récupéré le dernier fichier. De quoi se poser des questions, non ?
J'adore cette histoire. D'abord elle est vraie, vérifiée, avérée. Je ne lui connais pas de contre-exemple, même hors informatique : le moment où l'on se dit : "C'est parfait" est toujours le moment où il vous arrive une tuile, le moment où l'on a enfin l'impression de maîtriser sa vie est toujours celui où elle vous échappe.
«je me garde […] d'attirer l'attention des implacables gardiens des lois de l'entropie. En outre, je laisse toujours une partition a l'état de chaos complet sur mon disque. Ce sacrifice aux dieux du désordre m'a jusqu'à présent évité leurs foudres.»
Il y a quelque chose de grec dans tout cela. Eviter d'attirer l'attention des dieux, règle de base. Personne ne se méfie autant que moi de l'ubris.
Et puis cela fait une excuse en béton pour que la maison ne soit jamais parfaitement en ordre.

Résister en poésie

Madame Squ*n*bol, ma professeur de français de première, était très maigre. Elle devait avoir une quarantaine d'années, était toujours entre deux dépressions causées par la trop grande désinvolture de ses élèves envers la littérature. Elle s'habillait de couleurs vives, de vêtements "chics", et ma mère ne manquait jamais, lorsque nous nous promenions en ville, de me faire remarquer lorsque nous passions devant certaine boutique : «C'est ici que s'habille Madame Squ*n*bol».

Son livre préféré était L'Oiseau bariolé, de Jerzy Kosinski, et j'ai pensé à elle lorsque j'ai appris le suicide de Kosinski un jour de mai, bien plus tard.

Je lui dois en particulier la découverte de Jules Laforgue.

Elle reste avant tout pour moi l'adolescente de quinze ans qui a eu l'idée, pour protester contre la nourriture infecte du réfectoire, de se lever au milieu d'un repas et de réciter Une charogne.
Elle a été renvoyée trois jours.
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses.
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

Charles Baudelaire

A chaque jour suffit sa peine

Lors de mon premier emploi, j'ai travaillé avec une jeune femme dont le mari était boulanger. Elle ne parvenait pas à être enceinte et se désolait. Le médecin avait diagnostiqué un manque de vélocité des spermatozoïdes dû à la température trop élevée des fours à pain. Elle nous avait confié en rougissant un peu que le médecin leur avait recommandé de "noicir le calendrier" (conseil de bon sens bien souvent oublié dans les cas de stérilité relative, conseil qui dans le cas de cette jeune femme a porté assez vite ses fruits).

En regardant le calendrier de ce blog en ce début de mois, mois d'août, mois creux, un peu vide et déserté, je me dis que me voilà à bleuir le calendrier.
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