Petit déjeuner. Nous restons mystérieux, nous ne disons rien ni de la veille, ni de la journée, juste au moment de partir:
— Nous ne pouvons pas tarder, nous avons un rendez-vous.
— Ah, vous avez un rendez-vous… (Il ne s'agit que de la messe, nous sommes méchants.)

Nous prenons la route. Je dors.

Malagar, la terrasse, la charmille, je contemple un paysage très peu abîmé (certes il y a des bâtiments neufs ou modernes, mais aucun d'un blanc éclatant, pas de route, pas de poteau électrique remarquable1). Je cueille une figue.
Verdelais, apparemment célèbre par son pélerinage, que je ne connais pas. Eglise baroque roccoco, surchargée. Un père marianiste, Roger Geysse, fête ses soixante-dix ans de sacerdoce. Il a prononcé ses premiers voeux en 1940 en Belgique et évoque la fuite des séminaristes devant les Allemands. L'épopée prend des allures de miracle.

Retour à Malagar. Selon le précepte de Patrick «Quand tu hésites à acheter un livre, achète-le» (je pourrais peut-être le faire graver sur ma tombe pour les passants), je cède à la tentation et prend la thèse de Natalie Mauriac-Dyers, Proust inachevé. Et trois bouteilles du domaine.

Nous reprenons la route. Jean Allemand revient sur la structure du Temps immobile. Il a établi un relevé des entrées quotidiennes du journal collées et montées dans le Temps immobile, qui est un journal reconstitué en jeu de miroirs, bouleversant l'ordre chronologique, par fragments réfléchissants rapprochant les mois et les années. J. Allemand a établi un index qui permet de savoir si et où et comment (partiellement ou intégralement) telle entrée du journal quotidien a été utilisée, index que Patrick met progressivement en ligne.

Ce qui n'a pas été repris est essentiellement d'ordre sentimental, et quoi qu'il en soit, Claude Mauriac est toujours resté très discret, même dans son journal quotidien. Ce qu'a surtout coupé Claude Mauriac, ce sont ses notations malveillantes (je ne peux croire qu'il y en avait beaucoup. La lecture du début du Temps immobile montre un homme si peu prompt à juger, à condamner... (voir les passages sur la prison des femmes après la Libération (p.163 dans l'édition Grasset), ou sur cette femme veuve d'un homme fusillé pour collaboration (p.297), ou encore sa condamnation de la méchanceté de Gide lisant sa préface à Armance devant un impuissant notoire (p.295))).

Vers déclamés, Hugo, Claudel, Péguy, Mallarmé...
Je colle des bribes, mais elles n'ont pas été prononcées dans cet ordre.
— Il faut retrouver le premier vers et ensuite tout vient... Je connaissais toute la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres. Hugo c'est facile, ce sont des procédés réthoriques... Ce qui est difficile avec Péguy, c'est que cela change à peine, c'est cela qui est difficile. Quand j'étais à l'hôpital après mon opération j'occupais mes après-midis à reconstituer les poèmes que j'avais appris.

— Ce toit tranquille, où marchent des colombes, / Entre les pins palpite, entre les tombes; / Midi le juste y compose de feux (et je pense à une erreur que je fis autrefois en copiant du RC)... Les mots se cherchent, tremblants, hésitent, parfois coulent librement: Ouvrages purs d'une éternelle cause. Il faut dire "Ouvrages | purs d'une éternelle cause"; "Ouvrages purs | d'une éternelle cause", ça ne voudrait rien dire... Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée! / M'as-tu percé de cette flèche ailée / Qui vibre, vole, et qui ne vole pas! / Le son m'enfante et la flèche me tue! / Ah! le soleil . . . / Quelle ombre de tortue / Pour l'âme, Achille immobile à grands pas! (Oserai-je avouer que je connaissais ces vers sans en connaître la source?) Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre! / L'air immense ouvre et referme mon livre, / La vague en poudre ose jaillir des rocs! / Envolez-vous, pages tout éblouies! / Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies / Ce toit tranquille où picoraient des focs!
Jean se tourne vers moi et précise: "Foc, f-o-c, pas p-h", et j'ai envie de rire.

— Les trois dernières semaines de mon service militaire j'ai lu La Recherche et j'essayais d'apprendre les poèmes de Mallarmé... A la fin je n'étais pas bien vaillant, je devais peser cinquante-trois kilos.

— La Vendée aurait dû s'appelait les deux-Lays comme il y a les deux-Sèvres, mais les députés du lieu étaient très laids et l'on a craint qu'ils y voient une allusion, alors le département a pris le nom de Vendée, ce qui crée une confusion avec la Vendée historique, celle de la révolte royaliste. Mais je ne crois pas qu'il ait jamais existé de région de ce nom, c'était le Poitou, la Marche.

Que choisir pour sa vieillesse, où s'établir, région de France et mode de vie. Question sans réponse. J'entends cette remarque qui m'enchante par sa spontanéité: «Ma mère était très heureuse en maison de retraite. Elle disait: "Moi qui ai servi les autres toute ma vie, maintenant on me sert!"»
Je n'y aurais jamais pensé.

Je dors.

Nantes, un café, une caisse de livres, je feuillette religieusement la transcription du cahier 54 de Proust.
Retour, il y a énormément de monde sur l'autoroute, la conversation prend un tour plus familial. Qu'est-ce qu'une vie, que faire, jusqu'où pouvons-nous ou devons-nous intervenir dans la formation (au sens large) et dans la vie de nos enfants?
Chartres, une dernière cigarette, je reprends la route, rock métal sur France-Musique, un dimanche soir ah bon, mais ce n'est pas désagréable. Dommage, beaucoup trop de noms, je confonds tout inévitablement, à la fin d'un morceau je ne sais plus si le présentateur parle du chanteur précédent ou du suivant.
Note mentale concernant un livre écrit par un rockeur («Pour ceux qui savent l'anglais, très intéressant, très fin, très drôle, ça nous change des habituels livres des rockeurs d'un ennui infini» se lâche le présentateur): Things the Grandchildren Should Know de Mark Oliver Everett.

Je me perds dans Tigery.
Je suis rentrée.



1 : Note à Demeures de l'esprit France Sud-Ouest.